Lacaion n’était pas très heureux de servir de coursier à son père, mais il ne voulait pas gâcher les efforts de ses sœurs pour améliorer leurs relations encore tendues. Le nouvel équipement de réalité augmentée fabriqué par l’entreprise familiale promettait de révolutionner beaucoup de choses, mais il était évidemment destiné aux militaires…

Tandis qu’il noyait sa frustration à grands renforts de bon whisky et du rire contagieux de son vieil ami, il écoutait attentivement les paroles d’Alec, persuadé qu’il avait raison. S’ils pouvaient revendre ça à une institution médicale par exemple, non seulement ils toucheraient un joli bonus, mais en plus, l’utilisation de cette technologie serait infiniment plus saine.

Ce n’est que le lendemain matin, avec un mal de tête de tous les diables, que Lacaion commença à paniquer. Comment a-t-il pu croire une seule seconde que cacher ces objets inestimables dans la rue serait une bonne idée ?

Il se dépêcha de retourner auprès dudit caniveau après avoir mis une paire de lunettes de soleil, et le trouva vide. Son estomac se tordit de peur et il courra jusqu’à l’appartement d’Alec. Il tambourina brièvement avant de prendre la clé cachée derrière une brique descellée et d’ouvrir lui-même la porte.

"Alec ! Lève-toi, c’est urgent ! Ils ont disparu… Les lunettes qu’on a planquées ont disparu !"

Il secoua le soldat afin de le tirer de sa torpeur, et le questionna une fois celui-ci pleinement conscient.

"Quelqu’un a dû nous voir ou nous entendre hier, tu ne te rappelles de rien ?"

Fouillant sa propre mémoire déficiente et remplie de trous, l’allemand fronça les sourcils en réfléchissant au ralenti. Il ne soupçonna pas un seul instant son compère en qui il avait toute confiance après autant de temps passé ensembles. Non, ce devait plutôt être un autre client du bar, ou bien un passant qui les aurait vus… Il était pourtant à peu près sûr d’avoir vérifié les alentours avant de déposer la mallette à l’abri des regards indiscrets, derrière une benne.

Présentation:

Lacaion sentit son cœur tomber comme une pierre dans le fond de son estomac en voyant la vidéo que lui tendait Alec. Il regarda rapidement sa montre : dix minutes pour atteindre le ministère de la Santé, c’était encore jouable s’ils se dépêchaient. Il sortit en courant, suivi par son camarade, tandis que des pensées contradictoires se bousculaient dans sa tête.

Certes, son désir d’offrir cette technologie au monde médical semblait sur le point de s’accomplir. Mais à quel prix ? Au-delà de la colère de son paternel, ce produit n’était pas encore à mettre entre toutes les mains et n’avait jamais été testé auparavant. Sans parler du fait qu’ils ne gagneraient rien de cette histoire, hormis des ennuis. Leur course effrénée les fit ignorer plusieurs feux rouges, énerva de nombreuses personnes, déclencha les aboiements de trois ou quatre chiens et provoqua indirectement la chute d’un livreur à vélo lorsque l’un des canidés lui coupa la route, étalant de la pizza sur plusieurs mètres dans un carnage culinaire sans nom.

Ils arrivèrent tant bien que mal au pied du grand bâtiment devant lequel se pressait déjà deux douzaines de badauds.

"Il va falloir contourner cet attroupement, en espérant tomber sur quelqu’un d’assez compréhensif pour nous laisser l’embobiner, et vite. L’appareil n’a pas encore été testé en situation réelle, ça risque de dégénérer…" dit-il à bout de souffle.

Son téléphone sonna, le nom de la personne qu’il craignait le plus au monde s’affichant sur l’écran. Il lutta pour ignorer les vibrations émanant de sa poche qui semblaient le transpercer jusqu’au plus profond de son être. Il aurait des comptes à rendre à son père après tout ça, si tant est qu’il y ait un après pour eux.

"Fais gaffe, il est encore en train de baver partout…"

Pointant du doigt l’octogénaire qui regardait béatement la pièce avec ses lunettes de réalité augmentée dernier cri, Lacaion tendit une serviette à son comparse avant de reprendre la fourchette de spaghettis qu’il leva pour l’amener à la vieille retraitée qui l’admirait à travers ses verres spéciaux.

"J’ai toujours rêvé de dîner avec Al Pacino !" dit-elle ravie d'une voix chevrotante.

"Oui oui, moi aussi madame Laurent. Et il est midi, mais ce n’est pas grave…"

Ils s’en étaient bien sortis au vu des derniers événements : le matériel était désormais utilisé de façon globale dans le domaine médical, pour son plus grand bonheur. Ce que voyait chaque patient était réglé sur demande via l’ordinateur à côté d’eux, nécessaire pour envoyer la nouvelle exigence programmée directement dans leur appareil.

Posant l’assiette vide sur le côté, Lacaion s’attela à rentrer le plus grand rêve de madame Laurent depuis ces deux dernières minutes - à savoir, boire un cocktail sur un yacht avec un James Bond - dans l’unité centrale à sa gauche, mais un appel de son père lui fit tourner la tête et cliquer à côté.

Il n’eut pas le loisir d’écouter un énième discours moralisateur de son géniteur, car un cri strident lui vrilla les tympans. Apparemment, boire un cocktail sur un yacht avec un zombie n’était pas tout à fait le rêve idéal de cette brave madame Laurent, preuve en était son rythme cardiaque affiché sur le moniteur près du lit.

Tandis que les infirmières se précipitaient pour aider cette pauvre femme, Lacaion recula en s’excusant et percuta la table de chevet derrière lui. Le jus d’orange ne fit pas bon ménage avec l’électronique, et le vieil homme baveux qui admirait les Bahamas se mit soudain à hurler.

"Un dragon !"

Heureusement plus fasciné qu’effrayé, il sauta du lit avec une agilité déconcertante et fila dans le couloir en levant les yeux au plafond, bousculant plusieurs de ses colocataires dans sa chasse fantasmagorique.

Penaud, Lacaion tourna un regard désespéré vers Alec. Cette technologie comportait bel et bien des risques, dont le plus gros était actuellement son humble personne.

"Suis-moi, il faut qu’on le rattrape avant qu’il ne se fasse mal ou ne blesse quelqu’un !"

Maudissant mentalement sa maladresse, il partit à la suite du chasseur draconique improvisé en espérant éviter une catastrophe encore pire que la précédente.

Le physique n’était pas le point fort de Lacaion, et le seau de la serpillière qu’il venait de confondre avec une chaussure en était une nouvelle preuve indéniable. La jambe droite trempée jusqu’au genou et de nouveaux noms d’oiseaux plein la tête grâce au langage fleuri du concierge, il reprit sa course pour prendre le fugitif en tenaille.

Il se demanda pourquoi il courait, sachant que son ami ayant suivi un entraînement spartiate et en bonne condition physique n’aurait aucun mal à rattraper un homme âgé de 84 ans pesant moitié moins lourd que lui. D’ailleurs, son téléphone sonna à ce moment précis et il s’arrêta pour répondre.

"Ça y est, tu l’as eu ?"

La réponse ne fut pas celle attendue, et Lacaion passa l’angle du couloir pour voir le chevalier improvisé et dangereusement armé ne laisser derrière lui que cendres et désolation. Il remarqua trop tard que le fuyard prenait la direction de l’ascenseur, et asséna un coup-de-poing rageur sur la porte métallique alors qu’elle se fermait devant lui. Il entendit un “Téléportation !” assourdi depuis l’intérieur de la cabine et se tourna, désolé, vers Alec qui venait de le rejoindre.

Le fait qu’un vieillard ait réussi à semer un militaire et s’échapper seul d’ici était une preuve irréfutable que l’esprit pouvait avoir un effet puissant sur le corps. Il eut soudain une idée en ayant cette pensée.

"Si je peux accéder au serveur, je pourrai couper toutes les lunettes en même temps. Cela devrait le faire s’arrêter suffisamment longtemps pour que tu le rattrapes !"

Il souhaita bonne chance au blondinet bagarreur et fila à l’étage supérieur. Il ouvrit la salle réservée au personnel grâce à sa clé de service et s’installa devant le clavier. Il pria pour que l’arrêt de ces illusions au réalisme parfait suffise à stopper l’échappé qui courait encore. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas fait ce genre de choses, et l’excitation le fit sourire tandis qu’il craquait ses jointures, prêt à sauver des vies.

Lacaion pianota les dernières instructions pour arrêter tous les appareils simultanément et appuya victorieusement sur la touche Entrée. Ce geste était censé marquer la fin de cette journée épouvantable, mais l’eau qu’il avait renversé tout à l’heure en avait décidé autrement. Le liquide s’était sournoisement approché d’autres appareils électriques, et le technicien cru bon de tout débrancher d’un coup, les appareils encore allumés. La légère surcharge imprévue, totalement inoffensive en temps normal, se produisit à l’exact moment où le signal d’arrêt des appareils fut lancé, le modifiant radicalement.

Tous les patients des hôpitaux équipés de ces lunettes à travers tout le pays reçurent le signal en même temps, plongeant leurs hôtes dans des visions toutes plus invraisemblables les unes que les autres. La panique et le chaos qui suivirent se propagèrent hors des bâtiments tandis que plusieurs personnes âgées se précipitèrent dans les rues. Des accidents de circulation se produisirent, certains plus grave que d’autres, déclenchant divers incendies et inondations de rues un peu partout. Tout cela n’était que le début.

Une semaine plus tard, Lacaion fut tenu pour responsable et condamné. Le bilan était lourd de plusieurs dizaines de blessés et quelques millions de dégâts matériels, mais fort heureusement, aucune victime n’était à déplorer. La vidéo-surveillance le montrant en train de sourire et de modifier le serveur quelques instants avant l’incident était la preuve la plus accablante à son encontre. On ne retrouva jamais le dragonnier autoproclamé, et personne ne sait s’il est parvenu à mettre la main sur son dragon tant convoité.

Le monde avait changé, sans que l’homme ne s’y soit préparé. Une nouvelle ère était, et Lacaion s’en réjouissait.