Le Dôme d’Artiesta.

Un rai de lumière descendit lentement le long du rideau et révéla une mystérieuse figure encapuchonnée. Un simple rictus saluait l’audience plongée dans les ténèbres. Ces ténèbres, Selen les illuminerait !

Il écarta les bras et un grand projecteur devant lui dessina contre le rideau l’ombre parfaitement circulaire d’un Azurill, agrandie par la distance. Une large auréole contournait la silhouette du garçon, qui retira sa capuche élégamment. Il attrapa sa canne et l’éleva jusqu’à croiser le cercle de lumière qui l’entourait.

« Que le soleil illumine la pluie d’étoiles ! »

L’Azurill sautilla puis tourna sur lui-même, battant le gros projecteur avec sa queue pour le faire pivoter. Un cône de lumière vertical illumina le plafond du théâtre. Azurill rebondit sur lui-même aussitôt puis atterrit dans la main de son maître. De l’autre, Selen abattit sa cane sur le sol et l’impact résonna. La souris exécuta l’ordre tacite, cracha une petite colonne d’eau. Les gouttelettes se dispersèrent et, à travers le faisceau lumineux, se parèrent de reflets colorés illuminant le visage souriant de Selen.

L’audience resta silencieuse, happée par la mignonnerie de cette complicité : le garçon et son Pokémon se tenant fièrement dans l’espace, entourés d’une bruine scintillante. Comme figée dans le temps, cette nuée d’étoiles décora le tableau pendant plusieurs secondes…
… puis s’abattit violement sur la moquette.

Un grand clac retentit, le rideau tomba, l’audience disparut et les ténèbres se dissipèrent. L’espace se comprima, Selen maintenant coincé entre un lit et un bureau. La réalité réapparut, ainsi que la pièce dans laquelle se tenait réellement le prestidigitateur.

La porte de la chambre grinça, et la tête du propriétaire passa dans l’ouverture. Ébloui par la petite lampe posée par terre, il devina aisément la scène.

« T’as encore trempé la moquette ?! Tu le fais exprès, ma parole ?! J’espère que t’as les moyens d’en payer une autre, parce qu’à ce rythme, la caution suffira pas à réparer toutes tes bêtises ! »

La lampe grossissait ses traits : des pommettes si saillantes que leur ombre couvrait ses yeux, des sourcils parfaitement perpendiculaires, croisant l’ombre de ses joues pendantes, dessinant sur le vieil homme une croix noire. Un jugement bien sévère pour la prestation du locataire.

Il claqua la porte.

Le cri amusé de l’Azurill ne suffit pas à contenir le soupir de défaite de Selen. Il jeta sa cane sur son bureau, posa son Pokémon sur le lit et dénoua sa « cape », la couverture enroulée autour de son cou. Un second soupir tenta de cacher ses émotions.

« C’était bien, non ?
- Ril ! »

L’enthousiasme de son partenaire lui redonna un semblant de sourire alors qu’il rangeait douteusement le bazar qu’il avait éparpillé. Puis un troisième soupir lorsqu’il s’affala sur le lit, prenant son ami dans les bras.

« Un jour… tous les deux… on sera sur scène pour de vrai ! »

La petite boule bleue se blottit contre son maître, fatiguée par tant d’agitation. Ces numéros répétés dans cette chambre trop petite étaient le quotidien de cette paire. Aussi épuisants qu’ils étaient, l’amusement qu’ils en tiraient valait ce travail acharné. Tous ces efforts payaient : il suffisait d’un seul mot clé pour que Lilin sache quoi faire. Selen et Lilin avait même établi des signaux discrets pour avoir un timing irréprochable !

La pluie d’étoiles… C’était le seul tour que Selen avait réussi à mettre au point pour l’instant, un que ni lui ni son Pokémon ne se lassait de répéter. Ça ne payait pas de mine, mais il savait que c’était une performance solide, qu’elle lui vaudrait un nom parmi les débutants, il en était sûr !

Pourtant, il n’avait jamais mis les pieds dans un Dôme. Pas même en tant que spectateur.

Il ignorait tout de l’étiquette des concours, des pièges dans lesquels tous les débutants tombaient. Au début, tout le monde se croit différent, tout le monde fait les mêmes erreurs… mais lui, il était vraiment différent, pas vrai ?

Cette croyance l’avait finalement tenu à l’écart de la vraie coordination, celle dont il rêvait. Le fossé entre son niveau et son rêve semblait bien trop grand pour être franchi un jour… Depuis qu’il avait emménagé à Artiesta pour fuir ses parents dresseurs, il avait vécu de missions, tout juste assez pour se payer le loyer d’une chambre chez un vieil aigri.

« Ton équipe Pokémon doit être bâtie pour se battre et devenir champion ! », lui avait-on rabâché plus jeune. Et il y croyait, au début. Bien que cela ne se soit pas reflété dans ses notes à l’école, il proclamait parfois haut et fort qu’il deviendrait un jour Champion d’arène. Le genre de promesse que font les enfants : beaucoup de bruit et peu de conviction. Mais son entourage y croyait. En particulier ses parents, qui partageaient ce rêve.

Alors pour son 14ème anniversaire, Selen et les Realta partirent tous ensemble assister pour la première fois à un combat de champion d’arène. Le garçon avait beaucoup pleuré. On pensait que la violence de la compétition avait fait forte impression sur le futur dresseur. Voir ces Pokémons blessés était difficile, mais c’était comme ça, il fallait qu’il s’endurcisse ! En réalité, il avait simplement réalisé que ce destin tout tracé n’était pas pour lui. Une émotion difficile à encaisser, alors il avait pleuré, et les taquineries des parents n’avaient pas aidé.

Ses parents avaient capturé son Azurill pour lui, et la paire avait fini de grandir ensemble. Lilin n’aimait pas vraiment se battre non plus, et préférait accompagner Selen dans ses pitreries d’adolescent. Il faut dire que les parents savaient y faire avec les Pokémon, alors il s’était très vite senti comme chez lui.

Selen termina ses études, en faisant juste assez d’efforts pour obtenir son diplôme, puis partit en « vie sabbatique » comme il aimait s’imaginer. Un saut dans l’inconnu. Une poignée de mois plus tard, il était à Artiesta. C’est là que tout commencerait ! Son rêve allait devenir réalité, Lilin et lui, sur scène, acclamés par la foule pour leur talent !

Jusqu’à ce qu’il remarque le prix des billets d’entrée… et du loyer… et de la nourriture… Bref, tout était cher maintenant que c’était lui qui payait. Rien qu’un petit nœud pour décorer son Pokémon sortait de son budget. Alors ne restaient que des missions, toutes plus variées les unes que les autres, et aucune n’ayant de rapport avec son rêve. Chaque semaine filait à toute allure, avec ses répétitions chaque week-end, mais Selen n’avançait pas… Cette sensation de stagner, voilà ce qui l’avait poussé à transformer sa chambre en Dôme personnel.



Un matin, la voix du vieux grincheux interrompit une nouvelle fois la prestation du duo. Une lettre venait d’arriver. Selen retira tous ses accessoires en vitesse et descendit les marches rapidement pour l’ouvrir. Lire n’était pas facile avec le vieillard grommelant ses habituelles menaces au sujet de la caution, tout à fait conscient de ce qu’il venait d’interrompre. Mais ses râles furent coupés net par un cri de Selen, qui bondit entraînant Lilin avec lui : leur inscription pour leur tout premier concours avait été validée !

« J’espère que vous aurez le grand prix, comme ça vous pourrez foutre le camp chez quelqu’un d’autre ! » encouragea le vieil homme. Difficile de savoir s’il les détestait vraiment ou s’il refusait d’admettre que l’animation quotidienne lui mettait du baume au cœur… Mais à cet instant, l’euphorie était palpable, et le brouhaha de Selen fouillant le bazar de sa chambre tout aussi audible.

Chaque rebond de l’Azurill amplifiait son enthousiasme. Des dizaines de tenues furent essayées, la plupart jugées immondes par le Pokémon. Même Monsieur Grincheux s’était joint aux essayages pour commenter avec dédain chacune des propositions. Il fallait que tout soit parfait. Au final, c’était quelque chose de simple qu’il avait porté dans le Dôme, un long manteau extravagant.

L’heure de vérité approchait, et le trac grimpait à chaque instant. La paire anxieuse en coulisse répétait mentalement leur numéro. Impossible de deviner qui de Selen ou Lilin sautillait le plus sur place pour évacuer leur stress, mais chose sûre, les deux tremblaient d’impatience et d’appréhension.

Puis vint le grand moment. Il monta sur scène dans le noir total, prenant de longues respirations tout en serrant contre lui son partenaire. Le silence qui occupa l’espace était des plus lourds, pour la première fois, Selen doutait de lui. Arriverait-il à dire sa phrase correctement ? Est-ce qu’ils allaient réussir le timing du Pistolet à O, est-ce que…

Un grand clac fit briller la lumière sur le garçon crispé sous son manteau. Il esquissait un sourire douteux. Les spectateurs attendaient. Il écarta les bras et le projecteur à ses pieds s’alluma brusquement, projetant l’ombre d’Azurill contre le mur. Il prit une dernière bouffée d’air et sentit son cœur se crisper : « Que le… »

Lilin restait immobile. Son regard fixé sur la foule impassible et impatience. La petite boule bleue si animé était figée, incapable de réagir. N’avait-il pas entendu ? Pas compris ? Peut-être qu’il n’avait pas été assez clair ? Ou qu’il avait oublié une étape ? Ou que…

Il tenta de reprendre son souffle pour effacer les larmes qui montaient et répéta la phrase, étranglé, mais à nouveau rien ne se passa.

Devant lui, le public s’inquiétait, comprenait très bien ce qu’il se passait, et leur silence empathique bourdonnait dans sa poitrine.

Lentement, la lumière s’éteignait et les murmures circulaient. Il avait beau répéter la formule, la magie n’opérait pas. À nouveau dans le noir, cette fois-ci sans étoiles, Selen dut quitter la scène, abattu. C’était un échec.

Machinalement, il rentra chez lui, Lilin dans les bras. Même le vieillard, qui s’était réjoui de les voir rentrer, comprit à son regard vide que ça ne s’était pas bien passé. Le garçon s’allongea sur son lit, tout habillé, et ni lui ni le Pokémon ne dirent le moindre mot jusqu’à s’endormir. Quelle humiliation…



Le lendemain, la première chose que fit Selen fut de rassurer Lilin. Ce moment était si important pour eux, c’était naturel qu’ils cèdent tous les deux sous la pression. C’était prévisible après tout, ils ne s’étaient jamais entraînés devant une audience, pas même ses parents… Même si c’était un concours débutant, que les spectateurs étaient indulgents, c’était nouveau et effrayant.

Toute l’agitation du garçon s’était changée en profonde réflexion pendant plusieurs jours. Un silence étrange, si bien que le propriétaire avait fini par partager un café avec le garçon, une première. L’embarras de cette compagnie inhabituelle et de ne pas savoir quoi dire s’était quand même montré réconfortant.

Si même le vieil aigri croyait en lui, alors le talent était là, quelque part. Ça, il n’en doutait pas. Et le talent de Lilin l’était aussi, les semaines passées à s’entraîner le prouvaient. Non, ils ne pouvaient pas se laisser abattre ! C’était son rêve, et il y croyait ! Et si s’en rapprocher lui avait fait réaliser douloureusement qu’il en était bien plus loin que ce qu’il pensait, il y arriverait quand même !

« Hum, je n’ai pas voulu te le dire l’autre jour parce que tu n’étais pas dans ton assiette, interrompit le propriétaire assis avec lui, mais, tu es en retard sur ton loyer. »

Et soudain… son rêve parut s’éloigner un peu plus. Au final, ce n’était peut-être pas le trac qui l’empêcherait d’atteindre son but…