Un peu de contexte:

Avant même Terrae, avant la Magie et les éclipses, les éléments, les émotions, et toute ces choses fantastiques de la vie de Nicolas qui pourraient illustrer un livre de jeunesse sur des adolescents qui ont des super-pouvoirs, il a toujours considéré qu’il avait trop vécu. Trop de mésaventures pour un gamin à qui on n'a pas donné beaucoup de chance d’exprimer quoi que ce soit de positif… Juste de la violence, du froid et de la faim… Il l’a dit à la directrice de l’Institut ; il a peut-être reçu des pouvoirs mais Terrae lui a surtout donné le moyen d’être normal, vivre sa vie,… tracer sa propre aventure dans un barbouillis sans forme, au début, mais lui laisser la chance d’explorer ce qu’il était au fond de lui, jusqu’à ses propre sens. Maintenant, il pouvait le rendre à d’autres…

C’est une simple mission de récupération, mais comme souvent ça ne se passe comme prévu. Nicolas va devoir improviser… Aujourd’hui, il doit parler à un petit garçon, un orphelin muet -c’est l’imprévu en question- qui ne fait confiance en personne, assis dans un coin de son dortoir. Il ne connaît pas son histoire, il ne sait pas ce qui lui fait ressentir ce Vide en lui… Nicolas fait face à un canevas vierge, un tableau blanc où il faut qu’il fasse un premier trait, un premier pas courageux pour lui faire découvrir les couleurs. Il s’assoit par terre, face à lui, lui dit bonjour dans le langage des signes. Le petit fronce les sourcils mais ne répond pas… Nicolas pourrait utiliser ses pouvoirs pour tricher, le désaturer de toutes ses émotions pour qu’il le suive jusqu’à Terrae sans discuter, mais ça n’arrivera jamais. Par contre…

Il se tourne vers la porte d’entrée. Personne. Il frotte alors ses mains, les faisant crépiter d’électricité, attirant aussitôt la curiosité du petit. Cette émotion éclate dans la tête de Nicolas, comme un pot de peinture de couleur vive jeté contre un mur. On pourrait croire qu’il n’y a ici qu’une immense tâche difforme mais en s’approchant, en s’y arrêtant pour l’admirer, on voit les nuances. Un aplat chaotique et vivant, des gouttes vives d’excitation qui s’échappent par endroit au mouvement lent de la peinture qui coule… et partout l’odeur de l’art, de ce besoin de créer. Nicolas ne s’arrête pas et dessine entre ses doigts des arcs de lumière, de petits éclairs qui dansent dans ses mains, et chaque variation fait naître quelque chose de nouveau chez le garçon. De l’extérieur, on ne se rend pas compte de la fresque immense qu’ils créent à deux.

La curiosité laisse sa place à l’émerveillement, une émotion si intense chez les enfants. Parce qu’ils sont plus libres ? Des graffeurs sans limite qui viennent bomber le monde gris de la ville avec des couleurs, hors la loi, parfois éphémères, toujours grandioses. Une émotion sans esquisse, sincère et à l’odeur prenante, un peu étourdissante pour Nicolas. Mais elle est brève, remplacée par une odeur chaude, sèche, du charbon noir frotté sur du papier épais qui recouvre les premières teintes comme d’un voile, le noir et blanc en incrustation, terne. Le petit avait comme lâché sa palette, soudain craintif, fusain dans ses mains maculant ses doigts de doute sombre et de peur noire. Il avait perdu la spontanéité de la gouache et des bombonnes de peinture : il avait réalisé que ce n’était pas normal d’avoir des pouvoirs électriques.

Ce n’est pas grave, Nicolas le comprend. Pouvoir animer et maîtriser l’impalpable a toujours quelque chose de fascinant au premier abord, avant de devenir trop inconcevable. Il stoppe le flux d’énergie et pèse le poids de ses mots. Ce qu’il va dire maintenant sera gravé dans le cœur de ce petit garçon, il le sait, il l’a vécu. Ces mots ont sculpté la personne qu’il est aujourd’hui, lui ont permis de se métamorphoser en quelque chose de plus beau, de plus vivant qu’une statue de marbre aux certitudes affreuses. Ces mots d’encre indélébiles seront le début d’un grand changement. :

-Tu es malheureux et je peux le sentir… J’aimerais te montrer un endroit où il y a pleins de gens comme moi, qui ont été malheureux comme toi et qui apprennent à être heureux avec leurs nouveaux pouvoirs. Qu’est-ce que tu en penses ?

Le garçon le regarde, perdu. Nicolas lui sourit ; il faut reprendre du début, changer de page, essayer un nouveau croquis. Il tend sa main, paume ouverte en avant. Le petit a un mouvement inquiet. :

-Ne t’inquiète pas. C’est comme quand tu éteins la lumière, j’ai appuyé sur le bouton.

Il rit légèrement et attrape sa main, encore un peu hésitant. Un nouveau tracé nait entre eux. Quelque chose de plus doux, de plus simple. Un crayonné épuré, aux ombres estompées. Nicolas comprend que ce petit garçon, comme lui avant d’avoir connu Terrae, ne reçoit que peu de contacts. Alors il l’attire un peu à lui et le prend dans ses bras. Entre le choc, le sentiment de solitude et le soulagement, le petit pleure. Des larmes lourdes qui se transforment en aquarelle, nuançant de pastel leur petit décor. Cet apaisement qu’il ressent a l’odeur des crayons de bois que l’on taille, du papier neuf et de la craie… Il a le son du charbon sur la planche, de l’eau qui se colore entre chaque pinceau que l’on nettoie, des bruits discrets et calmes mais forts de sens. Et Nicolas les connaît si bien…

C’était peut-être brouillon, mais comme souvent il ne faut pas se débarrasser des ébauches… Dans quelques années, ce petit garçon ouvrira le carnet de sa vie. Il se souviendra de l’émotion qu’il a eu en créant cette œuvre, juste parce que quelqu’un lui a offert une main. Peut-être qu’il l’aura déjà terminé, peut-être qu’il devra le compléter… et ce simple premier jet sera alors plus que la base de son ultime portrait, de son âme en arabesque. Mais pour l’instant il était un petit garçon… Il se calme, se redresse mais reste tout contre lui… Il ferme son poing, fait des ronds au niveau de sa poitrine. Il s’excuse. Nicolas lui sourit.

-Ne t’excuse pas, tu as le droit de pleurer… Et on peut prendre tout le temps qu’il te faut.

Terrae ne va pas gommer ta douleur petit bonhomme… Elle va te donner les outils pour devenir ce que tu veux devenir, t’apprendre à grandir, être l’artiste de ton existence.