Dans les tréfonds d'une Artiesta aux allées oubliées, loin du bruit et des foules agglutinées, tu te surprends à danser. Les pas adroits sur le rebord des trottoirs, ton parapluie dans une main et l'autre bras tendu au vide pour l'équilibre, tu tournoies, insouciante des quelques passants qui t'observent à la dérobée. Les pointes de tes chaussures dessinent dans les flaques des arabesques indociles – les yeux clos, tu dodelines de la tête au rythme des basses enivrantes. (cry for help) Tu fredonnes sans t'entendre ; tes paupières se rouvrent et tes prunelles dessinent les silhouettes qui se confondent dans la nuit – ivre et libre, tu t'abandonnes au vertige d'exister ; aux battements fous de ces instants volées.

Le visage offert à la pluie, ton parapluie tendu loin, tu tournes et tournes encore à en perdre la raison. Les gouttes froides, impitoyables, frappent ta peau, glissent sur tes joues comme des larmes silencieuses qui ne trouvent plus leur pendant dans la réalité depuis longtemps. (let it fall down your face) Un rire essoufflé franchit tes lèvres et lézarde les murs de briques des ruelles désertées. Le tumulte de l'averse sur la toile de ton parapluie a repris de plus belle au dessus de toi – de nouveau couverte mais trempée, les cheveux emmêlés traitres de ta grisaille balayée.
Tu n'es jamais plus belle que quand tu danses ; que quand tu te moques des gens, que quand tu te ris du monde et de la vie – de toutes ces chaînes qui te retiennent mais ne peuvent te clouer au sol quand tes pas t'envolent.

Beauté effacée dans les ruelles dévorées par la nuit, tes pas t'amènent là où toute vie s'est éteinte depuis longtemps. Le chantier s'impose, immense, au détour d'un coin de mur et de trottoir, terrain vague encombré de ruines qu'on n'a jamais terminé d'assembler. Il te semble que les mémoires de rires tamisés hantent encore l'endroit ; des éclats de voix que le temps n'a pas fini d'étouffer. La pluie frappe sans discontinuer les bâches que le vent a fini par arracher, laissant pourrir là le bois des décors inachevés. Scène presque macabre d'un théâtre où l'on n'aura jamais joué ; peut-être vestiges des terreurs qu'ont allumé les folies des hommes de Minst-Rahel dans le cœur des touristes tombés amoureux de la jolie Lumiris. Les engins de chantier ont été laissés là, laissés en proie aux intempéries ; rongés par la rouille, silhouettes esseulées dans la solitude d'un terrain inondé.

À petits pas curieux, tu t'approches, sillonne entre les flaques boueuses et les renfoncements creusés qui n'ont jamais été comblés. Tous les matériaux sont là, abîmés par les soleils qui ne pardonnent pas ce que les averses ont entamé. La chanson des gouttes sur l'acier fatigué est aussi lugubre que fascinant ; tu as ôté l'un de tes écouteurs pour l'entendre te murmurer des aveux secrets que tu ne déchiffreras jamais.

Tu n'as d'yeux que pour ce décor lugubre, abandonné là par les hommes. Chose inutile qui n'a pas trouvé d'âme à conquérir, voué à être un jour détruit par les bulldozer, probablement balayé par les grands projets de centres commerciaux d'un riche investisseur qui n'aura que faire du charme de l'endroit duquel tu te surprends à t'éprendre. Parce qu'il n'y en n'a pas de plus paisible qu'ici lorsque la rumeur d'Artiesta enfle à mesure que tombe la nuit ; ville des rêveurs éveillés et des esprits allumés qui s'enivrent jusqu'à ce que les aubes succèdent aux heures volées.
Tu n'aimes pas cette ville ; tu n'aimes pas tous ses bruits assourdissants qui étouffent les pensées et les coeurs un peu trop paisibles pour son rythme effréné, et peut-être parce que tu en veux à ses clairs-obscurs d'être colorés de plus de nuances que tu n'en verras jamais. Aveugle aux sublimes que le reste du monde continuera de te conter – toi tu avances dans tes esquisses de blanc et de gris sans parvenir à les saisir (ni même à les imaginer).

Les paysages nocturnes sont plus faciles, moins douloureux à contempler ; parce que la nuit les couleurs n'importent pas plus que la sérénité funeste des allées, que le silence tranquille des rues endormies. Il paraît que quand la lune se lève, tous les chats sont gris – tu te plais à songer qu'ils sont tous un peu comme toi, ceux qui plissent les paupières pour déchiffrer les ombres à la nuit tombée ; quand toi, tu ne leur ressembleras jamais assez.
Pour toujours aveugle aux couleurs que tu photographies avec la tendresse des amoureux passionnés.

Tes prunelles s'attardent sur les reflets qui rebondissent dans les flaques d'eau tremblantes. Elles essaient d'imaginer ce que seraient les couleurs – mais le concept t'échappe. C'est une évidence pour ce monde mais pas pour le tien – une notion que tu n'as jamais saisie et dont tu ne comprendras jamais l'essence. On te raconte que le ciel est bleu, et qu'il est drôle le petit Funécire qui t'accompagne depuis quelques temps parce qu'il ne ressemble pas à ceux qu'on rencontre habituellement ; puis qu'ils sont beaux tes cheveux et qu'ils ont l'air d'un brasier ardent,
mais tout ça n'a pas de sens à tes idées – toi tu n'as jamais vu tout ce qu'ils te racontent comme si c'était d'une atroce banalité pour le commun des vivants.

(Parfois, tu te demandes si tu l'es vraiment.)

Parce qu'il y a tant de choses qui t'échappent et ne ressemblent pas à ce que tu prétends – toi qui méprises leurs jolis récits quand tes histoires sont moroses ou insipides. On ne t'a pas laissé le choix – pourvu qu'elles soient maquillées ! Le monde ne veut de toute façon rien entendre des authenticités putrides qu'on vomit de nos entrailles rongées.

Un miaulement qui résonne au dessus de ta tête t'arrache à tes idées – tes prunelles, dans l'obscurité, accrochent le félin perché là-haut. Abrité par une plaque de taule pliée, dignement dressé, le halo du réverbère au dessus de vous éclaire sa fourrure en stries audacieuses qui te forcent à tirer, à grands renforts de gestes cent fois trop précautionneux, ton téléphone portable et ton set d'objectifs de la petite sacoche qui bat sa hanche à intervalles réguliers. Sans quitter ton sujet des yeux, tu emboîtes l'objectif et règle tes paramétrages favoris.
Lui t'observe, trop fier sur son promontoire d'acier sale et trempé.