Elle avait franchi la porte d'un pas hésitant. Ce fut presque instantané ; le regret s'était emparé de son corps. Elle avait hésité à partir. Tourner les talons pour ne plus jamais revenir. Le bandeau était déjà sur ses yeux, et les serveurs lui murmuraient des paroles réconfortantes.
Tout va bien, Citronnelle. Citronnelle... Oui, c'était le nom qu'elle avait choisi. Il n'y avait aucune raison particulière, elle en aimait simplement le goût et la couleur. Ce rendez-vous à l'aveugle lui semblait amusant, mais franchir le pas paraissait bien plus intimidant. Elle ne voyait rien, elle n'avait que son sens du toucher, de l'odeur, et son ouïe pour discerner les bruits ambiants. Elle entendait une voix et sentait la moquette sous ses pieds. La panique l'envahissait, mais elle tentait de respirer. Respirer... pourquoi une tâche aussi simple s'avérait d'une telle complexité dans des moments pareils ?

Une lumière phosphorescente avait attirée son regard alors que l'on retirait le soyeux bandeau de son visage. Il était d'une teinte verdoyante ; il correspondait bien à son pseudonyme, se disait-elle. Elle s'était assise sans oser prononcer un mot, alors que son interlocutrice paraissait beaucoup plus à l'aise. Elle essayait de démystifier son timbre de voix... l'avait-elle entendu par le passé ? L'obscurité brouillait ses sens, rendant la tâche plus difficile. Elle avait demandé un verre d'eau. Peut-être se laissera-t-elle tenter par quelque chose de plus exotique lorsqu'elle aura pris ses aises, ce qui n'était pas le cas pour le moment. Elle regrettait. Elle regrettait amèrement cette décision impulsive.

« Moi c'est... »

Elle s'était tue. N'ayant pas l'habitude de ces activités obscures, la demoiselle en avait presque oublié son anonymat. Elle savait qu'elle devait reprendre ses esprits, mais la nervosité prenait le dessus sur elle. Autant dire que cette fameuse blind date la sortait honteusement de sa zone de confort. Mais Citronnelle n'était pas du genre à reculer si facilement, au contraire. Malgré son profond malaise, elle voulait tenter l'expérience jusqu'au bout. Le plus gros regret ne serait-il pas d'avoir abandonné ?
Abandonner... ce n'était pas un mot qui résonnait bien en elle.

« Citronnelle. Je m'appelle Citronnelle. »

Cette phrase l'amusait. Citronnelle, ça sonnait bien.
Malheureusement, cela avait eu l'effet de lui donner l'eau à la bouche. Heureusement, le serveur n'avait pas tardé à revenir avec un peu d'eau, et l'entrée qu'elle avait commandé au préalable. Surprise par l'efficacité du personnel, la jeune femme ne s'était pas fait prier pour remercier l'inconnu.

« C'est archi bizarre, tout ça. Je ne pensais pas qu'être dans l'obscurité totale serait aussi perturbant. »

Sans compter qu'elle n'avait pas pour habitude de rencontrer des inconnu·es dans un but relationnel de son plein gré. Elle ne comptait pas considérer cette soirée comme un véritable rendez-vous ; c'était plutôt une excuse pour... pour quoi, exactement ? Chercher un peu d'adrénaline, ou assouvir un besoin d'attention quelconque ?
C'était idiot de sa part. Après tout, quelqu'un qui acceptait ce genre de date devait forcément être quelqu'un de louche... cela cachait quelque chose. Évidemment, elle ne prenait pas en compte le fait qu'elle avait elle-même accepté de participer à cette fameuse date en ayant cette déduction.
Tout ça n'avait pas de sens. Et pourtant... et pourtant.

« Hm... Parle-moi de toi, Gremoria. Que recherches-tu ici ? »

Son coeur battait fort. Le stress ? Discuter avec une personne qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne voyait pas et avec qui elle allait partager un repas... oui, c'était presque impensable. Elle espérait relâcher la pression au fil des minutes qui menaçaient de s'écouler. Sans doute qu'une fois la conversation bien entamée, tout ira beaucoup mieux. Elle avait déjà vécu pire...

Une expérience unique...
Oui. C'était sans doute la façon la plus authentique de décrire cet événement. Unique... étrange ?
Terrifiante.
Mais bizarrement elle commençait à s'y faire. Elle sentait la nervosité retomber alors que Gremoria parlait. Elle ne laissait pas le silence devenir étouffant – Citronnelle appréciait. Lorsque Citronnelle se mettait à bafouer des paroles sans cesser, ce qu'elle disait ne faisait plus trop de sens – elle n'avait que très peu de filtres, et il pouvait arriver que ses paroles dépassent ses pensées. Une sincérité innocente mais tout le monde sait que dans certaines situations, il est préférable de réfléchir avant de parler – d'enjoliver les mots.

« Je vois... enfin, je sens que tu as toi aussi commandé une salade. »

Les effluves naturelles et fraîches, elle les reconnaissait. Quant à notre Citronnelle, elle avait opté pour une salade de brocolis à la fleur d'hibiscus. Il y avait aussi des noix de cajou. La légèreté était ce qu'elle préférait – la demoiselle était allergique aux repas trop hauts en calories.
Elle était agréablement surprise de la qualité de son entrée. Citronnelle ne cuisinait que très peu et n'avait pas pour habitude de se contacter des encas élaborés, ceux qui regorgeaient de saveur. Elle allait en profiter aujourd'hui.

Gremoria voulait passer un bon moment avec quelqu'un. Une réponse simple ; une réponse efficace. Notre protagoniste ne s'attendait à rien de plus – les raisons d'une venue en ces lieux ne pouvaient pas être très variés. Certains cherchaient peut-être l'amour, d'autres souhaitaient sortir de chez eux, vivre quelque chose de nouveau. Parmi eux, certains avaient peut-être besoin d'un peu de compagnie, ou de quelqu'un à qui parler. Dans cette obscurité, ils étaient tous au même niveau – aucun regard de travers, aucun jugement, aucun malaise visible. C'était particulier... ce n'était pas désagréable.

Et puis, l'interlocutrice et Citronnelle partageaient un point en commun.

« Oh vraiment ? Bah... on est deux, je crois. »

Elle avait ricané.
En effet, Citronnelle n'était pas la plus douée en ce qui concernait les relations amoureuses. Ni les relations... tout court, en fait. Était-ce pour cette raison qu'elle avait préféré y aller à l'aveuglette ? Ça ne lui ressemblait pas, elle qui pouvait douter de tout et de tout le monde. C'était encore plus difficile d'être en confiance alors qu'un sens se voyait dissimulé.

Mine de rien, savoir que les deux femmes partageaient des traits de personnalités – positifs ou négatifs – c'était rassurant. Ça ne s'expliquait pas, mais... oui, elle aimait bien. Elles pouvaient se comprendre un minimum, peut-être.

« Je n'ai aucune idée de ce que je fais ici. Mais... pourquoi pas. Il faut tenter des trucs, dans la vie. Je suppose que j'avais besoin de sortir de ma zone de confort. »

Un nouveau rire, puis une bouchée de salade.
Ces fleurs d'hibiscus étaient délicieuses. Et que dire de cette laitue ? Difficile de croire qu'ils avaient des légumes aussi frais en ce début de mars.

« C'est quand même étrange, cette lumière brillante. Peut-être qu'on mange de la nourriture radioactive, en ce moment. T'imagines, on va peut-être se transformer en ultra-chimères. »

Ce... n'était pas vraiment comme ça que cela fonctionnait, mais soit.
Citronnelle était heureuse de bien manger. Ceci dit, elle était curieuse face à cette luminescence. Elle se demandait si elle n'était pas tombée dans un vilain piège... Mais ce n'était pas possible, n'est-ce pas ? N'était-ce pas épuisant de douter de tout, constamment ?

« Enfin ! Au moins, cette salade est délicieuse. J'espère que la tienne l'est tout autant. »

Elle allait manger plus qu'à ton habitude... mais... mais. C'était pour l'occasion. Elle saura se le pardonner. Bien sûr, dès demain, elle se rattrapera d'un jogging matinal.
Ses chaussures frottaient contre la moquette soyeuse. La manifestation d'un restant de nervosité ? Hmm... elle allait boire un peu d'eau et ça allait passer. Cette eau dans ce verre brillant.
Allait-elle briller de l'intérieur, après ce repas ?