Il n’avait rien demandé.
Encore heureux, il demandait rarem – foutaises.
Non, pour cette fois seulement, Mana’arii n’avait réellement rien demandé.

Il s’était contenté de faire son boulot, avait à peine haussé un sourcil lorsqu’on lui avait cédulé un rendez-vous avec sa cliente. Depuis le temps, il était habitué.
Allure fonctionnait ainsi depuis que l’insulaire travaillait pour eux… À savoir, depuis plus d’un an quand même.
Face à cette réalisation, le regard du jeune homme se durcit légèrement alors qu’une grimace vient s’étirer sur les traits harmonieux de son visage. Un jour, tout cela devrait cesser.
Il le savait.
Mana n’était pas un homme d’ambition, mais il avait des idées derrière la tête et, malheureusement pour lui, elles ne coïncidaient pas avec son champ d’activités actuel… C’était sans oublier que, même si Damien avait conscience de la situation – de son boulot, comme il aimait le rappeler –, combien de temps pourrait-il endurer ça avant que sa patience de s’étiole? Avant qu’elle ne se fane comme fleur au soleil?
Pour la première fois, Mana voyait un décompte au-dessus de ses chèques de paye. Après tout, comment pouvait-on s’engager dans une relation sérieuse lorsque l’on était le petit ami de n’importe qui?

Soupirant, il se masse nonchalamment les paupières avant de quitter le confort anxiogène de son sofa.
Chaque chose en son temps.
Déjà, son rendez-vous de 18h15.
– Après, on verrait bien –

Devant la glace, l’insulaire dégage son visage des quelques mèches que l’indifférence a placé devant ses yeux. Il prend une grande inspiration, ancre son regard à celui de son reflet.
Il n’a pas trop mauvaise allure.
Au contraire, il a plutôt bonne mine aujourd’hui: son cheat meal de la semaine n’a pas laissé de trace sur sa peau, ses yeux sont pétillants de vivacité et, la dernière fois qu’il les a lavé, ses cheveux ont bien séchés…
Que demande le peuple? Satisfait, il esquisse un sourire avant d’enfiler un pull jaune auquel il agence un pantalon noir aux multiples déchirures.

Quelques minutes plus tard, Mana’arii claque la porte de son appartement, non sans avoir promis à sa ménagerie de leur rapporter une gâterie pour se faire pardonner de ne pas les amener.
D’un autre côté, il se voit difficilement pénétrer dans l’enceinte d’un café avec un zoo à sa suite. De quoi faire fuir sa cliente sans plus attendre. Un jour, on lui avait confié à demi-mot qu’un client qui quittait un rendez-vous avant la fin, ce n’était pas très bon pour leur réputation.
C’était stupide à entendre sans pour autant être faux. Juste… Évident.

Heureusement, la situation ne lui était jamais arrivé et il, étonnamment, veillerait à continuer.
Arpentant les rues de la ville – de sa ville –, Mana’arii prend une grande inspiration en tentant de chasser le froid de septembre de ses poumons, de son corps encore inadapté aux températures beaucoup trop fraîches de cette Lumiris maudite.
Même si la région était sa région d’adoption, sa nouvelle maison, il n’arrivait toujours pas à accepter des moyennes saisonnières aussi basses. Et dire que les éco-terroristes de Green Peace Low Budget travaillaient à la geler de la tête aux pieds… Foutaises. Pour sur, l’insulaire périrait en même temps que la végétation locale s’ils arrivaient à leurs fins.
Il détestait le froid. Et il détestait un peu Lumiris, aussi.

18h13, c’est l’heure qu’affiche son téléphone lorsqu’il pénètre dans l’enceinte du bâtiment. Nullement gêné, il balaie rapidement la salle du regard à la recherche de sa cliente.
Il n’a pas peur. Depuis le temps qu’il fait ce boulot, Mana’arii sait désormais qu’il n’y a rien d’intimidant à aborder quelqu’un que l’on connaît pas – surtout lorsque ce quelqu'un l’attend.
Néanmoins, la jeune femme qui attire son attention est très loin de réponse aux attentes qu’il s’était faites. Surpris, il s’arrête momentanément pour la regarder – voire la dévisager.
D’aussi loin qu’il se souvenait, il avait toujours eu des clientes au look un peu juvénile, sans doute menottées par le manque de confiance… Même s’il n’aimait pas placer les gens dans ses cases, prétendre savoir ce qu’il – en réalité – ignorait, il avait néanmoins observé beaucoup de points communs chez les jeunes filles à qui il avait offert un rêve éphémère.

Elle n’avait rien à voir avec elles.
R I E N du tout.

Masquant sa suspicion sous un sourire chaleureux, il s’approche néanmoins d’elle sans se laisser intimider. De toute manière, Mana’arii avait toujours eu une confiance aveugle en son charme.
C’était sa principale qualité, la seule chose qu’il était prêt à opposer au monde entier. Il était un 8,5/10; frôlait la perfection. L’intensité de ses regards, la duré de ses sourires, la tonalité de sa voix; tout était calculé pour plaire, satisfaire. Mana’arii savait.
Il savait ce que les gens attendaient de lui, comment ils espéraient le voir agir… Et il leur répondait ouvertement.

Madelyn, c’est bien ça? Pardon pour l’attente, j’espère que je ne t’ai pas trop fait patienter..., s’inquiète-t-il en tirant une chaise face à elle, Tu as déjà commandé? Sinon, tu permets que je t'invite?

Qu’attendais-tu de lui, Madelyn?
La question restait en suspens sur ses lèvres, se trahissait le regard qu’il posait sur elle.
Il ne comprenait pas: quelqu’un comme elle n’avait pas besoin de lui.
Sauf s’il y avait des détails que lui-même ignorait...

Et si Mana’arii était méfiant (il l’était), son visage, quand à lui, n’en trahissait rien.
Attentif au moindre de tes faits et gestes, il laisse ses yeux embrasser tes mouvements assurés et ton charisme incontestable.
Qu’attends-tu de lui, Madelyn?

Mana’arii n’est qu’un péquenaud, un sans histoire.
Il n’a rien à t’offrir : ni argent, ni renommée… Dans ce monde aux ambitions démesurées, il n’est qu’un parmi tant d’autres.
À plus petite échelle, il ne sait s’illustrer autrement qu’en existant.
Il a toujours été un 8,5/10, un enfant, certes, différent, mais jamais suffisamment pour s’émanciper de l’ombre dans laquelle l’excellence de ses aînés l’ont jeté.
Chez les Ehu-kai, être remarquable n’était pas une question d’exception, mais de tradition : on ne s’illustrait pas en se contentant d’être quelconque.
Malheureusement pour lui, c’étaient des préceptes que l’insulaire avait parfaitement assimilé… Au point de le gruger (de le dévorer). Alors qu’espérais-tu? Que pouvait-on attendre d’un gamin que la « chance » avait toujours gardé loin des sentiers abandonnés?

Ses lèvres se ourlant d’un rictus envoûté par les compliments, Mana’arii ne répond pas.
Il attend, parfaitement conscient que la suite sera nécessairement plus intéressante que les formalités que vous échangez.

Allure s’informait-ils vraiment sur les client.es qu’ils enregistraient à son agenda où se fichaient-ils ouvertement de sa sécurité? Pour la première fois, Mana’arii doute de l’entreprise pour laquelle il travaille depuis maintenant plusieurs mois. Il a le sentiment d’avoir été floué, trompé: comme si on lui avait offert un véritable pièce montée là où n’avait demandé qu’une tranche de gâteau bon marché.
Souvent, avec la mauvaise commande venait la mauvaise facture et il n’aimait pas ça; les cadeaux ((empoisonnés)) étaient rarement de bon augure.

Au moins, j’aurai essayé., te répond-t-il simplement.

C’est vrai, c’est lui que l’on payait pour être ici… Mais cela l’empêchait-il d’être gentleman lorsqu’il se présentait à une jolie dame?
Attrapant néanmoins le billet sans se faire prier, il saisit l’opportunité toute donnée de s’éloigner de toi; de tes idées.
Mana se souciait rarement de ne pas être en contrôle ou d’être dépassé par des événements bien au-dessus de lui, mais toute cette histoire lui puait au nez et, soyons franc, il était trop jeune et trop beau pour prendre des risques inconsidérés. Allais-tu lui annoncer que tu étais une femme mariée et que tes sombres manigances consistaient à  rendre jaloux ton mari quatre fois plus fortuné, vieux et laid que lui?
Il n’avait pas envie d’être tué. Vraiment pas même.

Un pumpkin spice latte au lait de coco et sans crème fouettée… Surtout, prenez votre temps., demande-t-il d’une petite voix en jetant un regard par-dessus son épaule.

L’humanité l’avait rarement autant effrayé et les secondes ne s’égrainent pas assez lentement à son goût, de sorte à lui faire lâcher une grimace de mécontentement lorsque son nom est appelé.
Fichu « bon service à la clientèle ».

En revenant, il se force à paraître détendu, mais il s’imagine déjà kidnappé, séquestré puis tué.
Et si c’était son dernier latté? Difficile de profiter quand on savoure son ultime café sur le paillasson de l’enfer. Doit-il te supplier? Te laisser sous-entendre dès maintenant qu’il ne possède pas un rond?
C’est une idée.

Tu sai-
Alors dis-moi, Mana, tu permets que je t’appelle Mana?, d’accord, pardon, Quels sont les réels motifs derrière cet emploi? Tu es jeune, charismatique, terriblement élégant. Pourquoi un boulot aussi peu flatteur? N’as-tu pas des rêves? Des ambitions? Une petite amie peut-être ? Ne me sors pas la ‘Je veux payer mes études’, je l’ai moi-même fait à ton âge.

Fronçant légèrement les sourcils, il s’arrête; te dévisage légèrement.
A-t-il vraiment envie de te dévoiler sa vie?
Non. Non, pas du tout.
Vraiment pas même.

Non, je te rassure tout de suite: je ne suis pas aux études..., ah ok, Je travaille pour Allure parce que j’aime ça, tout simplement… J’aime les gens et, surtout, soyons francs, j’aime plaire aux gens.

La nervosité le rendait à la fois con et honnête, un joli combo qui aurait tôt fait d’accrocher sa tête au-dessus de la cheminée de ton mari présumé.
À moins que, lui aussi, soit à une cigarette près de mourir?
Ça leur ferait un charmant point en commun tiens.
(Tu leur survivrais Madelyn.)

Est-ce un ma…

Mots étouffés par les yeux rivés sur une pochette dont l’existence même n’augure rien de bon.
Va-t-on menacer ses parents? Sa famille?
Oh, franchement, c’est trop. Mana’arii venait d’une famille de fermiers plus pauvres que lui. La seule personne fortunée qu’il connaissait, c’était…

Prenez Vai’ata à la place. Elle est connue et pleine aux as, elle a littérallement tout ce que j’ai pas. Personne paiera la rançon pour moi, mais pour elle...

La famille.
Y a que ça de vrai.