« J'en ai pour maximum une demi-heure, ne t'éloigne pas, tu m'attends sur les bancs devant les caisses quand t'as fini, d'accord ?
– Yep mam's ! »

Je ne lui laisse pas le temps d'ajouter quoique ce soit, je suis déjà dans la galerie marchande, plutôt paisible pour un mercredi après-midi – dans le genre, beaucoup d'adultes mais peu d'enfants. Je ne flâne pas – je n'ai pas le temps. J'ai déjà trop attendu en vérité – deux jours, et j'ai cru mourir d'ennui. Je regardais les autres, sur les réseaux sociaux, les autres qui l'avaient tous pré-commandé et qui se sont jetés sur leur paquet dès qu'ils l'ont reçu. Et moi, condamné à attendre, parce que maman avait refusé de payer en ligne avec sa carte bleue, et qu'elle ne voulait surtout pas que je me balade seul avec une somme d'argent en liquide aussi conséquente sur moi. J'ai donc dû prendre mon mal en patience depuis lundi, et jusqu'à aujourd'hui.

Et il est là, si près – le Saint Graal,
le Motismania.

« Rhapsodie, attends-moi là. »

Il s'immobilise à l'entrée et s'assied, puis il agite ses oreilles, curieux des bruits environnants, sans me quitter des yeux tandis que j'entre dans la boutique. Je salue les vendeurs d'un sourire discret – ils me connaissent, depuis le temps que je remplis mon étagère de jeux vidéos et de figurines collector chez eux – et cherche du regard ma seule obsession de ces derniers jours.

Là.
Juste là.

Je franchis la distance qui me sépare de mon précieux – la dernière boîte en tête de gondole, surplombé d'affiches et de peluches à l'effigie des villageois du jeu.

Je la frôle...
puis me heurte à une autre main.

« ... Eh ? »

Je cligne des yeux, stupéfait – il me faut quelques secondes pour réaliser ce qu'il se passe.
Une nana, sans doute à peu près mon âge,
qui pose sa main sur ma console collector.

« Euh... 'scuze, j'étais dessus, en fait... T'as qu'à aller demander à la caisse qu'ils t'en sortent un autre.
– Euh, erm... En fait, il n'y en a pas d'autre.
– Quoi ?! je cligne des yeux en regardant le vendeur, qui affiche une mine désolée.
– On en reçoit d'autres samedi au plus tard... Mais tout le monde s'est jeté dessus. C'est la dernière édition. »

Je me mords la lèvre – sérieusement ?
Et puis, je soupire – ma sœur est venue parasiter mes pensées et, avec elle, sa façon bien à elle de régler les conflits lorsqu'il faut qu'on se partage quelque chose.

« Ok, ok. Bon écoute, si tu veux cette superbe console Pokemon Crossing, tu vas devoir la mériter... Et me battre à pierre, feuille, ciseaux. »

Oui.

Je suis le plus sérieux du monde.

Je n'attends pas de réponse – je tends le poing serré vers elle.

« Pierre, feuille, ciseaux ! »

Les yeux fermés, de crainte du résultat,
j'ai dégainé les ciseaux.

Je rouvre un œil, et c'est à son sourire que je me heurte en premier – qui en dit, sans doute, déjà long sur le résultat. Paupières papillonnantes, je baisse les yeux sur nos mains – et, confus, constate l'étendue des dégâts.

« Putain, sérieux ?! »

Je soupire, glisse une main dans mes cheveux avant de glisser les deux dans mes poches. Je fixe cette console collector, ses jolies couleurs pastelles et son jeu assorti en dématérialisé – l'objectif de toute une vie, depuis que sa date de sortie avait été annoncée.
Ce grand rêve qui s'éloigne sous mes yeux – trois jours de plus à attendre,
mais quel enfer..

« Bon... J'aimerais bien marchander, mais tu l'as gagnée honnêtement... Fin si t'en as pas profité pour tricher pendant que j'regardais pas, hein, mais bon, j'te fais confiance. »

J'avise une dernière fois la boite qui ne repartira pas dans mes bras, puis me tourne vers le vendeur qui rajoute de nouvelles cartes prépayées pour un quelconque jeu en MOBA (sur lequel j'assassine régulièrement plusieurs de mes nuits) sur les supports.

« Du coup, quand vous les recevez, vous pouvez m'en mettre une de côté pour samedi ?
– Pas de souci ! Je note ça tout de suite, Delaunay c'est ça ? »

Je hoche la tête et, de retour derrière la caisse, il tape quelques lettres sur son clavier.
Pendant ce temps, mon attention s'est perdue du côté du mur rempli de figurines pop à n'en plus savoir que faire – il donne l'impression d'en éditer de nouvelles tous les jours.

« Ah ! Je me tourne vers la grande gagnante. Je te laisse la console à une condition : faudra que tu me files ton code ami pour que je vienne courir sur tes fleurs pour me venger. »

La voilà qui s'en va, emportant avec elle le précieux. J'imagine la tête de Victoria, quand je vais lui raconter ce qu'il vient de se passer – mon audace – et qu'elle réalisera qu'au change, j'y ai quand même perdu.
Je préfère ne pas imaginer la réaction de mes parents, par contre.
Je crois que toute la subtilité de ces négociations originales leur échapperait totalement.

J'hésite, un moment, devant le mur de figurines. L'envie de ne pas repartir les mains vides, l'idée que j'ai bien le droit à un lot de consolation, après tout ; rien qu'un petit quelque chose pour me réconforter.

Et puis, un coup d'oeil en direction de l'entrée du Motismania, et je remarque de Rhapsodie n'est plus là.

Disparu.

Rhapsodie ?

Gorge nouée,
angoisse qui tord les entrailles.

R h a p s o d i e

Je me précipite à l'extérieur – le souffle déjà court et les idées folles.

Et puis – et puis, il est là.
Au milieu de l'allée, une Pokéball entre les pattes ; il toise d'un oeil mauvais tous ceux qui l'approchent.
Comme s'il... protégeait la balle.

« Rhaps ? »

Je m'approche et il s'écarte pour me laisser attraper la sphère tricolore.
Aussitôt, il glapit et décampe – droit en direction d'un banc,

droit
vers
elle.

« Rhapsodie ! »

Je me lance à sa poursuite, ignorant les regards en travers qu'on me décoche – je ralentis à quelques pas du banc, essoufflé (pourtant, je n'ai pas couru plus de cinq secondes ; l'adrénaline et l'angoisse qui a précédé certainement) et confus – balbutiant.
Rhapsodie, lui, s'est arrêté quelque pas en arrière – comme pour ne pas être trop proche de l'étrangère qu'il ne jauge pas encore très bien.

« Euh... Eh, la voleuse de console. C'est... C'est la tienne ? Je lui tends la Pokéball. Je crois que... Enfin, mon Evoli, il... Bref. Je crois que c'est la tienne. »

Est-ce que le karma a un problème avec moi, au fait ?

Je secoue la tête à son remerciement, souffle un « c'est normal » un peu embarrassé – je l'aurais fait pour n'importe qui, et j'ose espérer qu'on l'aurait fait pour moi aussi. L'idée même de perdre un Pokémon – n'importe lequel – suffit à me donner des sueurs froides.

Quel genre de dresseur pitoyable ça ferait de moi ?

Je songe à m'éloigner mais, au même moment, elle appuie sur le bouton de sa Pokéball et libère la bestiole qu'elle contient – je cligne des yeux, un peu surpris à la vue de l'Evoli, et cherche le mien des yeux, comme pour m'assurer qu'il est toujours là.

Il est toujours là (évidemment).

Les oreilles légèrement aplaties vers l'arrière, son regard méfiant porté sur son confrère qui vient d'apparaître.

« ... Il s'appelle comment, le tien ? »

Et Rhapsodie qui s'approche à petits pas, ventre au ras du sol, prêt à attaquer au moindre signe d'hostilité de son reflet.

« ... Enfin, désolé, je dérange sans doute, je... je devrais te laisser. »

Et j'esquisse, déjà,
l'ombre d'un pas en arrière.

Je m'immobilise, un peu décontenancé. Ce serait plus facile, de partir, de lui souhaiter une bonne journée et de m'éclipser – enfin, pas si loin, puisque je dois attendre mes parents qui n'en ont pas encore fini avec leurs courses.

Je soupire, et me résigne.

« ... Mikado ? C'est mignon... »

J'observe mon Evoli, qui n'est toujours pas très heureux à l'idée de rencontrer l'un de ses pairs – à croire qu'il n'a jamais vu de Pokémon qui lui ressemblait, avant, et à la réflexion c'est peut-être vrai.

« Rhapsodie. Il s'appelle Rhapsodie. »

Je m'accroupis, pour venir le caresser doucement, qu'il s'apaise et qu'il ne lui passe pas par la tête l'idée d'attaquer le Pokémon de la nana – pas très envie d'avoir à m'excuser des dégâts. Il peine – ses muscles restent tendus, ses oreilles couchées, son regard fixe.

« Désolé. Il est pas super sociable. Je grimace, légèrement – il me ressemble, même si je fais de mon mieux pour changer ça. Tu l'as depuis longtemps ? »

Elle prend son évoli dans ses bras, et je ne peux retenir une grimace bien malgré moi – c'est de ma faute ? C'est à cause de Rhapsodie ?
Il fait vraiment si peur que ça ?

Je baisse les yeux sur le mien, et mon sourire s'est évaporé lorsque je réponds.

« Pareil, à peu près. »

Doucement, j'attrape à mon tour Rhapsodie dans mes bras, et me détourne de moitié pour qu'il ne puisse plus observer son confrère.
Et moi, je n'ose plus vraiment regarder la gamine non plus.

« Tu sais, il allait pas le bouffer, ton Mikado. »

Je dépose des baisers sur son oreille pour l'apaiser – je le sens nerveux, comme dépossédé maintenant qu'il ne voit plus la position de l'autre.

« C'est comme les gens. Certains ont besoin d'un temps d'adaptation. C'est pas plus compliqué. »

Je suis blessé, peut-être, un peu – plus heurté par l'idée qu'on se fait de mon Pokémon
que par celle qu'on pourrait se faire de moi.

Lentement, je sens Rhapsodie qui finit par se détendre sous mes caresses. Il s'agite un peu et se redresse, appuyant sa truffe humide quelque part contre mon cou. Un peu hésitant, je me tourne de nouveau, pour qu'il puisse de nouveau observer l'autre évoli sur le banc, sans toutefois le relâcher.

Je le devine qui le fixe à nouveau, mais la tension dans ses muscles s'en est définitivement allée – sans doute qu'ici, dans mes bras, il ne se sent plus menacé.

« Il a quand même l'air moins nerveux que Rhapsodie. P't'être un peu plus facile
à vivre. »

Mais à peu près n'importe quel Pokémon serait plus facile à vivre qu'un Rhapsodie entouré d'étrangers.

Je lève les yeux vers les caisses, et je devine mes parents qui patientent dans les files. Victoria lève la tête et me remarque, je la vois qui parle à maman et puis qui se faufile entre les gens pour nous rejoindre.

« Coucou ! elle toise la nana à côté de nous, brièvement, puis son regard accroche Mikado, et elle s'extasie. Oh il est encore plus mignon que celui de Damdam ! J'ai le droit de le caresser ?!
– Vicky... »

Mais c'est terminé :
ma sœur ne m'écoute déjà plus.

Et voilà ma frangine qui se jette sur la fourrure de l'évoli sitôt qu'elle obtient l'autorisation de la part de la gamine. Je lève les yeux au ciel, soupire et repose Rhapsodie au sol avant de m'asseoir sur le banc. Enfin, il s'est désintéressé de Mikado – la pelote de poussières par terre est visiblement devenue en un battement de cils beaucoup plus intéressant.

« Ahhhh il est tout doux ! Encore plus que Rhaps !
– Tsk, c'parce que c'est un évoli de luxe, Rhaps il est sauvage ! »

Victoria ricane, comme pas vraiment d'accord avec moi, et je me contente de grimace.
Et puis une nouvelle exclamation.

« Elle est où la console ?
– La dernière, entre les mains de la dresseuse de l'évoli que tu caresses tellement qu'il va finir déplumé.
– Oh. »

Surprise, déception.
Faut dire, elle comptait bel et bien squatter ma console ; donc c'est aussi un peu son ambition de passer la soirée à se battre avec moi pour savoir qui joue en premier qui s'envole d'un seul coup.
(Dommage).

« Tu t'appelles comment ? Moi c'est Victoria ! »

Pitié, papa, maman,
dépêchez-vous.

À l'annonce des parents d'Ashen en approche, Victoria semble s'emballer – j'écoute à moitié, installé sur le banc, occupé à tourmenter Rhapsodie qui tente de s'en prendre à ma main pour se venger.

« Oh dis dis dis Ashen, je peux avoir ton numéro de téléphone avant que tu t'en ailles ? Comme ça je t'enverrai mon code quand on aura le jeu et tu viendrais dans notre ville on jouera à cache-cache et tu me diras quel fruit tu as et...
– Victoria. »

Elle s'essouffle, semble réaliser qu'elle perd de nouveau le fil. Je ricane, doucement, et hausse les épaules sous son regard courroucé.

« Bref ! Mon frère est bête. Du coup Ashen je peux ? »

Mon frère est bête.

D'accord.
C'était totalement gratuit.

Victoria pianote sur son téléphone les chiffres dictés par Ashen, et je la regarde faire brièvement avant de reporter mon attention sur nos parents. Papa est en train de ranger les courses dans les poches abîmées, maman paye en discutant avec la caissière qui m'adresse un regard et un sourire entendu. Je lui adresse un signe de main, avant de reporter mon attention sur Victoria.

« Hop ! Je t'ai envoyé un message, comme ça t'as le mien aussi. »

Comme maman est en train de ranger son portefeuille dans son sac à main je me lève et Rhapsodie en fait de même dans la seconde.

« Va falloir qu'on bouge, Vicky.
– Ouais, ouais, ouais... Bon, Ashen, vu que mon frère est relou là, on continue par SMS si tu veux ! »

Je lève les yeux au ciel, et croise les bras tandis qu'elle fait la bise à sa nouvelle amie. J'hésite, une seconde, et puis j'en fais de même – ose quand même un sourire.

« T'as intérêt à faire une île magnifique, histoire que j'regrette pas trop ma défaite, hein. »

C'est de bonne guerre.

Sourcil haussé, rictus moqueur – c'est donc un défi ?
Victoria pouffe à côté de moi, et saisit Rhapsodie dans ses bras, au moment où les parents d'Ashen – je présume – arrivent à notre hauteur et qu'elle les suit. Elle répond au salut de la main de sa nouvelle amie, avant de s'en retourner vers papa et maman – je lui emboîte le pas, sourire aux lèvres, en observant du coin de l’œil mon Evoli qui mâchouille une mèche des cheveux de Victoria.

Si l'on m'avait dit que les choses se passeraient comme ça...

Parvenus aux caisses, je m'affaire à aider maman à ranger les courses dans les poches tandis que papa se débat avec les cartes de fidélité pour retrouver la bonne.

« Oh oui des bouteilles de Cacolac !
– Faudrait p't'être la sevrer maman, tu sais, parce qu'on n'est franchement pas loin de l'addiction, là... »

Maman lève les yeux au ciel, papa en finit avec le paiement – les bras chargés de sacs c'est à notre tour de nous en retourner chez nous ;
non sans un regard lourd de regrets lancé en direction de Motismania...