Une surface plane de prime abord, dénuée de plis, d'un bleu soutenu où le soleil éclatant se reflète à s'en rendre lui-même aveugle. Puis viennent les premières rides, un premier ricochet suivi très vite d'un premier cri et la vie jaillit. Le vent se lève, la surface frissonne mais jamais ne s'épuise. Bien plus de joie que de peine dans son sillage jusqu'à l'aube de ses treize ans. Un avenir tout tracé, comme des œillères qui l'auraient privé d'un regard plus omniscient sur ce qui se tramait en arrière-plan. Les nuages s'amoncellent, la surface jusqu'alors limpide se trouble jusqu'à se figer. Un battement de cils et le second ricochet mord profondément l'étendue d'eau. Plutôt que de couler, la pierre poursuit sa route semant de sa nonchalante insolence des graines de tempête. L'impact le souffle. Un haut-le-cœur le soulève au même rythme que les ondulations concentriques l'emportent et le malmènent. Seito regarde cette nouvelle vie d'un regard morne, à des années-lumière de réaliser qu'elle impactera toute la sienne dans un futur proche. Pourtant, le vent forcit. De brise légère, il se transforme inévitablement en cyclone. La résultante d'une telle puissance des vents n'est autre qu'un conflit de masse d'air. L'air doux présent avant l'arrivée de la dépression rencontre de plein fouet un air plus frais, plus neuf, plus attrayant et c'est alors que s'opère une bascule des vents. La surface se distend, de simples ridules à profondes entailles dans lesquelles il s'enfonce plus viscéralement.

De sa sœur découle une pluie de retombées dont il souffre encore à l'heure actuelle. Quatre ans plus tard, les ricochets ont fait des ravages. La surface est striée de multiples fissures à perte de vue. Des éclats de voix, de la colère exacerbée, des gestes plus hauts que d'autres. La pierre s'amuse et caracole sur la crête des vagues. Le renvoi de son lycée, après tant d'insubordination et de protestation, vient comme une consécration. L'adolescent rêve d'un horizon infini de possibles, comme une éclaircie dans ce ciel trop ombragé. L'orage gronde et le tremblement du tonnerre résonne jusque dans ses tripes. Le temps ne guérit pas les maux, il prend plaisir à les amplifier et ce n'est que lorsqu'il prend finalement ses marques dans sa nouvelle école qu'il s'autorise à respirer. L'air n'est pas aussi rance dans cet environnement coloré. Les rais de lumière se fraient un passage dans l'ouate de son cœur que la soudaine chaleur embrase. Il tisse des amitiés, se détache avec difficulté de ses travers turbulents et, alors qu'il entraperçoit une saute dans son mécanisme huilé de rancœur, la pierre percute à nouveau la surface déjà chaotique. La déflagration est si violente que l'intégralité de son corps cesse purement et simplement de fonctionner. Il ne suffit que d'un regard. Mais quel regard... Dans ces yeux verts qui le toisent il croit distinguer cet horizon de possibles dont il a tant rêvé.

Le japonais s'enfonce jusqu'à mi-mollets dans un champ de coquelicots à la beauté éclatante. Leur couleur vibrante s'éparpille en touches de peinture éparses qu'il effleure du bout des doigts. Fleur de consolation, il se laisse embaumer par leur parfum enivrant à la limite de la suffocation. Peu importe où son regard se pose, les fleurs se balancent au gré du vent à perte de vue. Un bourdon, les ailes engluées de pollen, zigzague mollement entre les pétales et disparaît. Il s'agenouille en prenant soin de n'écraser aucune fleur. Ses paumes de main s'ancrent sur la terre sablonneuse, prévenant le tournis qui s'empare de sa personne et le fait vaciller. En pleine pâmoison, il sent poindre un sentiment déroutant : de la sérénité. Cette tranquillité d'esprit inattendue le rend somnolent. Il s'imagine s'allonger de tout son long sur le sol et fermer les yeux pour y trouver le repos éternel. Las de ces remous, le cœur au bord des lèvres, il trouve la force de relever la tête. Au fond se découpent des montagnes aux sommets si imposants qu'ils transpercent les nuages. Tout comme l'évidence le transperce de part en part. Un pieu affûté qui se plante dans son cœur à la manière d'une flèche de Cupidon et le laisse hagard, pantin sans fils soudain désorienté. Cette évasion en terres inconnues – qu'il aimerait terrains connus – enflamme la moindre parcelle de son corps au point que le retour à la réalité écorche ses convictions.

Car, sous le voile de cet ensorcellement se cache un garçon. La peau halée, un sourire flamboyant suspendu à ses lèvres et une aura comme jamais Seito n'en a perçu. La surface ondule frénétiquement, s'alignant sur les battements de son cœur qui semble vouloir jaillir hors de sa poitrine. La pierre frétille, les ricochets se rapprochent dangereusement. A présent enfermé sous un puits de lumière, il se laisse consumer par ce feu dévorant où désir et passion s'entremêlent et le caressent de leurs douces brûlures. La fumée brouille sa vue, le bateau prend l'eau mais plus rien n'a d'importance. Aucun mot ne pourra jamais décrire ce qu'il ressent, dans quelle contrée il se projette. Pas même cette enveloppe de chair qui porte son âme délavée ne saurait appréhender ce que la vue de ce garçon déclenche chez lui. Ses pensées se font volatiles et fuient les nuages à travers la brèche incandescente. N'être plus qu'un regroupement d'atomes dans un espace trop vaste qui, par un pouvoir d'attraction incongru, gravitent et s'accrochent à cette planète. Rien que d'imaginer pouvoir fouler ses paysages, il ressent comme des étoiles filantes lui chatouiller la peau. Ses poils se hérissent alors que se dépose une fine couche de poussière scintillante.

Ose lui susurre Morphée, un coquelicot à la main. Éphémère et fragile, la vie se doit d'être vécue crue et entière ou les remords auront ta peau. Alors il prend une grande inspiration et son regard se perd sur cette surface ondoyante que la houle hypnotise. Son hésitation se ressent jusque dans la pierre que les nombreux soubresauts dévient. Un coup d’œil au-dessus de son épaule pour s'imprégner du chemin parcouru et lui insuffler le courage nécessaire pour se mettre à nu. Sept fois à terre, huit fois debout, comme le dit le proverbe. Des mots simples, un prénom au bout des lèvres, la pierre vibre, le temps s'arrête. L'amour n'est pourtant pas la finalité. Le japonais réalise que sa nature a presque été annihilée et ce garçon l'a doucement ramené à la vie. Dans cet océan de mélancolie, il comprend enfin ce qui l'attire malgré le poing dans son ventre et la tâche d'encre sur son œil. Il n'a jamais cherché l'affection ou la tendresse, bien au contraire. Ce qui le maintient en vie c'est l'effervescence de leurs échanges, l'éruption sous-jacente de leurs regards qui se croisent et cette sensation enivrante de toujours marcher au bord d'un précipice dont il ne survivrait pas. La réponse, futile, ne se fait pas attendre. Le temps reprend son souffle. La pierre, alors en l'air, embrasse la gravité et coule à pic dans l'eau glacée.

Seito n'est pas surpris, adepte de l'amour à sens unique. Néanmoins, un sourire se dessine sur ses lèvres. Ce n'est pas grand-chose mais au moins, ils sont sous le même ciel.