Alors qu'ils fixaient l'objet parfaitement lisse, la surface se fendit légèrement, faisant sursauter le groupe. Le cœur des quatre protagonistes se mit à battre plus vite, plus fort. Enfin ! Le moment qu'ils attendaient tous arrivait enfin ! Après des mois d'attente et d'observations, reclus sur cette petite île de Mü, ils allaient finalement percer l'un des secret d'Ezylone !
Six mois avaient passé depuis qu'ils avaient subtilisé l'œuf durant la chasse annuelle que Mü transformait en festival prônant l'annihilation au milieu de décors féeriques. Ils avaient cru le perdre des dizaines de fois, par maladresse ou manque de connaissance. Aujourd'hui, ils pouvaient tous être fier d'avoir réussi. Ah, si Nérée de Lunil pouvait les voir ! Ils ne feraient plus partie de la population crédule qui s'empressait d'aider à détruire la progéniture de Seaphyr afin d'asseoir la suprématie de Sirènes meurtrières ! Dire que toute cette histoire était partie de la folle idée du barde et soigneur de talent Koniake. À l'instant où il l'avait énoncé, Shäan avait su qu'elle devait la rendre réalisable.
Ramener leur précieux chargement sur l'île avait été compliqué, et dangereux. Heureusement, les gardes royaux avaient été trop occupés par la disparition de la princesse, ce qui avait largement contribué à leur succès. C'est au terme d'un combat épique contre un calamar géant au milieu d'un cimetière de navires puis d'une tempête qui avait failli lui coûter la vie, qu'ils l'avaient kidnappé. Grâce au sacrifice de la prothèse du pupille de Koniake, ils en étaient sortis vivants sans perdre leur gain en route. Ces souvenirs arrachèrent un sourire à la brune qui se tordait les doigts en regardant la coquille se fendre petit à petit.
Si Koniake et Eliott se trouvaient sur sa droite, à sa gauche se tenait un autre personnage haut en couleur. Alice, la technologue acariâtre, fixait les reflets mauves et bleutés qui dansaient à la surface de l'œuf. C'était grâce à cette scientifique acharnée qu'ils avaient pu maintenir l'œuf en vie tout en étudiant les embryons. Ils avaient d'abord cru que la descendance de Seaphyr était commune à celle des autres ovipares d'Ezylone, mais celle-ci sortait du lot ! Cinq embryons, cela représentait cinq fois plus de chance de réussir...
L'aquarium contenant l'œuf était aussi grand que deux Humains adultes, et positionné au-dessus de braises qu'Eliott maintenait ardentes à l'aide de sa magie. L'eau de la cuve, quant à elle, était changée toutes les douze heures pour la survie de l'œuf. Alice avait d'ailleurs deux hypothèses à ce sujet, à savoir l'oxygénation et la salinité de l'eau dont les fœtus avaient besoin. Ainsi, la cabane de pêche trouvée par Koniake avait été transformée en une couveuse de première qualité où les futurs enfants de Seaphyr recevaient toute l'attention nécessaire à leur développement.
- Ça y est, Shäan ! Regarde, on va enfin savoir ! S'exclama le barde en brisant le silence général empli d'appréhension.- Shhh !La chasseuse de trésors grimaça. Alice était une telle rabat-joie ! Mais sans elle, ils n'auraient pas tant appris et auraient même sûrement échoué. Ils toléraient donc son mauvais caractère et le bruit de son crayon qui parcourait le papier à toute allure en donnant à la scène, déjà surréaliste, une impression d'urgence malaisante. Avait-elle seulement cligné des yeux ces vingt dernières minutes ?
Un fragment de coquille fut expulsé de son socle dans un "pop" qui tétanisa le groupe. La dame eut l'impression que son cœur allait exploser lorsqu'un petit membre apparut. Elle aurait dû être terrifiée par cet être étrange à la peau écarlate, mais au lieu de ça la fascination illuminait ses yeux. Les minuscules doigts se fermèrent sur son index tandis qu'Alice s'exclamait :
- Ne la touchez pas !Shäan l'ignora royalement, son attention entièrement focalisée sur les grands yeux mauves de la chose. Comme elle était belle, cette étrangeté ! À mesure qu'elle la regardait, sa fascination se muait en un profond amour maternel alors qu'elle en ignorait tout jusque-là. C'était comme si tout ce qu'elle avait entrepris devait la mener à cet instant précis, qu'il s'agissait de sa récompense pour avoir persévéré envers et contre tous. Le nouveau-né s'accrocha à elle presque désespérément et se mit à hurler. Dans un geste de tendresse infinie, la dame l'entoura de ses bras et le cala contre sa poitrine en le berçant doucement. Dès lors, la brune sentit son rythme cardiaque ralentir et se caler sur le sien. Ah, comme c'était agréable. Elles étaient en parfaite symbiose.
Les autres brisèrent bientôt le reste de la coquille grâce à leurs cornes et leurs griffes et s'agitèrent à leur tour, mais Alice déconseilla fermement à Koniake et Eliott d'imiter Shäan. Celle-ci s'était éloignée pour s'asseoir dans un large fauteuil, fredonnant, apaisée, prêtant à peine attention à ce qui se passait au centre de la pièce. Plus rien ne comptait. Il n'y avait qu'Elle. Elle était tout, la seule raison qui vaille, le seul but de son existence. Tout se résumait à ce chérubin bien qu'il fût différent de tout ce qui avait existé jusque-là. La chose avait beau posséder des attributs bestiaux ainsi qu'une carnation aussi rouge que le sang, tous ces détails s'étaient évanouis dans la chaleur que la dame ressentait à son contact, dans son regard doux et tranquille.
Ce n'est que lorsque Koniake lui enleva l'enfant des bras que Shäan réalisa qu'elle tremblait. Il l'enveloppa dans une couverture et l'invita à se rapprocher du feu. La chasseuse mit un instant à sortir de son état de béatitude, percevant à peine ce que le soigneur disait :
- Ils se nourrissent de la chaleur, Shäan. Ce truc aurait pu te tuer sans même que tu t'en aperçoives. Ça fait au moins vingt minutes qu'on te parle et que tu ne réagis pas, c'est Alice qui a eu l'idée de t'enlever l'enfant. Tu es sûre que ça va ? Tu... Secouant la tête, la dame le repoussa doucement d'abord, puis plus fort quand il voulut l'empêcher de La récupérer. La brune avait besoin d'Elle, ne tolérait pas d'en être éloignée. En une fraction de seconde, la colère fit bouillir son sang et son cri créa l'hébétude chez les autres :
- Rends-la-moi, Koniake ! La technologue se plaça entre eux et s'écria alors :
- Ma parole, elle l'a totalement hypnotisé ! Regardez ses pupilles, elles sont aussi dilatées que si elle avait ingéré dix bouteilles de cet horrible rhum que vous nous avez servi en arrivant !- Eh ! Rétorqua le barde.
C'est comme ça que vous me remerciez pour mon hospitalité ?- Qu'est-ce qu'on peut faire, pour Shäan ? On va pas la laisser comme ça, hein ? Alice les poussa sans ménagement et se campa fermement devant la brune avant de lui assener une paire de claques qui lui arracha un cri de surprise. Shäan fut prise d'un violent frisson, comme si on la dépouillait de ce fragile morceau d'elle-même contenant l'amour et la tendresse d'une mère pour son enfant.
De grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues et la technologue la fit asseoir avant de lui résumer ses observations. Elle n'osait la quitter des yeux, de peur que l'enfant n'exerce encore son emprise. Ces êtres n'avaient l'air de se nourrir que de chaleur, dès lors qu'elle avait augmenté le feu sous l'aquarium, ils s'étaient calés au fond et n'avaient plus bronchés, blottis les uns contre les autres. Ni Alice, ni Koniake ou Eliott n'avait ressenti de liens affectifs avec eux, bien que le jeune garçon avait eu fortement envie de jouer avec l'un d'eux après l'avoir à peine effleuré. Ils en avaient déduit que cet envoûtement passait par le toucher. Mais comment vivre sans contact ? Surtout pour des accrocs à la chaleur...
Le cœur de Shäan se serra. Elle avait vraiment cru qu'elle pouvait être heureuse, être mère, que quelqu'un pouvait ressentir pour elle cet amour incommensurable qu'elle avait lu dans Ses yeux. En réalité, elle ne représentait qu'un moyen de se nourrir pour celle qui n'éprouvait sans doute pas la moindre affection à son égard... Ils avaient certes percé le mystère des œufs de Seaphyr, mais la dame n'arrivait plus à se réjouir. C'était comme se réveiller d'un rêve étrange et c'est d'une voix abattue qu'elle demanda, le cœur en miette :
- Qu'est-ce qu'on va faire d'eux, Koniake ? Ils ne seront jamais heureux dans notre monde...