La pluie tombait drue. L'averse, impitoyable, semblait dissuader même les plus aventureux de s'éloigner du couvert des abris fragiles installés pour octobre dans le centre du parc. Parqués comme des bêtes, les dresseurs du dimanche jetaient en direction du ciel des prunelles accusatrices ; comme s'il était responsable des maux qui leur refusaient le sommeil la nuit.
Adossée contre un arbre, j'observais ce misérable manège comme on observerait des rats tourner en rond dans une cage mal équipée. Maigrement abritée par les branches épaisses mais nues, et par une capuche en tissus déjà gorgée d'eau, ce fut le froid qui s'infiltrait au travers de mes manches qui finit de me convaincre que ce triste spectacle n'en valait pas la peine.

Les chemins de graviers, praticables au sein de la zone balisée du parc, se changeaient en mélasse peu ragoûtante à mesure que l'on s'éloignait des sentiers encadrés. Plusieurs panneaux indiquaient aux explorateurs peu aguerris de faire demi-tour. Rouge sur blanc, un message rappelait aux insouciants que le parc ne saurait être tenu responsable pour toute blessure ou disparition occasionnée passé cet ultime signalétique.
Seule au monde – c'était bien la sensation que faisait naître en moi l'endroit où je me trouvais, loin du bruit des foules et des cris d'enfants capricieux, agacés par leurs non-météorologues de parents.

Je me saisissais du talkie-walkie à ma ceinture, l'apportant à hauteur de voix en balayant d'un regard circulaire la faune qui m'entourait. « Ici Audrey. Secteur D7, RÀS. » Le grésillement, familier, avait semblé déchirer le presque silence avec tant de vulgarité que ç'en était ridicule. « Rodger, bien reçu. H3, RÀS. » S'en était suivi un écho infini de voix fantômes, toutes âmes quadrillant le parc sous prétexte de sécurité, puisque qu'on craignait un glissement de terrain ou un débordement des rivières – mais que l'économie, elle, n'aurait pas supporté de clore le parc pour un jour ou deux en pleine saison d'animation.
Irresponsables.
Ces dirigeants étaient tous irresponsables.

On entendait, au loin, gronder le torrent qui menaçait de déborder – le tumulte, semblable au roulement d'un tambour, me poussa à réaliser comme j'étais proche de cet endroit dont on craignait qu'il ne conduise au désastre. Mes regards, inquiets, se portaient toujours en hauteur d'où je me trouvais – la cuvette où j'avançais, en aval du torrent, serait bien vite submergée s'il fallait que la pluie s'aggrave et que l'eau quitte son lit.
Le boucan de l'eau, de la pluie, de l'orage au lointain, avaient si bien étouffé jusqu'au bruit de mes propres pas que je n'avais pas entendu approcher la silhouette qui s'était arrachée au couvert des arbres sur ma droite. J'avais esquissé un pas surpris sur le côté, m'éloignant de l'inconnu qui était apparu et, dans son dos, j'avais vu se dessiner la forme lupine de Nova, dissimulée dans l'ombre de l'orée des bois.

J'avais ouvert la bouche mais, sous la stupeur de l'indolence de mon vis-à-vis, aucun mot n'était sorti. Mes prunelles n'avait qu'une seconde frôlées le félin, perché sur un rocher, son regard méfiant porté sur ma louve et son poil hérissé pour se protéger des gouttes de pluie qui l'atteignaient malgré la voûte des branches et des épines épaisses au dessus de lui. Mon attention, toute entière, était captivée par l'anonyme enjoué qui semblait n'avoir aucunement conscience de l'endroit où il se trouvait.

« Je ne suis pas là pour ça. » D'un geste, j'avais désigné l'insigne des Rangers de Voltapolis, cousue sur l'épaule de mon bomber. « T'es dans un périmètre interdit aux civils. Qu'est-ce que tu fais là ? » Un grondement sourd, monté de la gorge de Nova, qui s'était approchée dans le dos de l'autre, m'avait poussée à tendre de la main dans sa direction, dans un geste sec qui lui intimait le silence. Au dessus de nous, un tumulte peu rassurant avait laissé glisser un frisson le long de mon échine. « Ça risque d'être inondé d'un instant à l'autre, faut qu'on rem... » Un grésillement avait retenti, suivi d'une voix qui semblait céder à la panique. « Le barrage a cédé en E3 ! » Juste à côté… « Glissement de terrain en en E5, on va pas po- » Un grésillement strident s'était élevé, puis s'était tu. Me laissant sonnée, confuse – mon regard s'était braqué sur Nova, puis sur l'anonyme.

« Chope ce Chacripan et suis-moi, faut pas qu'on reste là– Pas de Pokéball, on n'a pas le temps, attrape-le par la peau du cou et bouge-toi ! » Si nous pressions suffisamment le pas, nous pourrions atteindre la zone impactée sans prendre de risques inconsidérés. Constater les dégâts, remonter… Pourquoi fallait-il toujours que le chaos s'installe quand je n'étais plus seule pour l'affronter ? « Fais-moi le plaisir de pas être un boulet. Et de m'expliquer qu'est-ce que tu fous hors des sentiers autorisés. »

Déjà, nos pas pataugeaient ; nous nos pieds, l’herbe sèche recrachait un trop-plein d’eau que le sol ne parvenait plus à avaler. D’immondes bruits de succion ponctuaient d’ores-et-déjà notre progression, et je me remerciais d’avoir troqué mes habituelles baskets en toile pour une paire de rangers solides qui ne laissaient pas entrer l’eau vagabonde au travers de son faux-cuir intact. L’autre, à mes côtés, je l’entendais qui luttait d’arrache-pied avec le Chacripan forcené, probablement plus inquiété pour sa propre vie que nous deux ne l’étions déjà.

« Y'a pas besoin de nager. » Je ne pensais pas mentir. Je n’espérais pas mentir. L’eau ne déborderait pas du plateau qui nous entourait – elle n’irait pas se déverser dans le cœur fréquenté du parc. C’était la seule chose dont j’étais certaine : aucun de ceux qui avaient respecté la frontière des zones délimitées n’aurait à s’inquiéter.
Nous… Qu’importait combien j’essayais de nier le risque, il était omniprésent. Si un barrage avait cédé, les prochains n’auraient peut-être pas la force de résister au courant qui tenterait de les balayer. Et si l’autre au visage balafré par les griffes furieuses du félin avait pu si simplement louper les panneaux de signalisation qui barraient l’accès aux zones exposées…
L’idée n’était pas à écarter que d’autres imbéciles aveugles puissent être, présentement, en train de flâner non loin du danger. Bien que mes collègues et moi-même quadrillions la zone du mieux que nous pouvions… étions-nous réellement hors de portée du moindre imprévu ; du moindre accident ?

Avec cynisme, j’attendais presque un signe des dieux. Qu’on me dise que j’allais vaincre, je jouerais avec les limites du feu, m’abandonnerais à cette folie tendre de faire trembler les dieux ; qu’on me prédise une inévitable défaite et je m’acharnerais de toutes mes forces à faire mentir les cieux.
Je refusais que mon chemin soit tracé par des forces insensées, dénuées d’humanité – qu’on me sacre aliénée je serais toujours plus libre que ceux de leur destin prisonnier.
Jamais la peur ne me ferait plier.

Nova, plus avant, ouvrait la voie – j'avais suffisamment confiance en ses instincts pour la laisser nous guider à travers les arbres et la boue. Pas après pas, nous remontions sur le flan de la colline pour nous éloigner de l'eau qui, doucement, recouvrait le sentier en contre-bas. À chaque inspiration semblait s'amplifier, entre mes côtes, l'inexorable appréhension de ce que nous finirions par trouver.
Le bruit de l'eau ; rugissement d'un torrent indomptable, nous parvenait d'ici, s'amplifiant à mesure que nous avancions.

Là, à quelques dizaines de mètres devant nous… Une coulée de boue avait tout balayé sur son passage, emportant avec elle arbres et vivants. Des plaintes angoissées nous parvenaient déjà, et des formes mouvantes semblaient se débattre dans la gadoue – doucement avalées par la nature impitoyable. J'avais serré les poings, adressant un regard au cat-sitter improvisés à mes côtés. « J'vais avoir besoin de toi. T'as déjà assuré quelqu'un en escalade ? » Nous en avions tous pratiqué au collège, non ? Certes, ce n'était pas tout à fait aussi encadré et sécurisé qu'une activité scolaire réalisée sous l'œil expert d'un enseignant, dont tous les pratiquants seraient équipés d'un matos adapté…
Mais avions-nous seulement le choix ?

J'avais tiré une longue corde de mon sac, jetant ce dernier au sol. « L'un de nous deux va s'accrocher à cette corde et descendre chercher le Pokémon coincé dans la coulée de boue, si possible avant qu'un nouveau débordement n'arrive. » Réduisant ainsi pratiquement les chances de survie de la créature à zéro, puisque nous ne la retrouverions jamais dans la rivière opaque… « L'autre sera chargé de gérer la longueur de corde et de s'assurer que celui qui descend remonte en un seul morceau. » J'avais jeté l'extrémité de la corde par dessus une branche à l'aspect solide au dessus de nos têtes. « Je te laisse le choix, t'as trois secondes pour décider. »

J'acquiesçai simplement. Le geste ferme, les intentions déterminées ; une angoisse sourde me nouait la gorge mais je n'étais pas prête à lui céder. Je n'étais pas prête à flancher. Quelle ranger deviendrai-je, si je tremblais et me défilais sous l'œil mauvais de la moindre épreuve, de la moindre difficulté ? Mes prunelles, épaisse forêt noyée par la brume d'une inquiétude que j'étais incapable d'étouffer, effleurèrent la surface de l'immonde mélasse dans laquelle j'allais bientôt m'enfoncer jusqu'aux hanches. C'était à ça que j'avais choisi de dédier ma vie… C'était à ça qu'elle aurait voulu dédier la sienne. J'ignorais si elle aurait eu les épaules pour affronter les torrents qui débordaient. Moi… Je n'étais certaine de rien ; mais je m'étais fait la promesse que je ne ploierais jamais.

Nouant la corde en un semblant de baudrier qui tiendrait aussi solidement que possible taille et cuisses, j'adressais un regard au Polichombr qui voletait nerveusement au dessus de nos têtes. « Je veux bien. Si ça peut éviter aux bestioles de m'arracher la tête dans la panique... »
J'inspirai. Mon souffle et mes mains tremblantes, mais la volonté sans faille.
Avant d'entamer la descente, j'adressais à mon camarade d'infortune un rictus qui portait à lui seul trop de promesses informulées. « Ne nous enterre pas trop vite, sinon tu ne connaîtras jamais mon nom. » Un pas en arrière, deux, trois. La gadoue aspirait déjà mon talon.

Le courant, glacé sur mon mollet, parvint à m'arracher une grimace tandis que remontait, le long de mon échine, un frisson désagréable. Nova, inquiète, suivait ma progression depuis la berge, arpentant les rochers glissants en allers-retours incessants, ponctuant ses cent pas de plaintes qui m'appelaient à la sûreté. Je sentais mes semelles glisser, mon poids basculer ; à chacun de mes pas mon équilibre tout à la fois menacé et maintenu par ces vagues boueuses semblables à des sables mouvants qui n'attendaient que d'engloutir quiconque se débattait de trop dans sa masse poisseuse.
Elles étaient trois – trois créatures qui peinaient à garder la tête hors de l'eau, trois créatures qui s'épuisaient à rester à la surface. D'un geste maladroit, je lançai dans la direction du plus éloigné – un félin quelconque aux traits rendus indiscernables par la boue couvrant sa fourrure – ce qu'il restait de longueur à la corde qui m'enserrait. Crocs et griffes se démenèrent pour s'y agripper et, doucement, soigneusement, je tirais la créature dans ma direction. Petite, légère, elle fut sans peine dégagée malgré quelques accrocs qui ponctuèrent le parcours qui la séparait de moi. Le félin trouva refuge contre moi, agrippé de toutes ses maigres forces à ma veste qui s'abîmait sous ses griffes avides.

Mes prunelles, elles, cherchaient déjà les autres rescapés. Une espèce de lutin gémissait tout en lançant à mon encontre des regards mauvais, montrant des crocs dont je préférais ne pas tâter. Ses bras s'agitaient dans ma direction, quémandant une aide qui tardait à arriver. D'un geste de main et d'un regard, puisque je n'étais pas sûre que ma voix me permettrait de couvrir le tumulte, j'intimais à celui qui m'assurer de donner un peu de mou à la corde. La rive me paraissait désormais si loin…

Une paire de dents aiguisées s'enfonça dans ma paume, à l'instant où je tendais la main dans sa direction. Une plainte douloureuse m'échappa, mais la douleur ne me fit pas reculer. La suite… devint brusquement un chaos indiscernable – je sentis qu'on lacérait mon bras, et un feulement, non loin, retentit. Je ne l'avais pas vue – la silhouette de la troisième créature, dans l'ombre du lutin furibond ; un autre félin (ces chats proliféraient bien trop vite pour l'écosystème de ce parc). Sans que je ne puisse rien empêcher, une bataille féroce se livrait soudainement sous mes yeux impuissants – le froid m'engourdissait doucement, une douleur pulsait depuis mon avant-bras où semblaient lentement se mêler brun, vert et vermeil, et ma tentative de m'interposer fut infructueuse. L'instant d'après, le lutin s'agrippait à mon bras, et la troisième silhouette… disparaissait.
Engloutie par les flots épais, avalée par l'obscurité qui nous entourait. « NON ! » Je tentais, à l'aveugle, de retrouver le corps dévoré de l'énième félin. Mais ma main ne se heurtait qu'au vide et à la résistance de la matière. Plonger ne le sauverait pas – et me tuerait même probablement. Mes forces s'amenuisaient – progresser dans une telle mélasse était éreintant – et je sentais celle avec laquelle les deux Pokémon rescapés s'agrippaient à moi s'amoindrir aussi, à mesure que défilaient les instants.

Il était trop tard… Et, déjà, l'amertume d'un échec déchirant venait m'enserrer le cœur et me brûler les yeux. J'adressais un signe de main en direction de la berge, pressant mes pas maladroits dans sa direction, progressant à mesure que la corde me tirait en avant.
Lorsque je m'extirpais des flots, ce fut à genoux dans l'herbe gorgée d'eau, sous les reniflements inquiets de Nova, entourée de deux survivants aux mouvements affaiblis. Mes mains, furieuses, s'étaient nouées en poings serrés. « J'ai pas réussi à le sauver. » Une voix rauque, une inspiration fébrile. Gelée jusqu'aux os, mes dents claquaient – lorsque je relevais enfin la tête, blessée et vaincue, aigreur au palais,

je remerciais la pluie d'emporter dans leurs flots les pleurs traîtres de ma rancœur.

Qu'importait la douleur - qu'importait la plaie béante que cette défaite avait ouvert en mon être, nous ne pouvions pas rester ici. Le niveau de l'eau continuait de monter, et les créatures à nos côtés étaient faiblardes, épuisées d'avoir lutté de toutes leurs forces pour ne pas sombrer. Elles ne pourraient pas courir, elles ne sauraient pas fuir. Elles avaient besoin de nous. Besoin de notre force pour s'en tirer.
Je n'avais pas encore le droit de m'écrouler.

Alors, le cœur battant et l'inspiration fébrile, j'avais rompu au couteau la corde que l'eau rendait impossible à dénouer et, récupérant mon sac, je laissais le diablotin se réfugier entre lui et mon dos, soutenu par les hanses. Puis, j'attrapai le félin aux bandages gorgés d'eau boueuse, que je fourrais avec précaution dans mon blouson avant de remonter la fermeture éclair pour le protéger des intempéries. L'instant d'après, essuyant d'un revers de main rageux les larmes qui troublaient ma vue, j'entamais l'ascension du relief, le regard porté en direction des torrents qui ne diminuaient pas. Aucune nouvelle de mes collègue au bout du fil, et pas le moindre éclat de voix aux alentours.

Rien que le tumulte des eaux, le tremblement des Pokémon contre moi, le pas inquiet de Nova, ventre à terre, qui me jetait des regards réguliers, comme pour s'assurer que je ne me laissais pas distancer.
Le souffle court, l'angoisse me nouait la gorge. Impossible de la faire taire.

Je ne rêvais que de m'écrouler jusqu'à ce que la terre ait achevé son tour et qu'une autre aube se soit levée sur ma détresse insatiable.