Explications forum et personnage :

Cet écrit ne lui était pas destiné. Pourtant, elle l’avait lu, elle l’avait relu encore. Il n’avait pour elle pas beaucoup de sens : qu’était-ce un dragon ? A quoi cela ressemblait-il ? Pimenterur, c’était un nom totalement inconnu. Qui pouvait bien avoir un esprit assez lointain pour imaginer et créer tout cela ? Entre les trois murs qui contenaient l’humanité toute entière depuis des centaines d’années, qui imaginait le monde extérieur ainsi ?

Troublée, elle tourna la feuille de papier au grain si fin qu’elle en était blanche. Elle passa un doigt sur les courbes particulières des mots, des syllabes. L’encre lui était aussi inconnue, tout comme l’écriture même de cet étranger était unique, très loin de toutes celles qu’elle avait pu lire jusqu’à présent. Où étaient les courbures des plumes, les traits fins puis épais, les lettrages qui dansaient en début de mot ? Elle restait pantoise. Qui était l’auteur de cet écrit ? Qui rêvait aussi profondément d’un autre monde en dehors des murs ?

Rashieka posa la feuille délicatement devant elle. Son regard se tourna vers son encrier. Elle y prit la plume qui y reposait, essuya le surplus d’encre rouge (sa couleur préférée) sur un mouchoir puis la laissa en suspens au-dessus. Elle n’avait pas de papier dans sa chambre, sa prison. Elle n’avait que cette feuille, qu’on avait glissé là, durant son sommeil. Elle pourrait y écrire un appel à l’aide, mais elle savait que jamais il n’irait à son destinataire. Elle ne pouvait alors que rêver elle aussi. Rêver d’une terrible vengeance.

“ De là où je suis, dans ma forteresse imprenable de roche et de diamant, je me délecte du spectacle des Hommes qui se déchirent pour un morceau de viande, de territoire, ou de femme. Je m’en nourris. Je suis satisfait du travail que j’ai accompli. Moi, le dragon noir, a qui l’on n’a pas donné de nom. Moi qui instillait la honte, dès la création. Moi que l’on chasse à présent, alors que je n’ai fait que ce pourquoi j’ai été créé. L’Harmonie est une vaste blague. Mes pairs me haïssent. Et je m’en nourris.

On dit que j’inspire le mal, que j’inspire la haine. Je ne suis que Justice. Le poids qui contrebalance celui qui a trop régné en maître. Je suis le sauveur des laissés-pour-compte, je suis le dernier espoir des désespérés. Je suis celui à qui on s’accroche quand on n’a plus rien. Je suis l’incarnation de tous leurs maux, de toutes leurs frustrations, de toutes leurs douleurs, leurs mauvaises humeurs, leurs mauvaises intentions. Je leur dis “Oui, tu as le droit de t’exprimer. Oui, tu as le droit de tout lâcher.” Je suis leur libérateur, et pour ça, on veut me punir. Quelle injustice. Quelle honte.

A tous ces dragons bienveillants, à tous mes pairs, mes congénères, je vous demande : êtes-vous sûrs d’être vraiment sains, d’être vraiment des Saints ? Etes-vous sûrs de n’apporter que l’Harmonie, la véritable ? Ne voyez-vous pas le bien que je leur fais ?

A tous ces hommes qui n’ont plus que moi, à tous ces hommes qui m’utilisent comme moteur, comme ouragan dévastateur de leur nouvelle volonté. Je les remercie. Je les adore, je les adule, je les affectionne. Bénis soyez-vous, car grâce à vous j’existe. Grâce à vous, j’ai une raison de continuer à vous donner la rage, la colère, l’énergie bouillonnante, l’impulsion, le sang chaud. La témérité d’affronter vos confrères et consoeurs, l’insolence de leur dire “Vous avez tort et voici pourquoi”, la résolution de les écraser et d’être le meilleur, le plus puissant, le plus riche, le Plus. On dit que je suis le Mal, que j’apporte querelle et fanatisme. Mais je suis l’audace. Je suis la férocité. Je suis la bestialité. Je suis juste ici pour rappeler la nature profonde autour de laquelle les Hommes s’articulent.
Pour tout cela, mes sœurs et mes frères, vous voudriez me punir ? ”

Rashieka posa la plume sur le coin de son bureau. L’encrier rouge était encore plein, ce n’était pas une simple lettre qui allait le vider. Elle n’écrivait guère, à vrai dire, elle n’en avait plus le droit. Si elle avait pu, elle aurait envoyé mille écrits. Mille façons de l’appeler à l’aide. De lui dire à quel point il lui manquait. De lui dire à quel point elle l’aimait. A quel point elle se sentait honteuse d’être dans sa situation actuelle : elle qui pronait sa liberté et son indépendance de femme, elle a qui on avait rappelé que ce petit jeu était fini et que tout cela n’avait été que poussière de fée à ses yeux.

De rage, elle tourna la feuille au grain fin, cachant ses mots à peine séchés. Son visage trouva refuge dans le creux de ses mains. Son cœur hurlait. Ecrire l’avait libérée, l’espace d’un instant, mais la réalité se rappelait à elle avec une violence inouïe. Elle était toujours là, coincée dans cette chambre en attendant son triste sort. Celui d’une femme au foyer, une bourgette qui allait devoir se pavaner de fête en soirée, de réception en mariage, accompagné de sa myriade d’enfants qu’elle ne désirait pas.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le recto de la lettre ne contenait pas du tout les mêmes mots que la première fois qu’elle l’avait lu. Elle resta pantoise un instant, devant. Puis ses yeux suivirent les phrases et son palpitant bouillonna d’une nouvelle rage. L’encrier faillit se renverser alors qu’elle brandissait sa plume. Tu te trompes.

“Toi à qui la vie a souri en tout temps, toi qui n’a jamais connu le vinaigre, le sel, la rance. Comment oses-tu me juger alors que tu ne sais pas par quel chemin je suis passé pour devenir ce que je suis ? Ne te demandes-tu pas d’où je viens ? Quelle est ma douleur ?
Bienheureux et insouciants… Laisse moi rire. L’insouciance a depuis longtemps disparu de mon cœur, de leurs cœurs. Tu n’as donc rien compris de ce que je t’ai écrit précédemment, tu n’as donc rien retenu, persuadé que je suis le Mal et que tu es le Bien.

La Vérité c’est qu’il n’y a rien de tout cela. Rien n’est totalement noir et rien n’est totalement blanc. Rends-toi à l’évidence, qui de nous deux veut exterminer l’autre à présent ? Qui de nous deux, veut que l’autre disparaisse ? N’ai-je pas le droit d’exister moi aussi ? Tu penses que je suis né de rancoeur, que je suis aussi douloureux que cent coups de couteau. Tu penses que je ne peux être que désespéré pour inspirer ce que je donne aux Hommes. Tu as tout faux.

Je suis simplement l’étincelle qui leur permet d’exprimer ce qu’ils portent déjà en eux. Je suis juste là pour donner de la voix à la Nature de l’Homme que vous avez tous réprimandée. L’Homme n’est pas foncièrement bon. Mais il n’est pas foncièrement mauvais. A toi qui pense que je n’apporte que le malheur, je te souhaite de goûter à mon pouvoir : celui de toujours se battre malgré les peurs, malgré que l’on n’ait plus rien, que l’on n’est plus rien. Je suis celui qui leur murmure “Si tu meurs maintenant, tu ne te vengeras jamais”. Je suis celui qui leur susurre “Si tu abandonnes maintenant, qui le fera à ta place ?”. Je suis l’impulsion d’un instant. Je suis le zeste de noradrénaline qui pousse une proie à fuir devant son prédateur. Qui la pousse à se retourner contre lui. Qui la pousse à se battre quand tout semble perdu.

Je te l’ai dit : je suis tout ce qu’il leur reste, quand ils n’ont plus rien. Tu dis que tu les guides, mais ne leur imposes-tu pas tes idées ? Ce n’est pas ce que vous faites tous, vous autres mes pairs, dans votre grande et immense bienveillance ? Te trouves-tu toujours bienveillant ?

Et moi contrairement à vous, mes chères sœurs et mes chers frères, je ne suis pas pour les Hommes. Je suis dans les Hommes. En cela je suis Immortel. Si j’existe, c’est parce qu’ils me font exister.

Voilà ma vraie Nature.
Voilà leur vraie Nature.”