tw : tentative de suicide

Alto Mare

Depuis ta tendre enfance, l'instabilité tu as connu. Tu étais l'enfant du milieu, celle à qui on n'accordait pas beaucoup d'attention. L'enfant calme, silencieux, perdu dans ses rêves et ses pensées. Perdu dans son instabilité. Alors que ta grande soeur rongée par la maladie gardait les pieds sur terre, toi tu avais la tête dans les nuages. Tu ressemblais davantage à ton petit frère ; mais lui il était le casse cou du domicile des Ellore. Toi tu n'étais qu'une rêveuse, tu étais la meilleure amie de la lune. Tu te perdais incessamment dans son reflet ; t'emmêlant ainsi entre rêves et cauchemars. Alto Mare était une petite île, un endroit agréable. Tu t'y sentais à ta place - déambuler dans les rues bordée d'eau était sans doute ton activité favorite. Ton échappatoire, ce qui te permettait de garder un semblant d'existence.

Ta mère, elle étudiait le bonheur des Pokémons. Ce sujet suscitait moult questionnements ; c'était un phénomène à la fois intriguant et fascinant. Depuis quand le bonheur pouvait-il être quantifiable ? Pourquoi certaines créatures évoluaient en fonction de leur humeur, alors que d'autres n'avaient pas besoin d'être heureux pour grandir ?
Toi aussi, cette question t'avait toujours intriguée. Elle te rendait confuse.

et si toi tu n'étais pas heureuse ;
et si c'était pour cette raison que tu n'avais pas l'impression de grandir...

Ton père vous avait quitté alors que tu avais cinq ans.
Il était parti de son plein gré.

Parce que malgré les apparences, votre famille était dysfonctionnelle. Votre foyer sommeillait dans l'obscurité. Quelle ironie d'étudier le bonheur alors qu'on ne le connait pas, hein maman ?
Parce que votre foyer était une bombe à retardement.

La vérité, c'est que tu n'étais pas un enfant désiré. Pas plus que Naal et Ciara.
Alors pourquoi vous avez continué ? Vous étiez des accidents, des cadeaux empoisonnés. Ta mère n'avait pas l'instinct maternel ; toute sa vie était un paradoxe. Elle étudiait le bonheur mais ne savait pas vous l'offrir à vous, ses enfants.

Très jeune, tu as été contrainte à te débrouiller seule. Enfant, tu étais négligée et souvent ta mère perdait patience ; parce que ton petit frère il n'était pas facile à vivre. Mais toi tu l'aimais, Naal. Tu ne voulais pas qu'il souffre, Naal. Tu préférais souffrir à sa place.

C'était toi, Helia. Toi qui étais privée de dîner. Toi qui restais dans ta chambre pendant des heures. Toi qui se prenait les coups. Toi qui recevait les postillons de toutes ses complaintes, de ses défoulements. Parce qu'il n'y avait que vous, et qu'il fallait que ce soit de la faute de quelqu'un. Tu n'en voulais pas à ta soeur, tu ne lui en voulais pas de rester en retrait. Parce que parfois, tu te disais que c'était sans doute la meilleure chose à faire. La meilleure chose pour se protéger. Ciara elle était malade, elle n'avait pas besoin qu'on l'aide à se détruire encore plus. Mais toi, tu avais perdu l'envie de te protéger.
Tu avais accepté d'être le fardeau de cette famille. Et à force, tu as fini par y croire.

Ta mère, elle n'avait aucune patience et les mauvaises habitudes, elle les enchaînait pour oublier. Pour vous oublier. Et elle a fini par perdre son emploi ; son instabilité la suivant jusqu'à sa vie professionnelle.
Et à partir de ce moment, ce n'était que de pire en pire.
C'est à cause de vous.

Tu avais huit ans lorsque ta mère a fait la rencontre de cet homme en ligne.
Il habitait Alola, cette région insulaire.
Et avec vos quelques valises, vous avez tout laissé derrière.

Sans l'ombre d'un désir de connaître votre avis ; vous n'étiez que des bagages de plus à emporter. C'est ainsi que tu l'avais ressenti. Ta mère n'était pas fondamentalement mauvaise. Elle n'était simplement pas faite pour avoir des enfants ; elle avait des problèmes à régler dans sa vie, problèmes qu'elle ne voulait tout simplement pas régler. Mais se résoudre à vous laisser tomber, elle n'y arrivait pas. Elle vous gardait sans doute pour se donner bonne conscience ; tu n'en savais rien. Peut-être pour les pensions et les aides financières. Peut-être pour prouver aux autres qu'elle aussi, elle en était capable, bien que ça ne soit pas le cas. Tu n'avais pas le choix d'accepter la réalité, peu importe ce qu'elle était réellement.

et lorsqu'on pense que ça ne peut être pire ;
on se dit forcément que ça ira mieux.

Malié (Ula-Ula), Alola

Cette période de ta vie n'a pas été bien plus joyeuse. À vrai dire, tu n'étais jamais à la maison ; tu préférais arpenter les lieux de la région, virevolter dans les allées marchandes, te rendre à l'observatoire du Mont Hokulani avec Naal et Ciara. C'était ce faux sentiment de liberté qui te maintenait en vie. Parce que ta mère, elle travaillait davantage depuis votre arrivée dans la région. Elle n'était jamais là et ton beau père - bien que tu ne l'as jamais considéré comme tel -, il n'avait aucun emploi. Il était constamment dans votre domicile, il empiétait sur votre territoire et il ne s'en gênait même pas.

Qui se ressemble s'assemble, cette phrase, tu l'avais souvent entendu.
Et elle prenait tout son sens aujourd'hui. Parce que le nouvel amour de ta mère, il n'aimait pas les enfants. Il s'occupait encore moins que vous que ta génitrice, autant dire que vous étiez des meubles à ses yeux, des fantômes. Vous n'étiez rien.

Puis vint l'adolescence. Ce moment où tout enfant qui se respecte commence à se rebeller, à hausser le ton. Alors que Ciara était plus discrète, Naal était devenu une catastrophe. Les conflits et les prises de tête, c'était votre quotidien. Et toi, tu essayais de calmer les foudres. Et à chaque fois, c'était toi qui en récoltait les dégâts. C'était de ta faute. Toujours de ta faute. Tu fuyais ta maison comme la peste. Ce qui était sensé te servir de foyer, de cocon familial - ça ressemblait davantage à une prison, te causant de l'anxiété plutôt que du bien-être. Tu n'avais jamais été heureuse chez toi. Tu trouvais ton réconfort ailleurs, en dehors de ces quatre murs.

Tu trouvais du réconfort à l'école, à l'observatoire, dans la nature. Parmi les étrangers. Tu trouvais du réconfort avec les Ehu-kai. Cette famille que tu avais rencontré ici, et surtout aux côtés de Mana'arii. La première personne envers qui tu auras éprouvé des sentiments impossibles à décrire. Avec eux, tu auras découvert tes premières amitiés, ton premier amour de jeunesse, tes premiers rires sincères. Tes premiers sourires et cette impression de te sentir vivre.

Si tu avais pu changer de famille, tu l'aurais fait.
Sans la moindre hésitation. Tu aurais pris la main de ton frère et de ta soeur, et tu aurais quitté ce semblant de famille décomposée. Mais c'était impossible ; parce que la vie n'était pas aussi simple.

et parfois la vie elle te poignarde
d'une lame laissant une cicatrice inguérissable.

« Pardonne-moi, Helia... »

Tu laissais tes larmes couler sans réaliser la gravité de la situation.
Tu pleurais devant Ciara qui gaspillait ses derniers souffles pour toi. Est-ce que seulement tu les méritais ? Est-ce que tu méritais ses derniers mots ?

« Je n'ai pas su te protéger. Je n'ai pas été une bonne grande soeur. Je n'ai pas eu ta force. »

Quelle force ?
Tu n'étais pas forte, Helia. Tu n'étais rien du tout, tu étais un fardeau depuis tes premiers souffles. Et aujourd'hui, tu aurais voulu que les derniers souffles de Ciara soient les tiens.

« Je suis désolée, tellement désolée Helia. Dans notre prochaine vie, je te protégerai... »

Tu aurais voulu sourire. Tu aurais voulu lui dire qu'elle était idiote, qu'elle ne devait pas s'en vouloir ainsi. Tu aurais voulu lui dire qu'elle était une bonne grande soeur, que tu l'aimais malgré tout, que tu n'avais aucune rancoeur à son égard. Mais tu n'y arrivais pas, tu n'arrivais pas à prononcer le moindre mot. Et c'est dans ton silence que ta soeur s'est éteinte pour de bon. C'est sans réponse de ta part que la maladie lui aura été fatale.

Et ça, tu ne pourras jamais te le pardonner.

Tu n'avais jamais rien su de cette maladie. À tes yeux, Ciara avait simplement un corps plus faible que le tiens. Mais tu avais compris que sa maladie était auto-immune, et qu'elle nécéssitait un traitement que ta mère ne respectait pas.

Tu la haissais.
Tu la détestais.
Tu la maudissais.

Après le décès de Ciara, Naal n'était plus le même. Jadis casse-cou mais chaleureux, il est devenu un bloc de glace. L'entendre prononcer un mot relevait du miracle. Voir ton frère encore plus malheureux qu'avant, c'était la goutte d'eau qui avait fait déborder le verre fissuré qu'était ton existence.

Ciara n'était plus là.
Naal n'était plus le même.

Les fantômes qui te servaient de parents ne daignaient même pas vous accorder un minimum d'attention. Dire qu'ils n'avaient pas été ébranlés par le départ de ta soeur serait un mensonge, mais dire qu'ils avaient mis du temps à s'en remettre seraient également mentir. Parce que ça faisait un enfant en moins dont il fallait s'occuper, n'est-ce pas ?

Tu as voulu partir.
Tu as essayé de partir. Tu voulais rejoindre ta soeur et lui dire de ne rien regretter.
Tu voulais fuir et être égoïste.

Mais Naal est arrivé à temps. Et Naal t'a fait comprendre qu'il ne pourrait pas supporter que tu partes à ton tour.
Il a fait de toi une survivante ;

Tu ne sais plus quel a été le déclic. Celui qui t'a redonné goût à la vie, au moins un peu. Tu repensais à ton mutisme lors du départ de Ciara, et tu ne voulais plus lui ressembler. Tu ne voulais plus ressembler à cette Helia trop faible pour s'exprimer, tu voulais redoubler d'efforts pour que les gens autour de toi ne puissent connaître la souffrance. Tu voulais t'entourer d'une énergie positive, tu en avais besoin. Toi mais également ton petit frère.
Et les gens nocifs, tu ne voulais plus jamais les côtoyer.

Cela faisait maintenant un an que tu portais ton tatouage. Tu devais désormais lui donner un sens. Avec Naal, tu as quitté ton domicile. Tu avais besoin d'entamer une nouvelle vie.

certaines personnes tournent la page ;
toi tu changeais de bouquin.

« Tu penses quoi de Lumiris ? »
« Ça me dit un truc, je crois. C'est une ville dans quel coin ? »
« Oh... C'est un archipel. »
« Attends... Tu veux carrément changer de région ? C'est pas un peu... radical ? »
« ... Naal, tu es devenu si sérieux. Trop sérieux. »

Ce changement, il était nécessaire.

Voilà pourquoi à ce jour, tu habites à Port-Corail avec ton petit frère. Lui, il est livreur. Toi, tu travailles à temps partiel à l'aquarium de la ville. Étonnamment, vous y arrivez bien. Pour le moment. Naal allait finir ses quelques cours à l'académie de Nemerya, tu l'avais convaincu de le faire.

Ces deux derniers mois, vous avez été plus sereins dans votre aventure improvisée vers l'inconnu que pendant tout le reste de votre existence.
Et malgré tout, ça continue d'étudier le bonheur des Pokémons à Alola, hein maman ?

Non...
Toi Helia, tu allais apprendre ce qu'était le véritable bonheur. Et ce bonheur, tu allais le chérir. Mais surtout, tu allais le propager.
Tu refusais cette souffrance qui t'avait envahit, où qu'elle soit. C'était terminé.