Il regarde sa liste de courses. Il est persuadé d’avoir oublié un truc super important, mais il n’arrive pas à savoir quoi. En même temps, il n’aurait pas ce problème s’il n’espaçait pas autant ses courses dans le temps, avec des listes de six kilomètres et qu’il triait par ordre d’importance. D’autant plus pour des jours comme celui-ci—c’est l’anniversaire de sa fille bon sang ! Lui qui est toujours organisé, méticuleux quelle que soit la situation… Hisao se demande bien quel court-circuit a bien pu lui faire s’imaginer ne serait-ce qu’une seule seconde que ce serait une bonne idée de faire les courses juste avant le repas d’anniversaire de Kana.

Et s’il n’avait pas oublié ce fichu stylo ! Il ne buterait pas depuis cinq minutes à tourner en rond en cherchant ce petit truc qu’il a l’impression d’avoir oublié. Est-ce qu’il a oublié quelque-chose, au moins ? Il n’en est même pas sûr. Et il commence sérieusement à se demander depuis combien de temps est-ce qu’il traîne, parce qu’au fil des rayons parcourus… le magasin se vide. Au début, il trouve la chose étrange—mais pas suffisamment pour se poser de vraies questions, et il continue ses recherches, il continue d’écumer les produits en se disant naïvement que lorsque ses yeux se poseront sur son Graal, ils le reconnaîtront.

Une bouteille en verre éclate derrière lui. Il entend le bruit strident et dispersé du verre qui rencontre le carrelage du supermarché. Pourtant quand il se retourne, rien. Pas de liquide répandu au sol, pas de débris tranchants éparpillés sur le blanc plus si blanc du sol. Sa main essaye de se poser à nouveau sur son caddie, et elle n’attrape que le vide. Il a disparu. C’est cette réalisation qui fait basculer toute la réalité autour de lui. Les néons se mettent soudainement à clignoter et l’adrénaline prend le dessus. Il déambule à travers le labyrinthe que cet endroit est devenu—

« Hey ! »

Une autre personne. Il essaye de rester rationnel et marche vers cette dernière. Peut-être qu’elle lui dira ce qu’il se passe.

Lorsqu’il voit cet inconnu se retourner pour marcher vers lui, visiblement tout aussi perdu, Hisao accélère le pas aussi. Plus il s’approche, plus Hisao semble discerner la même incompréhension qui trône sur ses traits depuis que tout… ça a commencé. Il entrouvre les lèvres pour dire quelque-chose—mais rien n’a le temps de sortir parce qu’une voix le fait sursauter. Une voix qui leur demande de trouver la lumière. Si c’est une métaphore… Hisao ne la comprend pas immédiatement. Son regard revient à son interlocuteur, qui lui tend désormais son téléphone. Les sourcils haussés, il lui faut un instant pour comprendre ce qu’il est supposé faire de ce dernier—avant qu’il ne s’autorise à lire ce qui se trouve sur l’écran. La première chose qui traverse son esprit est un sentiment de culpabilité. Celle de n’avoir jamais appris à signer auparavant.

« Je… je ne sais pas. »

Il lève la tête, regarde partout autour de lui… le plafond est littéralement couvert de néons. Qu’importe de quelle lumière cette voix parle-t-elle, Hisao ne saisit la subtilité qu’il y a derrière. Après un énième soupir paniqué et une main passée sur ses tempes, il reporte son attention sur son interlocuteur.

« Nous n’avons qu’à essayer de marcher. Peut-être que nous trouverons quelque-chose de parlant plus loin. Et ce sera sûrement plus simple à deux… »

Il se sent un peu stupide car ce n’est pas une solution, mais ce n’est pas comme s’ils avaient réellement le choix.

Et tandis qu’ils foulent ensemble le sol des rayons les uns après les autres… un objet tombé au sol attire l’attention d’Hisao. Lorsqu’il le ramasse—il se rend compte qu’il s’agit de l’épingle à cheveux de sa fille. Sa préférée et l’un des nombreux bijoux qu’elle a fabriqués elle-même. La panique accélère les battements de son cœur à l’idée que Kana soit coincée ici avec lui. Et puis il remarque que… ce n’est pas exactement son épingle à cheveux. Elle est… différente.

« Tu reconnais cet objet ? » Lui demande-t-il, comme pour vérifier que ce n’est pas son cerveau qui a inventé cet individu avec lui.

Au fil des explications du jeune homme, Hisao commence doucement à comprendre. L’objet qu’il a entre les mains n’est ni l’épingle à cheveux de Kana, ni celle de la mère de cet inconnu. C’est… un savant mélange des deux. Il sent son cœur rater un battement alors que les questions se succèdent dans sa tête. Qu’a-t-il fait pour en arriver là ? Qu’est-ce que… l’univers essaye de lui dire ? Il ne comprend pas, il n’a jamais été un fervent partisan de la subtilité pour ainsi dire alors tout ceci lui apparait si flou…

« Oui. C’est une réplique de l’épingle à cheveux de ma fille aussi, sauf qu’elle a… quelques différences avec l’originale. »

C’est à cet instant qu’ils le remarquent, en même temps. L’inconnu se munit de son téléphone pour lui taper une nouvelle réplique, qui vient confirmer ses soupçons : lui aussi l’a vu. Les néons au-dessus de ce rayon ne clignotent plus. Et en réponse à sa question, Hisao hoche la tête, incertain.

« Peut-être que nous devrions… chercher d’autres objets comme celui-là ? Je ne comprends pas tout à fait ce que cela peut bien vouloir dire mais c’est en le ramassant que l’ambiance a changé… »

Alors leurs recherches continuent. À l’affut d’articles tombés de leurs rayons, ils marchent et écument les allées les unes après les autres. Hisao passe une main nerveuse et embarrassée dans sa nuque, ne sachant pas s’il devrait engager la conversation ou non. Alors il décide simplement d’être honnête.

« Vous pouvez m’appeler Hisao. Et vous… vous êtes ? » Il hésite un instant. « J’ai toujours l’impression d’être dans un mauvais rêve mais… sait-on jamais. »

Au bout de quelques minutes seulement, ils trouvent enfin une allée dont les néons sont pleinement allumés. Sont-ils sur la bonne voie ? Il ne le sait pas vraiment, il ne fait que suivre les indices qui lui sont laissés. Peu convaincants, peu apparents, à la façon d’un labyrinthe impitoyable qui ne demanderait pas seulement de suivre le côté droit.

Ils cherchent. Ils cherchent sans s’arrêter dans les rayons illuminés par les quelques néons qui ne clignotent pas mais ce n’est pas comme tout à l’heure. Cette fois-ci, pas d’objet au sol qui traine pour leur donner d’indice. Ils doivent se débrouiller, chercher parmi tous les produits leur semble interminable et Hisao ne sait, à vrai dire, même pas quoi chercher. Arya—qui a fini par se présenter à lui en lui donnant des explications qu’il ne comprenait pas—lui a dit qu’il s’agirait peut-être de quelque-chose de précieux qui les rassemblerait… à la manière de l’épingle à cheveux.

Jusqu’à ce que quelque-chose ne tombe d’un livre qu’Arya tire dans l’un des rayon. Il ne voit pas tout de suite, trop préoccupé par le petit bracelet—mais Hisao entend le son d’une bague rouler jusqu’à son pied. Avant même de ramasser cette dernière, il comprend. Il comprend en voyant le jeune homme serrer le bijou contre lui avec l’amour naissant sur le visage.

Hisao, lui, ramasse la bague avec le visage ternis d’une douleur muette. Il sait ce qu’elle est, il la reconnait. Il se souvient de ce qu’il a ressenti quand Minami a secoué la tête alors qu’il était à genoux devant elle, la boîte ouverte sur une belle vie de famille pour eux trois. Mais qu’elle avait d’autres plans. Qui impliquaient que ni lui, ni Kana ne feraient partie de sa vie.

Il la serre dans son poing en lisant d’un yeux distrait les mots sur le téléphone du jeune homme.

« Vous… avez sûrement raison, » lui dit-il en retrouvant un semblant de sourire, pour donner le change.

La mine pensive, il ferme les yeux pour réfléchir à cette foutue liste. Qu’a-t-il oublié ? Le sucre, le chocolat, tout ce qu’il faut pour que son compagnon fasse un gâteau à sa fille, le papier cadeau, les—

Les bougies. C’est ça, qu’il a oublié.

« Des bougies ! C’est tout ce qu’il manquait à ma liste… »

Il regarde les derniers néons lumineux, un peu plus loin. Et il espère.

Oh, s’il y a bien quelqu’un à qui Hisao tient, c’est sa fille. Il aime son frère. Il aime Ashton. Il aime ses amis. Mais sa fille… sa fille fait partie de lui. Elle est une lumière, un rayon de soleil qui brave toutes les tempêtes au monde. Dire qu’il l’aime serait un euphémisme—il en serait presque à trouver ce mot trop passif pour exprimer tout ce que Kana représente pour lui.

La suite de la phrase le laisse désolé de ne pas avoir réussi à donner le change. Arya a probablement deviné—après tout, Hisao n’a jamais été bon à cacher ses émotions. Elles apparaissent comme évidentes sur son visage et ses traits qui se rident soudainement pour leur donner vie. Minami est un fragment de son passé qu’il ne veut pas effacer, une douleur perpétuelle qu’il considère essentielle et dont il ne souhaite pas se séparer.

Il secoue doucement la tête pour chasser ces pensées.

Des bougies, donc. Ils ne tardent pas à trouver le rayon de ces dernières. Et visiblement, Arya est aussi en quête de ces dernières. Lorsqu’ils arrivent dans l’allée en question, lui se dirige vers les bougies parfumées tandis qu’Hisao reporte son attention sur les bougies d’anniversaire. Dix-sept ans. Il a l’impression d’avoir cligné des yeux—et que le bébé qu’il portait dans ses bras est déjà bientôt une femme. Magnifique, époustouflante, intelligente, drôle, et il manquerait d’adjectifs pour continuer.

« J’ai trouvé. Je… suppose que vous aussi, » sa main s’approche des bougies. « J’imagine que vous aussi. On devrait bientôt pouvoir sortir de— » puis les touche.

Le monde se coupe. Brutalement. Comme dans un souffle. Du silence absolu naît le vacarme d’un supermarché le samedi après-midi. Là où une seconde plus tôt il n’y avait qu’Arya et la semi-obscurité pour lui répondre se tiennent désormais des familles qui passent, font leur choix, demi-tour, répondent au téléphone, s’arrêtent. Tout est revenu comme s’il avait eu une absence. Comme si une chaîne avait changé.

« Arya ? »

Arya n’est plus là. Mais les bougies, elles, le sont.