Silencieuse, la jeune femme dépose délicatement l’aiguille de la platine sur le vinyle. Elle s’enivre du grésillement de la poussière dans les hauts parleurs, elle sourit lorsque les premières notes s’élèvent dans la tente.

When the night has come
And the land is dark
And the moon is the only light we’ll see

Rejetant légèrement la tête vers l’arrière, elle sourit. Ses pieds nus glissent sur le plancher historique du chapiteau alors qu’elle s’approche des morceaux de tissus rouges et épais qui pendent du sol au plafond. Elle prend une grande inspiration, les enroule autour de ses mains, ferme les yeux.

Il est 5h37 du matin.
Et elle s’appelle Lua. Lua Amasis.
Elle avait toujours été la digne fille de ses parents. De cet homme et de cette femme parés de la richesse des Amasis et que l’on connaissait pour s’être émancipé des sentiers battus afin de mieux y fonder le Phantom Circus. L’histoire gardait en mémoire la passion brûlante dans leurs veines et les innombrables sacrifices qui qualifiaient leur parcours dans la sphère du divertissement. Les parents de Lua, par ivresse brûlante, avaient renoncé à la famille, la stabilité et l’amitié sans l’ombre d’un regret.
Sous la tenture des chapiteaux, Lua n’était qu’une employée, qu’une artiste.
Et c’est ainsi que, par amour du spectacle, ils avaient élevé l’enfant né de leur chair.
Il n’avait jamais été question de maltraitance ou d’indifférence, mais de priorité. Elle n’avait jamais été la leur. Ils l’auraient sans doute laissé pour compte sans l’esquisse d’une hésitation respectueuse si elle s’était révélée être un frein à l’épanouissement de leur chimère. De ce fait, Lua ne leur en a jamais tenu rancune : ils avaient touché d’autres cœur que le sien et elle respectait cela, la page était tournée. Ils étaient appliqués à leur art et elle était l’héritière d’une véritable dévotion sans précédent. Elle n’était pas une enfant torturée. Elle n’avait jamais pleuré le soir, ne s’était jamais questionné à savoir pourquoi Maman ne venait pas la border ou pourquoi Papa ne la faisait jamais rire. Quoi que l’on en dise, quoi que l’on en pense, elle ne comptait pas leur faire un procès ou les détester pour le simple crime de ne pas avoir eu le courage de lui démontrer leur amour. Même si ça ne sautait pas aux yeux, les chemins déviaient parfois du cadre courant pour de bonnes raisons.
Elle n’avait jamais tenté d’imaginer le genre de vie qu’elle aurait pu avoir dans un foyer traditionnel ou le genre d’existence qu’elle aurait pu épouser si. Si elle n’était pas née Amasis, si ses parents n’avaient pas voué leur vie au cirque, si elle s’était justement rebellé à l’adolescence.
Lua ne se posait pas de questions de ce genre, car elle était en paix.
Tout simplement.

Se tirant d’abord à l’aide de ses bras, la jeune femme s’emploie à grimper le long des tissus jusqu’à atteindre une distance raisonnable du plafond. Immobile, elle fixe le sommet du chapiteau, son corps résonne aux battements déchainés de son cœur dans sa poitrine. Ils sont semblables à un raz de marée menaçant de tout noyer dans sa colère. C’est une alerte à la vague, une évacuation d’urgence. Elle se sait là, pendue au-dessus du vide, en proie à une douce ivresse, un amour déraisonnable pour le risque. Et si elle relâchait sa vigilance ? Et si elle tombait ?
Doucement, la belle sourit.

À neuf ans, ses parents avaient tenu à ce qu’elle commence à explorer les disciplines du Cirque. Ils l’avaient invité à tout toucher, tout essayer. Des clowneries avec lesquelles elle n’avait aucune affinité jusqu’aux échasses bien trop fades pour sa personne, elle ne s’était fermée à rien. Elle avait ouvert son esprit, essayé aussi souvent que nécessaire.
Lua s’était laissé enivrée par toutes les sensations possibles, par toutes les craintes inimaginables… Et elle n’avait recueilli au passage que d’innombrables chevilles foulées et tout autant d’hématomes vicieux. Jusqu’à ce que ses doigts s’écorchent sur les acrobaties les plus vertigineuses et que ses doigts s’ornent des ampoules acharnées de la passion.
Le trapèze, le cerceau … Puis les tissus.
Et dès lors, elle avait cessé de vivre les deux pieds sur terre.
Déjà à cet âge, la princesse voyait et ressentait les choses différemment de ses semblables. Un jour, elle avait parlé des couleurs. De ce rouge bercé de violet qui entourait son père, de ce bleu frigorifiant qui qualifiait sa mère et de toutes les teintes qui imprégnaient les corps qu’elle admirait. Elles avaient toujours été là, détenant en leurs mains le pouvoir de trahir les plus sombres aspects des caractères qu’elle côtoyait… Mais dès lors, on avait cru qu’elle cherchait l’attention. On l’avait ignorée, condamnée aux paroles creuses. Les accusations avaient fait mal. Elles avaient frappé son mur de convictions, attaqué sa citadelle. À partir de ce jour, Lua n’avait plus jamais mentionné les couleurs. Elle s’était refrognée, avait gardé pour elle cette inconcevable vision de la vie.
Jamais la différence n’avait été aussi douloureuse.

Doucement, elle enroule les tissus autour de ses jambes, de sa taille. Elle suit minutieusement l’enchainement, s’assure de ne pas faire d’erreur. Elle ne souhaite pas vraiment tomber. Lua, en dépit de sa douce mélancolie, n’a pas envie de mettre un terme à sa vie. Quoi qu’elle puisse penser des lieux, elle est chez elle ici. C’est comme ça, elle doit s’y faire. Au moins, à l’aube du soleil levant, elle sait qu’il n’y a aucun témoin pour admirer son regard teinté de tristesse. Elle se sait seule avec ses pensées, partageant un balai endiablé avec le courant de ses raisonnements désabusés. Il n’y a personne de si bon matin au Phantom Circus. Eux vivent de nuit, ils vivent alors que la ville s’endort. Plus que des oiseaux de nuit, leur existence n’a aucun autre sens que de celui d’animer l’obscurité trop calme des heures tardives.

Elle s’était élevée, Lua.
Les courants d’air frais racontaient qu’elle avait hérité du talent inné de ses parents, que sa place était dans l’usage de son corps et que son agilité était celle d’une araignée.
Basé à Fort-des-Songes, le Phantom Circus n’ouvrait ses portes que de nuit. Une à deux fois par semaine, il était la main tendue aux âmes égarées en quête d’un abri. Il était le trompeur des heures trop longues, l’ami des étoiles trop silencieuses.
Elle était habituée de vivre ainsi, de respirer plus aisément à la lueur de projecteurs qu’à celle trop vigoureuse du soleil. Peu à peu, ce mode de vie inhabituel exacerba sa misanthropie et les couleurs, qui lui semblaient jusqu’alors si naturelles, devinrent un ennemi du quotidien. Dans les foules, l’angoisse aliénait son calme naturel et ses poumons recrachaient plus d’air qu’ils n’en avalaient.
Il n’y avait que sous le couvert d’une ville endormie que Lua parvenait à exister véritablement. Adolescente esseulée, elle poussa la peur jusqu’à fuir le contact des autres artistes.  
Complètement désintéressée par l’éducation nationale – par les bienfaits qu’elle était censée en tirer, l’école à la maison n’était pas rigoureuse. Ses parents soutenaient l’importance d’une pédagogie irréprochable lorsque l’on naissait sous le blason des Amasis, mais préféraient inconsciemment voir Lua s’épanouir dans le même univers qu’eux. La princesse n’était certainement pas une idiote, mais elle n’avait jamais cherché à apprendre au-delà de ce que l’on voulait bien lui enseigner… Elle n’était pas curieuse, ne se nourrissait pas du savoir ancestral qui avait construit les fondements d’une société qui l’épouvantait. Ainsi, elle se contentait sans mal – sans regret – de ce qu’elle savait…
Il n’y avait que les tissus pour l’encourager à excéder la limite mainte fois atteinte de ses connaissances, pour lui donner envie de repousser le strict minimum.
Les tissus et Elise, sa Helionceau.
Elise avec qui lien, la fusion, était aussi inattendu que prédestinée. Une malformation à la patte avait condamnée l’avenir de la lionne, le cirque n’avait plus su quoi en faire. La richesse dont ils profitaient ne pardonnait pas l’inutilité ; ils n’avaient pas les moyens d’entretenir un pokémon qui ne leur apportait rien. Eux qui limitaient déjà la présence de ces bêtes afin de ne pas encourager injustement le trafic et l’exploitation… Non, ce n’était pas par égoïsme ou par cruauté : l’avenir d’Elise ne leur était pas destiné. Entre ses parents, le débat avait duré des jours – une éternité aux oreilles de Lua, les arguments s’étaient succédé les uns aux autres pendant des heures et, au final, il avait fallu que quelqu’un tranche. Elle-même.
Elise était alors devenue la responsabilité d’une seule personne, d’une seule âme ; la sienne.

Doucement, elle relâche sa poigne puis renverse méthodiquement son corps vers l’arrière. Son cœur reste en haut alors que son corps suit la dégringolade programmée pour elle jusqu’au plancher. Tout se fait en l’espace de quelques secondes, à peine, mais le sentiment d’extrême béatitude qu’elle en tire n’a pas de pendant dans l’univers. La tête par en bas, le corps suspendu à quelques centimètres du sol, l’artiste rigole doucement.

Lua ne savait rien faire d’autre. Elle était destinée à cette pratique, à cette vie.
C’était la raison pour laquelle elle n’était jamais partie.
Elle n’avait nulle part ailleurs où aller.
Et même en vieillissant, alors que son cœur et son âme se détachaient des attentes insensées, elle n’avait toujours pas su trouver sa place ailleurs dans l’univers.
Le Phantom Circus était son foyer.
Son monde. Son univers.