Le soir était opaque, emprisonné dans une brume légère mais tenace qui se colorait de toutes les lumières qui inondaient les rues de Nemerya. Les devantures des clubs et cafés, des cinémas, des salles de jeux, de tant d'autres choses encore, toutes venaient donner un peu de teinte à la pénombre, la peindre d'innombrables taches rendant l'atmosphère proprement fascinante. Du moins, elle l'aurait été pour Anna en d'autres circonstances. Assise seule devant un verre presque vide, ses yeux reflétaient les couleurs que lui renvoyaient le grand miroir en face d'elle.
L'endroit, presque vide, semblait pourtant très propret, voire même plutôt chic. Pas de logo clinquant sur la vitrine, un simple "14", autant le numéro de rue que le nom. Un établissement oublié par la mode et les foules. L'odeur indicible du passé y flottait déjà, aidée par l'allure désuète des fauteuils de velours, le sol marqueté de bois sombres et clairs, et les éclairages muraux aux allures de vieilles lampes à gaz, à l'élégance toute vintage. L'étrangère y retrouvait un ersatz de là où elle ne serait plus jamais; de chez elle.
Un plaisir bien ambigu donc que le sien, à boire ainsi, seule, à se laisser aller à la nostalgie de ce qu'elle avait pourtant fui. Anna, pour une fois, avait laissé au laboratoire sa blouse blanche. Pantalon taille haute, chemisier clair et foulard, de quoi ne pas trop détoner, à défaut de briller. Pas qu'on ai pu la refuser, au vu de l'afflux extrêmement faible du bar. Faible mais pas inexistant, la blonde pouvait en attester. Ce soir cependant, il n'y avait que trois personnes présentes. La barmaid, une taciturne quinquagénaire à la coupe grise courte, en apparence bien peu soucieuse de si sa salle était vide ou pleine, sa cliente la plus fréquente, et...
- Allez, qu'est-ce que tu risques...
Ses longs cheveux luisaient sous chaque angle, cascade luxuriante tout à fait remarquable. Même assise, son corps respirait de cette énergie indescriptible qui faisait tourner les têtes et chavirer les esprits, comme si ses simples lignes et courbes se trouvaient déjà dans une dynamique de séduction. Ce n'était pas la première fois qu'Anna voyait cette jeune femme, pas du tout même. Peut-être au 14, un autre soir de solitude, sans pouvoir bien l'affirmer; certaines présences prenaient en souvenir la consistance élusive des rêves et des cauchemars. Restait que son visage, sa poitrine, ses membres, son regard, tout cela criait le vu et le revu. Ou au moins les revues.
La scientifique ne brillait pas par sa mémoire des noms, encore moins pour les célébrités, mais elle n'avait aucun mal à en reconnaître une. Pour un peu, même cet aspect des choses la renvoyait à de sombres événements dont son arrivée à Lumiris, pourtant, signait leur fin la concernant. Avec une grâce insoupçonnée la blonde se leva, finit la dernière gorgée de son verre, et s'approcha d'un pas souple, d'une lenteur délibérée. Un regard échangé avec la barmaid accompagna le léger tintement des glaçons.
- Bonsoir à vous. Nous étions dans nos petites pensées jusque maintenant, je viens vous proposer de briser cela. Puis-je m'asseoir ?
Approche assez raide, presque attendrissante dans son coté formel et sincère à la fois. Anna n'avait jamais été une grande génie sur d'autres plans que ceux de ses recherches, malheureusement.
Alors, on délaisse toujours le bar de son chéri? Tu n’avais pas l’habitude de errer en dehors de ton cercle de protection. Pas avec ce qui rodait autour de toi actuellement. Ni de trainer dans les bars en terme général. Tu étais attirée par les boites de nuits, les trucs actifs et puissants. Mais ce soir, tu avais besoin de t’évader un peu et te retrouver seule. Ce pourquoi tu vins trouver refuge dans un petit bar bien peu fréquenté de la ville. Tu aimais te retrouver seule avec tes songes par moment. Et ce soir, c’était le moment idéal pour ce faire. Bien que tu ne sortais pas sans ta précieuse amie et confidente, Chubby Doll. Ce soir, tu avais besoin de n’être que Madelyn et non une Lodge ou quelqu’un d’important. Et tu savais que trop bien où aller sans être harcelée.
Au courant de la dernière année, tu avais déjà un petit bar d’apparence assez triste mais avec un staff en or. Le 14. Un nom très simple qui t’évoquait un sentiment de sécurité. Chose bien rare pour toi en ce moment. Et si tes visites se faisaient rares dernièrement, ce soir semblait être ton jour de chance, alors que tu te retrouvais seule avec la barmaid et une régulière.
Tu en avais profitée donc pour t’asseoir au bar avec ta précieuse compagne. D’ailleurs, la jeune Lippouti ne manquait pas de rester assise face à toi, sur le bar, à boire son lait meumeu à même la bouteille, alors que toi ? Tu sirotais un cocktail à la teinte bleutée, non sans passer une grosse partie de la soirée les yeux rivés sur l’écran de ton téléphone. Car bon, même si tu n’étais pas avec ton petit ami, tu ne pouvais te séparer du travail pour autant. Les choses devenaient sérieuses et tu avais besoin de t’y dévouer corps et âme. Au final, tu aurais pu rester au casino ce soir, cela n’aurait rien changé. Tu n’arrivais pas à faire le vide, malheureusement pour toi.
Mais alors que tu portais ton verre à tes lèvres, une voix inconnue se forçait à ton oreille, ce qui te fit d’abord froncer des sourcils avant de poser ton regard sur.. Une blonde? Son charabia ne voulait rien dire, tout comme ses fringues un peu basique et bas de gammes. Tu ne pouvais t’empêcher de l’observer un moment de la tête au pied… Et de la juger. Après tout, il est question de toi Madelyn. Tu n’étais pas une sainte. Et tu étais encore moins blanche qu’on aimerait le croire.
« … »
Quoi qu’elle avait le mérite de te faire sourire, alors que tu plongeais tes mirettes dans les siennes.
« Pourquoi pas oui, impressionnez moi un peu, je m’ennuie. ~ »
Laissant ton interlocutrice prendre place à ton coté, tu ne manquais pas d’accrocher la barmaid pour lui commander un verre. Histoire d’être une hôte digne de ce nom. Tu n’allais pas la laisser avec son verre vide après tout.
« Alors, à qui ai-je l’honneur, mademoiselle…? ~ »
En s'asseyant, Anna eut une imperceptible hésitation, alors que lui revenait des souvenirs amers. La célébrité toute relative et fragile de la belle jeune femme ne l'impressionnait nullement en soi, elle avait connu bien plus prestigieuse compagnie, bien plus dangereuse aussi. Mais ce n'était pas cela qui lui revenait, non. C'était une présence autrement plus douce et douloureuse à la foi, ou plutôt une absence, un échec. Un émoi qui aurait pu, aurait dû amener à plus que des rêveries. Pourquoi maintenant, alors que la blonde se sentait à mille lieux de l'idiotie des fans enamourés d'une figure ultimement étrangère et indifférente ? Non, il fallait se concentrer sur l'instant présent.
Le magnétisme de... ah, impossible de se rappeler son nom. L'influenceuse captivait toute une foule virtuelle, en face à face elle perdait sans doute l'attrait plastique, "parfait", mais trouvait à la place quelque chose d'autrement plus accrocheur. Malgré le regard au mépris à peine masqué, elle attirait, presque mécaniquement. La scientifique se sentait moins comme un Papynox devant une lumière, et plus comme l'observatrice fascinée de quelque monstre sacré, attendant la foule de fidèles qui ne tarderait pas. Anna ne serait jamais de ceux-là, mais peut-être son sort était-il pire encore.
- Personnellement, l'ennui m'a toujours fui, peut-être que je pourrais vous communiquer un peu de ça... Anna Hest, scientifique, et.. c'est tout, à l'heure actuelle.
La jeune femme avait eu d'autres casquettes, après tout, et en convoitait certaines encore maintenant. Elle ne s'épancherait pas dessus là, comme un pilier de bistrot impatient de raconter son histoire au premier venu, mais cette évocation restait lourde de sens. La chose lui pesait.
- Mais tout l'honneur est pour moi, j'ai conscience de l'asymétrie totale de la situation. Enfin, pas au point de m'écraser ou m'étaler comme beaucoup de vos admirateurs le feraient, je suppose. Je ne l'ai jamais vécu à votre échelle, mais j'ai pu goûter à ce qu'être le centre de l'attention publique pouvait avoir de plus usant. On se rend compte que, ultimement, notre image ne nous appartient pas. Que nos paroles ne nous appartiennent plus. Oh, merci pour le verre. Vous venez de temps en temps au 14, non ?
Le ton, qui s'était fait un peu pensif, presque grave, s'allégea soudain à l'arrivée de la boisson. Dans son phrasé alambiqué, Anna partait dans une direction bien dangereuse, pour s'arrêter presque immédiatement. Elle prit le temps de boire une longue gorgée, apprécier la fraicheur du liquide dans sa gorge, de la chaleur de l'alcool se répandre dans sa chair. Un soupçon de rose colora ses lèvres.
- Que j'aime tant cette vitrine qui n'attire plus personne est assez révélateur. Je change complètement de sujet, mais je vous vois très prise par votre téléphone portable. Il n'y en avait pas là d'où je viens, et je me suis beaucoup amusée ces derniers jours, à tenter des petites choses avec les différents modèles... Attendez. Joeboy, aide moi un peu.
Sortant de sa poche une pokéball et un portable au large écran lisse comme un miroir, à la coque étrangement rafistolée, et alors que son Motisma jaillissait, jetait un œil curieux aux alentours en crépitant, particulièrement vers la Lipoutou de l'inconnue, Anna alluma l'appareil, et invita son assistant à s'engouffrer dedans, puis en ressortir. D'un mouvement qui dénotait un manque clair d'habitude, elle se photographia elle-même, puis posa le téléphone à plat...
Une image translucide de sa personne se matérialisa au dessus de la table, pas vraiment plate mais pas complètement en trois dimensions non plus, elle faisait l'effet d'un bas-relief futuriste. Une légère déformation se laissait voir sur les bords du cliché, comme une marge irisée, holographique. La scientifique avait beaucoup d'autres choses à montrer, mais il fallait bien choisir quelque chose de potentiellement attrayant pour une femme centrée sur le monde de l'image et des apparences.
- Petite modification de mon invention. Pour le moment ça marche assez bien. Ce n'est pas encore parfait mais... Enfin, finalement je n'ai aucune idée d'à quel point cela peut être plaisant ou pas.
Une célébrité relative et fragile? Était-elle seulement au courant de ce que tu représentais Madelyn? Ton coté d’Influencer était surtout une façade, une illusion de perfection pour masquer la laide réalité qui entourait réellement les Lodge. Mais ça, trop peu de gens sont au courant. Personne ne veut savoir ce qui se passe réellement derrière les portes fermées. Après tout, se contenter des belles paroles et les headlines est tellement plus satisfaisant. Ainsi tu n’es qu’une pauvre fille en manque d’attention qui court les boites de nuits et les beaux garçons. Ah une si belle image.
Et alors que justement, tu voulais redorer ta si belle imagine, tu ne manquais pas de rapidement regretter en écoutant les propos de cette fameuse Anne. Ou était-ce Anna? Qu’importe. Ses propos se voulaient presque hautain, comme si elle était supérieure à toi? Après tout Maddy, n’oublie pas, tu n’es qu’une pauvre fille célèbre à ton riche et puissant papa. Toi tu n’es qu’une jolie bimbo pour plaire aux caméras. Tu forces un sourire, lorsque ton acte de gentillesse est souligné mais tu ne t’amuses aucunement en compagnie de cette personne… Ô si prétentieuse. Tu ne peux t’empêcher de la regarder de haut en bas. Le jugement est très visible dans ton regard. Dans ton visage tout entier. Tu n’essaies même pas de sortir ta plus belle poker face. Tu es à la limite énervée mais ça, tu essaies de ne pas trop le montrer. Quant à ta présence dans ce pub un peu triste?
« Seulement pour le travail. »
Ta réponse est brève, le ton un peu froid. Ta Lippouti le remarque, alors qu’elle sirote son verre à coté de toi. Tu as déjà perdue le peu d’intérêt que tu pouvais avoir pour cette inconnue. Jusqu’à soudainement comprendre le pourquoi tu as autant de mal à connecter avec elle. Elle aime inventer des trucs. Scientifique peut-être? Tu fronces les sourcils alors qu’elle libère un Motisma pour te montrer ce sur quoi elle à travailler dernièrement. Tu t’efforce de présenter un maigre intérêt, non sans poser ton menton contre la paume de ta main, accoudée contre le bar. Tu forces un sourire alors que tu hoches la tête. Sa remarque sur ton tell ne manque pas de te fatiguer déjà.
« Oui, je l’utilise pour le travail, justement. »
Mais bien sûr, la blonde se devait de jouer les intéressantes. Ce qui t’oblige à fausser un peu plus, alors que tu poses tes deux coudes contre le bar, comme pour mieux t’asseoir, tout en observant ce qu’elle faisait. Ah elle prenait un selfie? Rien que ça? Elle avait vraiment besoin de son motisma pour ce faire? Tu clignais les yeux à quelques reprises, non sans expirer un peu plus fortement par le nez. Tu avais besoin de puiser dans le peu de patience que tu possèdes Maddy, surtout après un premier verre.
« Je crois qu’il y a un potentiel, oui. » Non. Mais tu n’as pas envie d’être la personne chiante. Tu lui laisses ce rôle pour ce soir.
Et alors que tu te tournes enfin pour lui faire face, tu repousses une mèche blonde derrière ton oreille, tes mains se posant doucement contre ton genoux, fraichement superposée contre son jumeau.
« Mais dites-moi, Anna, qu’avez-vous donc à offrir? Les photos c’est bien joli mais quel est l’intérêt ici? Présentez-vous cette idée seulement parce que, à vos yeux, je ne suis qu’une Influencer? »
Ton regard fixe le sien d’une façon presque insistante, tu es sans doute impertinente en ce moment mais honnêtement? Elle t’a, elle aussi, manquée de respect. Que ce soit volontaire ou non. Ne serait-ce pas là que la monnaie de sa pièce?
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