» Munna ;

Respire. S’il-te-plaît. Respire. « Prends ton temps… » Mais respire. Pitié.
Mais tu ne m’écoutes pas. Tu ne m’as jamais écoutée. Tu le sais, pourtant, à quel point cela me met en colère. A quel point je deviens aveugle et sourde. Tu le sais. Et pourtant, pourtant…
Dissimulée sous la colère, il y a une tristesse immense qui forme comme un trou béant. Qui dévore tout.
Respire. « Mais bordel, respire Munna ! » Et ne trouvant pas les mots justes, je hurle.

Il faisait froid, sur le Mont Lanakila, mais la vue était terriblement belle. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, le temps ne changeait jamais de là-haut. On était au-dessus des nuages, dans un espace silencieux et paisible. Hors du temps. June comprenait très bien pourquoi la Ligue y avait été construite. C’était un geste symbolique, une façon de dire que ces dresseurs-là étaient inatteignables, presque des Dieux. Mais les dieux n’existaient pas.

Alors qu’elle expirait, un voile se forma autour d’elle. Elle était seule, personne ne s’aventurait de ce côté du Mont. Les aventuriers préféraient l’autre route, menant au Conseil. Pauvres fous, songeait-elle. Cela faisait des années qu’elle avait tiré un trait sur toutes ces histoires. Après un bref soupir, elle se remit en marche. Pour monter, toujours plus haut.

« Pourquoi… Vous m’abandonnez ? »
Est-ce vraiment possible ?
Peuvent-ils vraiment me quitter ?
Suis-je vraiment un monstre ?

Cette fois-ci, cependant, June n’était pas à la recherche de gloire, de fortune et de victoire. Elle n’était pas en quête du sentiment de puissance et de supériorité. Si elle montait aussi haut, c’était pour se rapprocher de l’Au-delà. Elle n’était pas croyante, simplement un peu mystique ce jour-là. Cela lui avait pris quelques jours auparavant, dans une grotte de Lumiris. Dans cette fameuse grotte où elle avait rencontré son second Pokémon.

A cette pensée, elle eut un pincement au cœur. Non, elle ne les oubliait pas. Tous ces autres Pokémons qu’elle avait connus avant… Elle disait « second » parce qu’il fallait tourner la page, reconstruire sa vie. Et pourtant, elle était là, sur le mont Lanakila. A la recherche d’un fantôme du passé.

Bip. Bip. Bip. Quelqu’un pleure. Je ne vois rien. Je ne ressens rien. Alors, c’est comme ça, la mort ? Pourtant, j’ai mal. Terriblement. Je pleure. Quelqu’un pleure toujours, en silence, à mes côtés.
« Munna ? »
Sommes-nous enfin réunies ?

Elle arrivait finalement au sommet. Le vent soufflait fort, là-haut, et il était même pénible de respirer. Elle se sentait étouffer. June s’approcha du bord de la falaise. Elle se demanda vaguement combien de mètres il pouvait bien y avoir jusqu’au sol. Tout paraissait si loin. Mais en levant les yeux vers le ciel, il lui sembla que l’Au-delà était encore plus loin.

N’était-ce pas un mensonge, alors ? Si elle tombait de là, arriverait-elle vraiment à rejoindre Munna, si haut dans le ciel ?

« Munna n’est plus là, ma chérie. Mais toi, tu es vivante. Tu ne dois pas abandonner. Tu dois te battre. »
« Fais-le pour elle. Pour toi. Pour nous. »
Pour vous, surtout. Car il ne reste plus que vous.
Vous m’aimez, je le sais. Mais moi, je ne m’aime plus.

Il suffisait d’une rafale. Elle perdrait l’équilibre et s’échouerait un peu plus bas. On parlerait d’un incident tragique impliquant une touriste inconsciente. Une touriste. Ou peut-être la reconnaitrait-on ? Alors on irait voir ses parents, pour leur apporter la nouvelle. Ils l’enterreraient, la mort dans l’âme. Ils s’en voudraient de l’avoir laissée partir, de ne pas avoir su la retenir. Mais il ne fallait pas qu’ils s’en veuillent, c’était elle qui avait disparue de leur vie.

La dame finit par s’asseoir dans la neige. Elle irait voir ses parents, en redescendant, plus tard dans la journée. Elle leur dirait qu’elle les aime. Et qu’elle est heureuse, à Lumiris. Avec son Mimiqui et sa Stalgamin. Elle leur dirait tout ce qu’elle n’aurait pas la force de dire à Munna ici. C’était promis.

« … » Que dire ? « Tu m’entends ? »

« Tu m’entends, Munna ?! » Réveil en sueur, le cœur battant.
Un lit, quatre murs ; le papier peint avec des fleurs bleues. Qu’il est vieux, ce papier peint.
Je suis chez mes parents. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Comme toutes les nuits, depuis ce jour.

« Je… Je pense que tu dois m’entendre. » continuait-elle, d’une voix douce. « Je ne suis jamais venue te voir. Je n’ai jamais eu le courage de le faire. » Alors que Munna passait souvent dans ses rêves. C’était toujours un moment très doux, et si elle pouvait percevoir une certaine nostalgie, cela n’était jamais triste. « Je sais que tu ne m’en veux pas, tu ne m’en as jamais voulue. Peut-être que tu aurais dû. » Peut-être que ça l’aurait réveillée, avant que le drame n’arrive. Ou peut-être pas, elles ne pourraient jamais savoir. Tu aurais dû… June avait du mal à exprimer ce qu’elle ressentait. « Ce n’est pas un reproche. Seulement… » Des regrets, simplement. « Tu sais, les autres… Ils sont partis, quelques jours après. Ils m’ont abandonnée. J’ai cru… J’ai cru que c’est parce qu’ils ne m’avaient jamais aimé. J’ai cru qu’ils étaient là parce qu’ils t’aimaient, toi. Et que maintenant que tu n’étais plus là, ils me rejetaient. Et je leur en ai voulu… J’étais stupide. » Et elle ne saurait même pas dire si elle avait vraiment changé. « Mais avec le recul, je pense qu’ils m’aimaient moi aussi. C’est moi qui les ai abandonnés. Quand je t’ai perdue… Je les ai haïs. » Et ils avaient fui, craignant que leur vie ne finisse comme celle de Munna. Ils avaient fui le monstre qu’était devenue June. Mais à aucun moment ils n’avaient cessés de l’aimer. Le cœur déchiré, ils ne pouvaient plus supporter de la voir sombrer. La voix de la dame s’étranglait tandis qu’elle continuait son discours. « Je les ai haïs pour ne pas m’avoir arrêtée quand il était encore temps. Pour ne pas avoir retenu ce geste de trop. » Elle s’agenouilla, face contre terre. Sur son visage, dissimulé sous cheveux, les larmes coulaient abondamment à présent. Sa voix n’était plus qu’un souffle, au milieu des sanglots. « J’espère que tu es heureuse, là où tu es. Moi… Je… J’aimerais te rejoindre, tu sais. »

J’ai perdu. Moi. Perdu ? Non. C’est impossible. « C’est de ta faute. » Stupide Pokémon.
Pourquoi tu te mets en travers, Munna ? Pousses-toi. Tu n’as rien à voir dans cette histoire. C’est entre lui et moi.
Mais tu ne m’écoutes pas.
Le coup part.
Tu ne m’as jamais écoutée.
Munna.
…

La vie, c’était quelque chose de compliqué. Pourtant, en retrouvant ses parents ce soir-là, June ne regrettait pas un seul instant d’être encore en vie. Elle ne regrettait pas de leur avoir fait confiance. Elle ne regrettait pas d’avoir accepté de ne pas tout laisser tomber.

Ce furent des retrouvailles touchantes, pour ne pas dire humides. Elle leur raconta tout. Lumiris, ses rencontres – des gens aux profils aussi variés que fantastiques –, ses Pokémons. Ils furent surpris, bien évidemment. Elle les rassura tout de go, elle ne prévoyait pas de reprendre la route en tant que dresseuse acharnée. Seulement, avoir des amis, c’était bien aussi. Parfois elle faisait des combats, oui, mais elle veillait à ce que ce soit toujours amical.
Elle avait beaucoup changée, lui assurait-on. Elle n’y croyait qu’à moitié, mais l’entendre de vive voix avait son effet réconfortant tout de même.

Finalement, elle leur avoua être montée sur le mont Lanakila. Là où elle avait tout perdu. Elle leur avoua également ne pas avoir eu le courage de dire tout ça. Le fait qu’elle était heureuse maintenant, qu’elle avait de nouveau des amis, qu’elle profitait du Soleil et de la mer…

« Dis-lui, June. Laisse-la partir… »

Un rayon de Soleil. Les rires d’enfants. L’odeur du sel.
L’atmosphère a un quelque chose d’oppressant, dans cette chambre.
Mes mains tremblent légèrement, incontrôlables. Un frisson me parcourt le corps.
J’ai peur ; je sais ce qu’elles recherchent. Elles ne sont pas les seules à chercher la même chose. Je sens tout mon corps le réclamer.  Je devrais être en train de me repentir. Et pourtant…
Une fois asséché, n’ayant plus de larmes pour pleurer, il s’est mis à trembler d’excitation.
La violence d’un combat. J’ai besoin de gagner. Encore.
Il n’y a aucun regret dans ce corps.
Je suis un monstre, n’est-ce pas ?

« J’ai rencontré un Pokémon. » Sa voix se perdait dans le vent. Elle avait l’impression d’être une infidèle se confessant à son premier amant. « Nous sommes amis. J’aurais aimé te le présenter, mais je n’ai pas eu la force de le ramener ici. » Elle était revenue, tout là-haut, au sommet du Mont Lanakila. Une fois de plus, elle avait écouté la sagesse de ses parents. « Je t’ai menti, hier. J’ai pensé que cela te soulagerait, d’entendre à quel point je souffre, et combien j’aimerais disparaître moi aussi. C’était… C’était idiot. Tu dois t’inquiéter pour moi, encore… Je te vois toujours dans mes rêves. Par ma faute, tu n’oses pas partir, pas vrai ? » Elle tourna son regard, non pas vers le ciel, mais vers le sol. Tout en bas. Vers le corps de Munna – ou l’endroit où il se trouvait à l’époque, du moins. Elle hésitait un instant, n’osant plus respirer, comme attendant un signe. Un encouragement, ou une sentence. Qui ne venait pas.

Seul le silence lui répondait. Un peu perdue, elle continua son monologue. « Ce Pokémon... Il s’est accroché à moi si fort… Et moi à lui ; j’ai pensé qu’une telle malédiction, ce devait être ma punition. Mais tu sais… Peut-être que c’était bien ainsi. » Elle remonta les yeux vers le ciel et murmura avec douceur. « J’espère que tu sauras me pardonner pour cela aussi. » Elle sourit, une tristesse immense dans le regard. « Je suis un dresseur. J’ai fait des erreurs, mais je suis un dresseur. Tant qu’un Pokémon me fera confiance… Je continuerai d’exister. » Le vent souffla légèrement, soulevant un peu de neige. Les flocons brillèrent un instant tout autour de June. Et après une dernière étreinte, ils retombèrent. Elle inspira longuement.

« Je serai quelqu’un de meilleur. Je te le promets. »

Ce jour-là, après être redescendue du Mont Lankila, June prit le chemin du retour vers Lumiris. Elle n’était pas certaine de revenir un jour ici. Car elle en avait la certitude à présent : Munna était partie. Elle l’avait vu de ses propres yeux ; l’éclat d’une âme qui s’envole.

Après toutes ces années, June se sentait étrangement légère.

J’ai toujours eu confiance en toi, June.
Sois heureuse.