De certains diront que les amitiés ne perdurent jamais dans le temps. Que les liens de l’enfance sont destinés à devenir de simples souvenirs, un remède contre les tourments de l’âme adulte. Ils disent que toute amitié qui soit est vouée à l’impitoyable échec, car telle est la nature réelle de l’être humain. Il est incapable de vivre auprès de ses congénères, de ses semblables. C’est une créature beaucoup trop insipide et narcissique pour partager son illustre piédestal avec autre homo sapien de son espèce. Après tout, l’homme se doit d’être le héros de sa légende et c’est un premier rôle que l’idée de partager insupporte. (Tu as toujours trouvé l’humanité l’aide… Si laide.)

Plus jeune, tu ne voulais rien entendre. Quand on t’ordonnait de ne pas trop t’attacher et de garder tes distances, tu te bornais à renvoyer les commentaires du revers de la main. Tu t’attachais désespérément et rêvais de prouver à tous ces adultes désillusionnés à quel point ils avaient tort.  (Tu as toujours été beaucoup trop naïf, aveugle) Plus jeune, tu riais, souriais et pleurais pour eux. Tu avais toujours estimé leur amitié comme quelque chose d’éternel, quelque chose qui ne disparaîtrait jamais.

(Grossière erreur.)

Eux et toi n’étiez pas faits du même bois, nés du même arbre. Ton propre monde berçait dans l’excès le plus insolent et jamais il n’aurait dû s’écarter de ses semblables… (Tu aurais dû te tenir près des chiens de ton espèce) Si tu avais consenti à reconnaître ta véritable place et si tu y étais gentiment resté, tu n’aurais jamais eu à caresser du bout des doigts toute cette funeste souffrance. Ton malheur était le fruit de ton impertinence de jeunesse, le prix à payer pour avoir voulu te détourner des tiens au profit d’une classe sociale à laquelle tu n’appartenais pas. Les riches ne se mêlaient jamais aux pauvres. C’était un fondement inébranlable de votre société et tu l’avais défié.

(Acquitte la dette née de ton offense dorénavant.)

Le début de la fin s’est amorcé le jour où tu t’es lié d’amitié avec eux. Le jour où l’enfant parfait des Fitzgerald a crû qu’il était libre de ses décisions, libre d’être qui il voulait. Naître riche et affranchi de toutes responsabilités est un euphémisme que ton esprit enfantin et utopiste ne calculait pas. Toi, tu voulais mener une vie normale. Tu voulais être leur ami, une part entière de leur quotidien. Tu ne voulais plus les admirer de loin, les envier et tolérer la douleur d’être différent. Ils t’ont apporté ce qui, encore à ce jour, demeure la plus belle caresse de ta vie… Ils t’ont apporté l’acceptation, le sentiment de n’être qu’un, de ne pas être qu’un vulgaire comparatif. (Belle illusion n’est-ce pas ?) Tes parents, eux, n’ont jamais apprécié. Alexander n’a jamais souhaité voir son fils de mêler à la classe populaire et, plus d’une fois, il a tenté de t’en empêcher. Mais toi, tu n’entendais rien.  Tu ne voulais rien entendre. Devant ses virulentes protestations, tu te bouchais les oreilles, franchissais d’un pas déterminé les portes de la demeure familiale et courrais les rejoindre. Ils étaient toute ta vie. Ils éveillaient en toi ce qu’il y avait de meilleur.

Ils rendaient l’humanité belle et surtout, Ils te rendaient humain.

Jusqu’au jour de sa mort. Jusqu’au jour où vos jeux d’enfants se sont transformés en cauchemar. Tu n’étais pas là. Tout ce que tu sais de ce jour repose sur les ouïes-dires paniqués de tes amis et leurs versions dissonantes que le temps eut tôt fait de rendre encore plus floues. Ton unique certitude repose sur la mort prématurée et injuste de Kattie ce jour-là. Vous n’avez plus jamais été les mêmes après ça. Il n’y a jamais eu rupture claire, mais le temps et les blessures nées de cette disparition eurent raison de vous. Ce fut comme un poison dans vos veines. Un poison qui vous tua peu à peu jusqu’à ne laisser sur son passage que les restes fumants de votre amitié.

Tu avais seize ans. Et pour la première fois de ta courte existence, tu étais seul.

À partir de ce jour, tu changeas complètement. Le garçon joyeux et intéressé que tu étais laissa sa place à un véritable monstre. Blessé et privé de ton précieux contact avec la classe ouvrière, tu t’enflas la tête. Tu te refermas comme une huitre et te rebella contre le monde entier. Ta douleur, ta souffrance : tu la criais silencieusement au monde entier, mais personne ne la vit. Tes parents avaient toujours rêvé d’un fils conscient de sa véritable place dans la société… Et ils avaient été servis.

(Un peu trop servis. Tu ne penses pas ?)  
Pour ne plus jamais souffrir, tu te fis la promesse de ne plus jamais t’ouvrir.

À cet âge, tu avais déjà découvert ta préférence viscérale et Ô combien honteuse pour les hommes. (Ce ne fût qu’un échec de plus à ton existence) C’était un secret que tu t’étais promis d’emmener avec toi dans ta tombe, mais l’appel de la chair fût souvent plus fort que la raison. Achetant le silence et l’admiration, tu vécus ton péché dans l’ombre et la crainte d’être découvert par ta famille pendant près sept ans. De toi il en avait toujours été ainsi : là où tes aptitudes naturelles ne suffisaient pas à attiser la convoitise, tu te contentais de sortir le chéquier et de payer ta place sur terre. (Comme si cela pouvait te rendre meilleur.)

Tu méprisais littéralement tout le monde. Les plébéiens, les femmes, les handicapés, les riches hypocrites, les enfants : personne n’échappait à ton jugement sans y perdre quelques plumes au passage. Ton animosité envers cette humanité si laide, si indigne de ta perfection, s’attisa d’année en année jusqu’au jour où tes parents cessèrent complètement de se préoccuper de toi. (La honte des Fitzgerald. Le mouton noir de la famille.)

La cassure fût douloureuse. N’en avais-tu pas assez fait ? Tu avais consacré ton existence à chercher leur approbation et à nourrir l’espoir de les rendre fiers… (Vraiment ?) Tout ça pour être rejeter par ceux-là même à qui tu devais ta naissance. Ton comportement arrogant eut raison de leur estime de toi et, doucement, ils cessèrent de t’inviter aux soirées mondaines auxquelles ils étaient conviés. Tu leur faisais honte. Plus jamais ta mère ne te regarda avec cette douce tendresse dans le regard et, bientôt, ils se barricadèrent dans le mutisme et l’indifférence. (Ils voulurent t’effacer.)

Quand ils quittèrent Lumiris pour déménager à Kalos, ils ne t’en parlèrent même pas. Ton avis ne fut pas sollicité, ton opinion fût rejetée d’office. Ils te placèrent face aux faits accomplis et ton unique rôle fût d’acquiescer. Ou de partir. (Inapte à prendre ton envol. Inapte à exister.) De toute manière, plus rien ne te rattachait à ta région natale. Tu n’avais ni ami, ni souvenir à épargner des ravages de la distance… Il ne te restait rien de plus que le poids de ton propre égo, rien de plus que le poids d’une perfection factice, imaginaire. Là-bas, Victoria et Alexander devinrent Duc et Duchesse au Château de Combat de Fort-Vanitas et, pour eux, ce fût le début de la reconnaissance mondiale. Tant qu’à toi, on veilla secrètement à te garder dans l’ombre de leur renommée. Tu étais l’héritier de la fortune familiale, mais certainement pas leur fierté. Jamais ils ne te présentèrent comme leur enfant, tolérant tout juste ta présence dans le même manoir qu’eux. Pendant près de cinq ans, tu devins un paria de la haute société. Tu vécus ta vie de ton côté sans te soucier de qui que ce soit et tu profitas des richesses accumulées par tes géniteurs pour vivre ta plus belle vie. (Ta plus belle vie…)

C’est à vingt-deux ans que ton petit manège cessa. Incapables de supporter ton comportement, la honte qu’ils essuyaient à ton contact, tes parents t’envoyèrent loin d’eux. Sans même t’en parler, ils décidèrent pour toi qu’il était temps de grandir et d’en apprendre davantage sur le monde. (Ce même monde que tu méprisais tant, que tu tenais en si bas estimes.) Sans l’ombre d’un regret sur leur visage placide, ils te renvoyèrent à Johto pour que tu y deviennes coordinateur et que tu y fasses tes preuves. Ils nommèrent cela un « voyage initiatique », mais toi tu savais que ce n’était qu’une excuse pour ne plus respirer le même air que ton odieuse personne.  Tu savais que leurs excuses n’étaient que du vent… Tu n’étais pas con ni inconscient de ta situation. Tu n’étais rien de plus qu’un enfant que ses propres parents avaient oublié. Un enfant mal aimé qui ignorait comment gagner leur attention, comment gagner le droit à un regard.

Et Johto fût ton ultime bourreau.

Cette année fut la pire de ta vie. Pire que la mort que Kattie, pire que le rejet de tes parents. Pire que tout ce que l’esprit malsain d’un homme peut imaginer, concevoir.
Johto te cassa. Johto s’alimenta de ta personne comme d’une vulgaire entrée basse gamme et n’y laissa que des os.

Rappelé à Kalos une année plus tard, tu ne reparlas jamais de l’horreur vécu outre-mer. Tu te bornas au mutisme, ne mentionnas jamais des blessures qui s’étaient ouvertes et qui ne se refermèrent jamais. Tes parents ne surent jamais. À un moment, tu avais cessé de les informer de la progression laborieuse ton périple et ils n’avaient pas insisté. En avaient-ils seulement quelque chose à faire ? À ton retour, ton corps efflanqué alarma le regard de ta mère, mais aucune question ne franchit ses lèvres. Ça ne la concernait pas. Elle n’était pas là pour te manifester de la pitié. Ta vie ne regardait que toi. Elle ne voulut jamais en savoir davantage que ce que ta peau et tes os lui avouèrent honteusement.

(Vous savez, l’amour dont l’on parle tout le temps… Inconditionnel, indestructible, celui d’une mère pour son enfant. Tu avais réussi à le briser. Pas au début, pas tout d’un coup, mais au fil du temps. Tu avais du talent. Le talent de prendre les choses jolies et de les casser. Il n’en restait plus rien.)

Jamais plus tu ne posas sur l’assemblée générale un regard aussi méprisant. Tu étais un homme nouveau. Un homme brisé. Les restes de la splendeur de feu Ezekiel Fitzgerald. Johto laissa sur ton corps des séquelles que les années n’effaceront jamais et dans ton âme une douleur qui ne cessera jamais de grandir. C’est une partie de toi. Une partie de toi dont tu ne peux plus te libérer. Les souvenirs de cette année resteront inscris à l’encre rouge dans ton esprit comme une malédiction qui rattrapera éternellement le moindre instant de bonheur volé.

Tes parents ne te convièrent pas à Kalos pour le plaisir de revoir leur unique enfant. Ils te convièrent parce que la honte née de tes péchés venait d’éclater au grand jour. Un dossier. Un simple dossier. Quelques pages dans un magazine à potins, un magnifique ouvrage qu’un paparazzi avait eu l’honneur d’écrire sur ta remarquable personne. Et, surtout, un ouvrage qui révéla au grand jour tes plus sombres secrets. (Tu étais échec et mat) En apprenant ton homosexualité, tes parents tirèrent définitivement un trait sur ton existence. Ezekiel Fitzgerald disparu et leur vie familiale se limita dès lors à eux deux. Vous n’étiez plus une famille, ils étaient un couple. Dans leur vie à eux, tu n’avais pas ta place. Tu n’avais ta place nulle part. (Tu étais le fils et l’ami de personne.)

En proie à une profonde dépression, tu te laissas sombrer dans ce qu’il y avait de plus bas chez l’homme. Dans l’espoir illusoire de gratter un peu de bonheur, tu utilisas le peu d’argent qu’il te restait pour t’installer dans les rues de Fort-des-Songes et, là-bas, tu commenças à fréquenter les lieux malfamés et les quartiers défavorisés. Plus d’une fois, tu songeas à en finir. Plus d’une fois, tu considéras la pertinence de ton existence sur terre… Mais à chaque fois, l’écho d’une promesse faite te retint sur terre. Tu ne pouvais pas mourir. Pas une deuxième fois. Tu devais assumer cette vie jusqu’à la fin, jusqu’à ce que la grande faucheuse te réclame elle-même. À chaque jour, tu décomptas. Tu décomptas le temps qu’il te restait sans doute à vivre, te réjouissant de réaliser que, dans la rue, l’espérance de vie était basse. Peut-être l’hiver aurait-elle raison de toi ? Ou, privé de soins décents, peut-être la maladie viendrait-elle à bout de ton corps… (Il aurait mieux fallu.)

Pendant plusieurs années, tu étouffas ton dégoût de toi-même dans les bras de femmes pour lesquelles tu n’avais aucune attirance. Ce fût ta manière d’expier tes péchés, de te confirmer à la normalité. Ton dégoût de toi-même s’enivra de chaque nouvelle aventure, de chaque indésirable étreinte dans lesquels tu te reposas. (C’était simple, si simple. N’est-ce pas ?) Pourquoi avais-tu persévéré à ne vouloir que la compagnie des hommes ? Pourquoi avais-tu tout sacrifié pour un lit interdit, pour un amour contre nature ? (Un amour à ton image.) Tes pensées se nourrirent de ta répugnance jusqu’à te convaincre que tout ceci n’était qu’une vulgaire erreur. Tu avais inutilement joué avec le feu. Et si toi tu pouvais te guérir de cette hideuse attirance, alors tout le monde le pouvait.

Un jour, l’une d’elle te revint. Tu ne compris pas. Tu ne compris rien jusqu’à ce qu'elle t'informe de la présence d'un enfant. De votre enfant. Ton cœur rata un battement, la bile remonta dans ta gorge. Ça ne pouvait être vrai. Tu ne pouvais pas être le père véritable de ce gosse mis au monde dans des conditions désastreuses. (Une erreur de plus à ton tableau…) Comment pouvais-tu croire la promesse d’une fille comme elle ? D’une fille qui avait connues tant de mains, tant de bras ? Même si elle affirma que c’était la tienne et que le doute ne subsistait pas, tu te bornas à lui cracher ton mépris au visage.

Laissé à l'abandon aux services sociaux, tu mis plusieurs jours à te décider. Tu ne voulais pas assumer cette erreur et... Pourtant, une part de toi se devait de savoir. Jusqu’à ce que l’enfant voyage de leurs bras à tes bras, tu continuas de nier. Jusqu’à ce que tes yeux croisent les siens pour la première fois et que toutes tes barrières ne s'effondrent. Dès lors, cette gamine née dans la déchéance humaine devint ta raison d’exister. Elle devint ton ancre, ta raison pour ne pas avoir succombé à l’appel d’ailleurs. De l’autre côté.

(Imparfaite, vulnérable, fragile.) La quantité d’alcool ingéré par sa mère pendant la grossesse priva Eden de son droit d’entendre et de parler. Tu compris alors qu’en ton absence, ta fille risquait de connaître une vie encore plus misérable que la tienne. (Était-ce possible ?) S’il n’y avait personne pour lui tenir la main et l’aider à survivre, que deviendrait-elle ? L’idée de la perdre, l’idée que sa naissance puisse la condamner te fût insupportable. Elle avait eu la malchance d’être née du même sang qu’Ezekiel Fiztgerald, mais était-ce une damnation pour autant ?

Malheureusement, la vie après l’arrivée d’Eden ne fût pas plus belle. (Elle ne le serait jamais) Elle te permit de te retrousser les manches, de te trouver un appartement minable, un travail, mais pas d’être heureux. (Le bonheur n’était pas pour les gens comme toi.) Elle ne fût pas la bouée que tu attendais tant, mais elle devint ton ancre. Elle fût le témoin de tes erreurs, mais aussi de tes rares réussites. Elle devint ta famille, ton amie. C’était tout ce qu’il te restait. Tout ce que la vie ne t’avait pas arraché. Elle méritait plus qu’un toit et tous les honneurs du monde. Plus d’une fois, tu pensas l’envoyer à Kalos. Tes parents seraient sans doute heureux d’avoir une petite fille aussi exceptionnelle… Mais tu ne pus t’y résoudre. Et si elle venait à les décevoir ? S’ils venaient à la rejeter comme ils l’avaient fait avec toi ? Sans Eden, tu n’étais rien. (Comme si sa présence faisait de toi quelqu’un…)

Et même si la vie n’était pas belle, même si le bonheur ne cognait pas à votre porte, elle t’avait toi.