Parfois, elle était douce la vie. Comme sur le bord du Lac des Cygnes, dont le nom était gorgé de souvenirs et de paysages sublimés.
Tu savais ce que tu faisais ici… Mais combien de temps espérais-tu chercher? À chaque fois que la réponse te semblait facile, à portée de main, tu réalisais que rien n’était fait.
Tu ne savais plus.
Tu n’étais plus quel genre d’être humain tu étais, de quoi tu pouvais nourrir le creux de tes yeux avides. Tu devais grandir, sortir de tes propres sentiers balisés… Tu devais réapprendre à apprivoiser le revers de la caméra, oublier les mois passés à t’amouracher de la différence pour te tourner vers d’autres horizons. Tu devais grandir, semer l’ombre des fantômes qui te pourchassaient.
Et si tu n’espérais pas finir ta vie au crochet du bonheur d’autrui, ne restait-il pas que la nature à apprécier, à savourer?

Parfois, tu te demandais.
Tu te demandais s’il existait quelque chose plus loin, s’il y avait une réponse pour toi au-delà des chaînes de montagnes et des étendues glacées.
Parfois, tu rêvais. Tu laissais le souffle du vent porter tes songes et guider tes envies… Mais, plus souvent qu’autrement, tu avais les pieds bien ancrés sur terre. Tu détestais cette impression d’être un photographe raté, d’être un artiste acculé au pied d’un vide immensément plus grand.
Tu t’en voulais d’avoir perdue ta muse, d’avoir sacrifié tout ce qui te définissait.

Et maintenant?

Prenant une grande inspiration, tu laisses tes yeux balayer le lac endormi.
C’était à l’automne qu’il fallait venir, qu’il fallait caresser du regard la courbe des vagues. Les natifs disaient que, lorsque les feuilles tombaient, il était de coutume pour les Lackmécygnes de danser au creux de la vallée.
Et même si tu n’aspirais surtout pas à devenir un photographe pokémon, tu devais admettre qu’une telle démonstration de beauté n’aurait pas pu envenimer ton portfolio pour la troisième fois recommencé. Tu choisissais mal tes moments, Izaiah.
Ton retour à Lumiris, tu l’avais mal orchestré.
Tu avais merdé, à ne pas en douter.

Découragé, tu te laisses tomber dans le rideau de neige sur lequel tu venais de t’asseoir quelques minutes plus tôt. Tu ne bouges pas davantage, n’esquisse pas la moindre grimace agacée en sentant le froid s’insinuer dans tes vêtements.
L’éclat du verre dans l’ouverture de ton sac te rappelle l’incubateur que tu portes.
L’oeuf.
Ou plutôt, les œufs.
C’était une histoire délirante, un peu abracadabrante. De ce fait, tu n’en avais pas parlé. Tu avais toujours été étiqueté comme un bleu, comme une âme à éduquer. Tu ne voulais pas supporter le jugement dans le regard des gens si tu venais à assurer que tu avais découvert ces trois œufs sur le bord de ta fenêtre… Et que jamais la mère ne s’était présentée pour s’en occuper.
On te répéterait sans doute que c’était impossible, que l’instinct maternel des Pokémons n’était pas à sous-estimer.
Que tu avais mal agit, qu’il était d’un égoïsme navrant d’ainsi arracher une portée à ses parents.

Et pourtant, toi, tu savais.
La vérité, tu la connaissais. Contrairement au contenu des œufs dont ta seule certitude était que le truc pouvait voler ou grimper.
Tu habitais au deuxième étage d’un bloc appartement bien plus grand… Ce n’était certainement pas un écremeuh qui était venu pondre là. Et même si l’absurdité de l’image t’amusait beaucoup, tu réalisais également qu’elle ne réduisait pas énormément le champ des possibles.
Au final, c’était sans doute un peu plus décourageant que réconfortant.

Tu as encore froid? Tu ne passeras pas l’hiver à ce rythme, tu sais….

T’amuses-tu d’une voix triste lorsque ton regard est soudain retenu par les grelottements de Pandore qui vient se lover contre toi.
Entourant l’osselait de ton bras, tu tentes de réchauffer ce petit corps congelé. Tu savais que, de toute sa grandeur, le pokémon sol était beaucoup trop orgueilleux pour accepter de retourner dans sa pokéball… Mais son devenir t’inquiétait.
Les engelures, l’hypothermie, l’inconfort.
Pandore était ton dernier souvenir d’elle : tu ne voulais pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.

Tu m’inqui-

Ta voix s’étouffe dans ta gorge lorsque, soudain, un autre sac que le tien franchit ton champ de vision endormi. Papillonnant un instant des paupières, tu cherches à mettre de l’ordre dans ton esprit.
En vain.
Il te faut poser tes pupilles céruléennes sur le Pokémon portant l’accessoire pour comprendre les grandes lignes de la situation. Te redressant, tu te bornes au mutisme disgracieux  jusqu’à ce que tes yeux se perdent sur le contenu du morceau de tissu.
Un œuf.
Quel drôle de hasard.

Tu as perdu le dresseur …?

Cri inquiet, incompréhension navrante.
Déglutissant, tu te relèves en abandonnant Pandora au froid qui n’en démord pas. Tu fixes le pokémon – un metang. Tu les reconnaissais.
À Hoenn, les gens les aimaient.

Essayons de le retrouver je suppose…, soupires-tu.

Heureusement, la quête n’est que de courte durée. Quelques minutes plus tard, lorsque tu arrives devant un homme au regard effaré, tu comprends que votre épopée vient de s’achever.
Autant dire que ça ne se sera pas éternisé.

… Votre visage ne me dit rien, peut-être me confondez-vous avec quelqu’un?

Tu esquisses un sourire, écoute ce qu’il a à dire.
Tu peux comprendre.
Dans une certaine mesure. Excepté Agape, tu n’avais jamais eu de petit démon à gérer, de pokémon à canaliser. Paradox, Ifrit, Agony… Ils avaient toujours été trop calmes, trop facile à discipliner.

Il n’y a pas de souci, l’important c’est encore qu’il ne lui soit rien arrivé.

Le tien pèse lourd sur tes épaules.
L’expérience de maternité avait déjà été horrible la première fois, à la naissance d’Opéra… T’étais-tu vraiment amélioré?
Non.

C’est un œuf de quoi…. ? Oh. Si ce n’est pas indiscret bien entendu.

Tu ne pouvais pas décrire la crainte que l’on ressentait parfois à la simple idée d’être reconnu, de franchir l’anonymat qui nous gardait en sécurité.
Autrefois, tu aurais creusé, cherché à comprendre d’où lui venait cette étrange sensation de déjà vue… Autrefois, tu aurais laissé ta curiosité prendre le dessus. Mais c’était derrière toi et, désormais, quand on te parlait d’une sensation de déjà vue, c’est le visage déformé de Kotetsu que tu revoyais.
Tu ne voulais plus être différent, briller dans le regard des gens.
Tu voulais être oublié, méprisé, ignoré. Tout simplement.

Regardant l’inconnu d’un œil inquiet, tu esquisses un sourire en coin devant sa tentative infructueuse de mettre un souvenir sur ton visage. Les possibilités, au fond, étaient nombreuses : un concours, un couloir d’hôpital, un name drop des héros de la centrale, un vidéo sur pokétube… Tu n’avais jamais réalisé, mais ton visage était désormais du domaine public. Il n’avait plus rien de secret, plus rien de discret.
Était-ce encore possible de disparaître quand on avait tant brillé? Doucement, ton cœur se sert.
Tu soupires.

Je suis originaire de Johto, ça peut peut-être vous aider?

Tu ne sais pas pourquoi tu cherches avec lui et ton manque de conviction trahit cette peine que tu as à l’idée de savoir. Les gens ne sont pas tous bons; la centrale t’a retiré tes lunettes roses et c’est désormais avec prudence que tu approches l’humanité.
Néanmoins, tu refuses cette peur insensée de prendre le dessus sur ta sociabilité, sur cette facilité que tu as toujours eu à approcher chaque cœur qui bat. Privé de ça, que te resterait-il?

Rendant le sac au jeune homme… – Enfin, à son pokémon qui, lui, le rend au jeune homme, tu admires un moment le groupe avec tendresse.
Au moins, voilà que tout rentrait dans l’ordre. C’était rassurant; tu n’aurais pas su quoi faire  d’un œuf de plus.
Le tien trônait déjà dans ton sac, toujours près de toi et… ses deux frères – à moins que ce ne soient des sœurs – restaient sagement à l’appartement, aux bons soins des autres démons.
Tu aurais aimé en sortir plus d’un à la fois, mais ton sac était un espace limité dans lequel un seul incubateur ne tenait. Même que, quand tu sortais les coquilles de la maison, tu devais abandonner beaucoup de tes effets personnels; adieu l’ordinateur, la tablette ou même un bouquin de taille moyenne. Les formats de poche étaient devenus tes meilleurs alliés depuis leur arrivé.
Dans tous les cas, l’histoire t’avait appris que tu pouvais mettre un sac de biscuits. C’était toujours ça de pris.

L’écoutant parler, tu penches légèrement la tête sur le côté en te disant que, à bien y penser, tu aurais peut-être dû échanger ton œuf avec le sien – c’était une blague bien évidemment.
Mais l’idée de ne pas savoir ce qui sortirait de la coquille de tes protégés te stressait un peu.
Il y avait une chance sur dix-huit que les trois soient spectres, dix-sept chances qu’ils soient d’un autre type… Mais les trois seraient de la même espèce alors tu ne voulais prendre aucun risque.
Enfin, tu n’étais pas prêt à les échanger en douce pour autant – rassure toi.

Malheureusement, ce nom ne me dit rien…, confies-tu avec un peu de honte.

Tu connaissais mieux les Pokémons qu’autrefois, mais certains noms demeuraient étrangers.
Tu avais appris le pokédex de Johto, mais qu’en était-il du reste? Les cases à remplir étaient encore nombreuses.

Secouant doucement la tête, tu rigoles doucement à l’idée d’avoir été jugé digne de confiance.
S’il y avait bien quelqu’un de maladroit avec ce genre de tâche délicate, c’était bien toi. C’était la raison pour laquelle tu avais investi dans un incubateur; pour ne surtout pas prendre de risque au cas où tu tombais, oubliais, merdais. À la place, tu t’empresses de faire tomber ton sac le long de ton bras puis de te pencher à hauteur du sol pour en ouvrir la fermeture éclair. La perte de ton bras rendait ce genre de tâche ultra pénible, mais tu t’en foutais.
Tu ne voulais pas d’une vie de raccourcis, d’une vie basée sur la flemme et la soustraction de nombreux gestes.
Dégageant l’ouverture du sac, tu te contentes plutôt de montrer l’incubateur qu’il contient.

Si tu veux mon avis, je crois plutôt qu’il a ressenti ça...

Est-ce que les pokémons pouvaient ressentir la présence d’autres pokémons ou… plus exagérément, sentir les œufs? Tu ne savais pas. Et, soudain, la question t’intrigue avec plus de force que de raison.
Tu devrais demander à Lys.
Tu avais beaucoup trop de questionnements sans queue ni tête auxquels la confronter, serait-elle prête lorsque tu finirais par tout déballer? Tu craignais que non.

Surpris, devant la main tendue, tu refermes alors le sac d’un geste vif avant de le faire reglisser de peine et de misère sur tes épaules.
De ta seule main, tu serres alors celle d’Ilian avec force et conviction.
Il ne dégageait rien de fondamentalement mauvais ou d’inquiétant.

Izaiah, tout le plaisir est pour moi.