Tu pensais souvent que les choses se dérouleraient bien.
Même quand tout laissait sous-entendre que l’enfer s’ouvrait sous tes pieds et que le désespoir seul t’attendait au tournant, tu continuais de croire que rien de fondamentalement mauvais ne pouvait t’arriver. Nul doute possible : tu étais sans l’ombre d’un doute un peu trop naïf… Ou trop sûr de toi.
Peu importait. Qu’il soit question de crédulité ou de confiance disproportionné, le résultat était le même : tu avais quitté le confort de ton chez toi afin d’attraper le prochain tramway avec, au fond, la certitude ridicule que tout était sous contrôle.
Il faisait beau, les transports en commun n’avaient pas assumé le moindre retard et le trajet jusqu’à Port-Corail s’était déroulé sans la moindre petite encombre. On aurait pu presque croire que ta matinée était tout droit sortie d’un film finement scénarisé à la seconde près. Un peu plus et les poichigeons qui roucoulaient à ta fenêtre lorsque le soleil s’arrachait à la nuit auraient sans doute pu débouler dans ta chambre afin de t’aider à t’habiller.
Ou faire le ménage. Ce genre de truc quoi.

Malheureusement, c’était en comptant sur ton seul soutien que tu avais enfilé ta chemise avant de la recouvrir d’un haut à manches longues noir. Tu allais probablement mourir de chaud dans les heures à venir, mais le look te plaisait bien.
Tant qu’à décéder d’un coup de chaleur, autant que cela se passe dans les meilleures conditions possibles à savoir : En étant beau et bien conservé. Si ton corps ne pourrissait pas trop rapidement et que tes vêtements te seyaient à merveille, alors tu considèrerais, à raison, avoir gagné ton combat contre la faucheuse. Ou, du moins, ne pas avoir tout perdu.
C’était déjà pas mal, non ?

Confiant, tu poses le pied à Port-Corail à la minute à laquelle tu avais planifié ton arrivé. La garderie n’était pas très loin, il te restait donc tout juste assez de temps pour franchir le ridicule petit kilomètre et demi qui vous séparait elle et toi. Si tu ne trainais pas trop de la patte, tu arriverais pile à temps à ton heure de rendez-vous… Et tu n’aurais rien à te reprocher.
Tes innombrables rendez-vous à l’hôpital et tes interminables heures d’attente à l’accueil t’avaient appris qu’il n’était jamais bon d’être ridiculement ponctuel. Tu préférais largement te pointer à l’heure où l’on t’attendait que de prendre le risque de devoir noyer ton ennui dans l’attente.
Pour certains, ton comportement était terriblement frustrant… Mais la plupart des gens s’en foutaient. Tant que personne n’attendait après toi, qu’avaient-ils à te reprocher ?

Quelques minutes plus tard, tu repousses enfin la porte de la garderie. Pile à l’heure. Non sans une pointe de fierté, tu ranges ton téléphone dans la poche arrière de ton pantalon avant de relever ton regard juste à temps pour voir une jeune fille s’avancer vers toi en te demandant si, toi aussi, tu es bien là pour l’annonce.

- Euh, je… Ou-…

Tu n’as pas le temps de terminer ta phrase qu’elle tourne déjà les talons pour te laisser en plan. Déconcerté, tu pousses un soupire en te grattant l’arrière de la tête.
À quoi bon poser une question lorsque l’on avait que faire de la réponse ? Ça commençait mal.
Par tous les dieux, faites que cela s’améliore au fil des minutes.

Balayant tes appréhensions, tu t’approches d’elle juste à temps pour voir un Fantyrm s’échapper de la porte que ta collègue improvisée du jour vient d’ouvrir. Retenant ton souffle, tu la regardes saisir le fugitif au détour d’un réflex impressionnant. Sans même t’en rendre compte, tu siffles d’admiration.

Attentif, tu écoutes alors indications et explications laissées par la véritable employée chargée de ce joli bordel.
Oui. Bordel.
Parce que jamais de ton vivant tu n’as crû être si près de l’enfer. Déglutissant, tu étires le cou juste à temps pour voir passer un Salamèche déterminé à faire rôtir un… Voltoutou (C’est bien ça, le nom ?) à l’air peu commode.

Tu n’aurais pas dû.
Tu l’avais fait parce que tu pensais que cela t’aiderait à te rapprocher des Pokémons au sens large et que tu parviendrais à mieux les comprendre si tu étais enfermé toute une journée avec eux… Mais maintenant, tu regrettais. Déglutissant, tu forces un sourire à s’ourler sur la commissure de tes lèvres.
Les choses ne se dérouleraient pas aussi bien que tu l’avais pensé.

- Je te trouve bien positive pour quelqu’un qui risque de finir sa journée en magnifique rôti de tauros…

Rigoles-tu malgré la détresse dans tes yeux. Vérifiant que la porte est bien fermée derrière vous, tu t’avances au cœur de tout ce bordel en prenant bien soin de ne pas écraser la patte ou la queue d’un imprudent.
À la place, tu sens quelque chose tirer énergiquement le bas de ton pantalon. Curieux, tu baisses les yeux juste à temps pour voir le voltoutou que vient d’agresser la salamandre de feu. Visiblement, il n’est pas plus victime que toi.

- Mais… Arrête !

Soupires-tu en retirant rapidement ton pantalon de sa gueule. Malheureusement, sa détermination est plus forte que la tienne et, aussitôt, il remet le couvert. Au final, tu dois le prendre dans tes bras à son tour pour qu’il arrête enfin de menacer la survie de ton vêtement.

- Tu as déjà fait ça avant ? Parce que moi pas. Tu penses que c’est toujours comme ça ?  

Minaudes-tu en balayant la scène du regard.
Tu n’avais jamais été d’un naturel trouillard ou facilement démontable, mais jamais tu n’avais imaginé que ta -très tranquille- journée de baby-sitting pourrait cacher un accès direct pour le monde inversé ou l’enfer.
Pour le coup, tu avais été ridiculement naïf de croire qu’ils avaient besoin de l’aide de deux personnes dans le simple but de surveiller la sieste des pokémons le midi.

- Et si… On leur cuisinait quelque chose ? Il doit y avoir une cuisine quelque part, peut-être que ça les calmera s’ils mangent !

C’était une idée comme une autre… Non ?
À peine ton idée avait-elle été prononcée que tu n’y croyais déjà plus. Ils allaient avoir votre peau, tu devais simplement l’accepter ici et maintenant afin de ne pas trop en souffrir.

Était-ce trop tard pour annoncer à ta collègue de la journée que tu n’étais absolument pas un cuisinier ?
Oui. Parce que si elle l’apprenait maintenant, elle perdrait définitivement confiance en toi. Quel genre de gardien promettais-tu d’être si tu n’étais pas plus capable de veiller sur des pokémons que de faire à manger ? Avais-tu seulement un talent susceptible d’expliquer ta présence en ces lieux ? Toi, tu connaissais la réponse.
Elle pas.
Et pour l’une des rare fois de ta vie, préserver l’illusion te semblait pertinent. Tu ne voulais pas mal paraître et ajouter un soupçon de désespoir en plus. La situation en contenait déjà suffisamment, pas besoin d’y mettre ton grain de sel… Surtout que c’était ton idée quoi. Comment pouvais-tu te permettre de formuler une idée dont tu n’étais pas capable d’assurer le bon déroulement ? Peut-être espérais-tu -même inconsciemment- qu’elle prendrait les rênes et que ton unique rôle serait de l’assister. Si c’était ainsi, alors tu étais aussi bête que tu en avais l’air.
Tu n’étais définitivement pas en droit d’engager les autres dans des quêtes qu’ils n’avaient pas demandées. Si tu voulais quelque chose, alors c’était à toi d’assumer les responsabilités qui allaient avec. Pas à eux.

Serrant un peu plus le voltoutou dans tes bras, tu retiens un soupir nullement causé par la réaction positive de la jeune femme. Enfin, l’idée d’être soit seul avec les pokémons, soit seul en cuisine ne t’enchante pas spécialement puisque les deux lieux te semblent aussi hostile l’un que l’autre, mais c’est surtout que tu ne peux maintenant plus t’empêcher de réaliser la gravité de ce que tu viens de proposer.
Tu venais définitivement de te mettre les pieds dans les plats… La journée promettait d’être plus compliquée que prévue. Ça allait définitivement mal se terminer tout ça.

- D’accord, ça me va.

C’était équitable.
Dans un cas comme dans l’autre, tu ne serais pas avantagé. Tu pourrais lui demander directement ce qu’elle préfére et t’adapter à ses préférences… Mais tu ne le fais pas. Par gêne, par crainte, par principe.
Tu n’étais pas très doué pour admettre tes faiblesses, n’est-ce pas Iza ? Quand cela ne comptait pas, tu n’avais pas de problèmes à dire haut et fort que tu n’étais pas capable de faire quelque chose. Les pokémons par exemple. Tu avais passé des semaines voire des mois à répéter à tout le monde que tu n’y connaissais rien et c’était correct parce que, au fond, tout le monde s’en foutait que tu sois un expert ou pas.
Ici, les choses étaient différentes.
T’étais payé pour ça. Payé pour gérer.

Votre petit jeu de pierre, papier ciseaux se termine rapidement. Tapant trois fois ton poing dans la paume de ta main, tu présentes fièrement ton index et ton majeur en signe de V à ton adversaire et tu pries. Au fond, t’as un peu en toi l’espoir de perdre… Mais ça n’arrive pas. Face à la feuille, le destin te sacre grand gagnant de cette superbe manche de shi fu mi version occidentale. (Écoute, on a les synonymes qu’on a.) Faussement emballé, tu lèves un poing en l’air comme si tu venais de gagner la compétition de l’année. Un peu plus et tu en échapperais presque un petit « Yééé » complètement mort à ne pas en douter.
En dedans, t’as envie de pleurer. À toi la cuisine. À toi la popote et le risque sans cesse plus important de foutre le feu à la garderie.

- Merci. J’espère que ça ira ici pour toi… Si jamais tu as besoin d’aide, n’hésite pas à venir me chercher.

T’en rendras-tu toi-même compte, si quelque chose venait à arriver ? Balayant la pièce du regard, tu identifies une arche que tu estimes donner sur la cuisine, à en croire les bouts de comptoir que tu parviens à visualiser même d’aussi loin. Probablement que si la situation était trop hors de contrôle, tu le réaliserais de toi-même… Mais tu aimes bien les gens qui verbalisent leur besoin.
Ça ne t’arrive pas souvent, alors tu sais apprécier quand ils prennent la peine de le faire.

- Izaiah, pour vous servir !

Rigoles-tu doucement en t’éloignant vers la cuisine. T’armant de tout ton courage, tu te retournes une dernière fois vers elle à mi-chemin et te redresse fièrement.

- Bonne chance dans votre quête, soldat Jenna !

Ça ne te ressemble pas d’être aussi négatif et craintif face aux épreuves. Tu en as trop connu pour te permettre une telle faiblesse d’esprit.
Reprends toi Izaiah, ça ne pourra jamais être aussi terrible que ce que tu imagines… Alors qu’as-tu à perdre, en bout de ligne ?

Attrapant ton portable, tu pénètres dans la cuisine tout en cherchant minutieusement une recette simple de nourriture adaptée aux pokémons. Les secondes ont tout juste le temps de s’écouler que ton regard s’illumine.

Le célèbre curry de Galar ! Pourquoi n’y avais-tu pas pensé plus tôt bon sang ?

Qu’est-ce que t’étais loin de te douter du drame qui se déroulerait de l’autre côté de la porte.
Vraiment, rien ne t’avait préparé à ça et, heureusement pour toi, la cacophonie régnant en maître sur la garderie avait même étouffé jusqu’à la situation d’urgence.
Fidèle à tes habitudes, tu ne vois rien passer. Sur un très -trop- agréable fond de supplications et de guerre impitoyable, tu relis la recette pour la troisième fois en tentant de tout mémoriser.
Le vrai problème, c’est que tu n’es pas chez toi.
Et même si tu étais chez toi, tu ne connaîtrais pas plus l’emplacement des différents … outils et ingrédients dont tu as besoin pour réaliser quelque chose. Tout ce que tu as, c’est une recette -ma foi hyper simple- et peu de temps devant toi.

Prenant une grande inspiration, tu retranscris tout le contenu du célèbre curry pimenté aux fèves (de ta grand-mère) sur une feuille puis tu refermes ton téléphone que tu t’empresses de fourrer dans la poche arrière de ton pantalon.
Tu n’es pas un cuisinier. T’es rien. Tu te souviens encore du désastre dînatoire avec Kiana, Hazel et Isaac. Tu avais douillé à fournir un repas concret à tes invités et, pire encore, tu avais eu besoin de toute l’aide du monde pour arriver à quelque chose. Merci à eux, ensemble vous étiez parvenu à manger. Mais tu partais de loin. De beaucoup trop loin pour te permettre de faire ce genre de proposition afin de calmer le jeu.

Remontant les manches de ton pull, tu te craques le cou comme si tu t’apprêtais à réaliser un exploit et tu… sors la canne de haricots qui trône en maître sur la tablette du garde-manger. Tu es prêt.
Baie Panga, Ceriz et Tomato ne tardent pas à la rejoindre alors que tu tentes de te comprendre tout le ce charabia culinaire.
C’est stressant. Inutile de le cacher : il y a plus de stress que de plaisir dans la réalisation d’un curry pour une dizaine de pokémons qui menacent de mettre le feu au bâtiment si vous ne faites rien pour les calmer.

Surtout que, alors que tu brasses doucement le contenu de ta marmite, Jenna ne tarde pas à apparaître dans le cadre de porte pour t’annoncer que l’un des pensionnaires a disparu et qu’elle part à sa recherche. Ah ok, rien que ça.
Sauf qu’elle termine son monologue d’une manière à laquelle tu ne t’attendais pas : Faut que tu surveilles les Pokémons.
Pardon ?

Tétanisé, tu fixes un instant ton curry toujours sur le feu et tu sens la panique doubler en toi. Adieu les bonnes odeurs et le… ma foi très surprenant sentiment de satisfaction. C’est terminé, c’est derrière toi. Loin derrière toi.
D’un instant à l’autre, tu réduis la plaque à son maximum afin de ralentir la cuisson de ton repas puis tu fonces dans l’autre pièce afin d’admirer le carnage. Entre Pokémon feu et eau, c’est la zizanie. Les larmes te monteraient presque aux yeux si l’adrénaline ne montait pas plus vite qu’elles.
Vraiment.

Prenant une grande inspiration, tu attrapes le premier trouble-fête qui te passe sous le bras. Le voltoutou. Encore. Celui-ci se débat avec hargne entre tes bras, mais tu ne le relâches pas. En le gardant sous contrôle, tu parviens à gratter juste assez de temps pour brasser ton curry avant qu’il ne s’échappe. Tu soupires.
Tu pleures. Enfin non, mais presque. Pour vrai.
Pendant le siècle suivant, tu passes ton temps à voyager entre la pièce principale et la cuisine afin de ne pas y foutre le feu. Plus d’une fois, tu dois détourner le jet de flamme d’un Pokémon un peu trop colérique pour éviter que ton pauvre curry n’y laisse sa peau et, plus d’une fois, tu dois calmer le jeu entre deux insupportables. Pour la première fois, tu réalises à quel point l’ambiance chez toi est douce et belle.
Même si tu vis avec plus de spectres que tu ne peux l’accepter, il n’en reste pas moins que ton quotidien est calme. Horrifique, mais calme. C’est toujours ça de gagné non ?
Heureux à la simple idée que tout ceci soit bientôt terminé, tu relâches le galifeu juste à temps pour voir Jenna pénétrer dans la pièce avec le fugueur. Un frisson de dégoût te traverse l’échine jusqu’à la nuque. Tu soupires, lui adresse un sourire victorieux. En dedans de toi, tu ne ressens plus rien. Tu es sur le pilote automatique, tu ne réfléchis même plus.

- Encore lui… Félicitation ! Tu as grave géré.

C’est sincère. Comment pourrais-tu ne pas l’être ? Malgré tout, vous ne pouvez pas vous reposer sur vos lauriers. Attrapant la pokéball de ton Migalos dans ta poche, tu l’appelles sans plus attendre en jetant un œil à tout ce remue-ménage. Ça ne finira donc jamais ?

- Le curry est presque prêt, je vais disparaître en cuisine pour faire les assiettes. Est-ce que tu peux préparer la table et les asseoir ? Si certains sont trop dissidents, n’hésite pas à demander à Agony que voici de les coller à leur place. C’est radical, mais efficace.

Si les toiles de ton Migalos ne suffisent pas à les tenir en place, tu ne savais pas ce qui y parviendrait.
Mais de toute manière, une part de toi espérait simplement que la faim viendrait à bout de leur besoin irrépressible de se battre entre eux.

De retour dans la cuisine, tu tentes d’ignorer les bruits et les protestations qui surviennent de l’autre côté de la garderie.
Coupable, tu profites de cet instant de calme pendant lequel tu n’as pas besoin de penser à autre chose que les plats que tu sors l’un à l’un de l’armoire. Tu voudrais que cet instant dure éternellement.
Tu ne sais pas si Jenna en sera réduite à demander l’aide d’Agony pour venir à bout des vauriens, mais une chose est claire désormais : tu n’es pas prêt pour la paternité. Ce n’est pas que l’idée d’être … Père te dérange fondamentalement, mais c’est surtout que ta belle volonté et ta patience s’évaporent au contact d’un enfer comme celui auquel vous êtes confrontés de l’autre côté. Dans ton monde à toi, il n’y a de place que pour le calme des soirs et le silence de la solitude… Tu es un parfait enfant unique, absolument pas habitué aux ambiances trop survoltées ou aux guéguerres de bac à sable.

Pourquoi t’être embarqué dans une telle aventure, dans ce cas ?
Franchement, la réponse était la même à chaque fois : tu espérais que les expériences renouvelées auprès des pokémons te permettraient de savourer une progression de votre lien… Sauf que, maintenant, tu réalisais que toutes les expérimentations n’étaient pas forcément positives. Risquais-tu de te dégoûter, une fois sorti d’ici ? Tu ne pouvais pas promettre que non.
Tu étais aussi fatigué que si cela durait depuis huit heures et… ça faisait au mieux deux heures que tout ceci avait commencé ? Tu n’avais pas vraiment regardé le temps passer, sans doute par souci de ne pas te décourager davantage… Mais tu savais une chose : ça ne faisait pas huit heures que vous étiez ici.

Comment faisait-elle, normalement, la dame en charge de tout cet enfer ?
Tu avais rarement respecté un être humain comme tu la respectais.

- Bon… Faudrait pas trop traîner non plus.

Soupires-tu malgré toi en remplissant la première assiette de curry. Allait-il seulement être bon ? Tu le saurais bien assez vite, mais le temps d’attente n’en serait pas moins pénible pour autant. Tu n’étais pas un cuisinier. Même si tu estimais t’en être bien sorti compte tenu des circonstances, tu n’avais aucune certitude sur le goût de ton plat… Et ironiquement, il ne t’était pas passé par la tête la possibilité d’y goûter.
Quand tu disais ne pas être un grand cuistot…

Au bout de ce qui te semble être une éternité, tu finis par déposer la dernière assiette pleine sur le comptoir. Satisfait, tu attrapes deux d’entre elles -t’étais pas non plus un serveur, alors les voyages à 5-6 assiettes, on allait repasser- puis tu t’avances à bras armés vers le lieu du carnage.
Sur place, tu t’étonnes de remarquer que Jenna est parvenue à asseoir tous les monstres sans déclencher de troisième guerre mondiale. Admiratif, tu lâches un sifflement sincère.

- Impressionnant haha !

Puis enfin, tu déposes les deux assiettes devant les deux premiers à ta portée avant de rapidement revenir vers la cuisine afin d’en amener deux autres et ainsi de suite… Une fois tous les pensionnaires installés devant leur repas, tu prends une grande inspiration avant de te poser aux côtés de Jenna que tu fixes d’un air désolé.

- J’espère que ça ira… Est-ce que j’ai pris le temps de te mentionner que je n’avais jamais cuisiner de ma vie ?

Mais tout irait bien. Non ? La recette, elle, ne mentait pas après tout… Tu avais scrupuleusement suivi toutes les étapes : ça ne pouvait donc pas être si terrible que ça.

- Sinon, après je propose la sieste afin de gratter trente minutes de tranquillité. T’es partante ?

Rigoles-tu doucement.
Ok, faites que tout aille bien désormais… S’il-vous-plait.

Alors que les premiers nez se penchent vers le curry, tu sens ton cœur se serrer jusqu’à s’y tordre dans ta poitrine.
Tu prends une grande inspiration, dévisage Jenna une nouvelle fois afin de savoir si, elle aussi, se nourrit des mêmes incertitudes que les tiennes…

Puis la première bouchée.
Puis enfin tu recommences à respirer.

- Je… J’ai un peu de mal à y croire haha !

Et pourtant, les faits sont là : les pokémons se donnent à cœur joie dans la délectation de leur assiette.
Même si l’énergie est toujours aussi électrique, ils semblent la canaliser suffisamment pour profiter de ton repas et… Tu ne caches pas ta satisfaction ni ce sentiment de fierté qui t’envahie à cette vue magnifique.

Ça ne t’arrivait pas souvent, ce genre de chose… Normalement, tu étais plus du genre à mettre le feu aux repas congelés que tu te permettais de cuir. Tu t’étais d’ailleurs souscris à une excellente assurance habitation pour cette raison ! Tant qu’à menacer de semer la pagaille partout où tu allais, mieux valait au moins protéger les quelques objets qui te tenaient vraiment à cœur et qui partageaient le même toit que le tien.
Tu étais définitivement un danger public derrière un comptoir… Mais aujourd’hui venait de te donner l’espoir d’un avenir meilleur.
Tu n’allais pas cracher dessus.

Lorsque, quelques minutes plus tard, la gérante pointe enfin le bout de son nez, c’est pour voir l’ensemble des pensionnaires calmement assis les uns à côté des autres.
Plus de feu, plus de bataille.
Même elle semble avoir du mal à y croire. Toi et Jenna faites définitivement une excellente équipe. T’y serais-tu attendu en commençant la journée ?
Non. Définitivement pas. Déjà parce que rien ne pouvait te préparer à une telle cacophonie et catastrophe, mais aussi parce que tu avais été convaincu dès la première seconde qu’il n’existait aucune solution au problème.
Tu avais eu tort.

- C’est réciproque ! Ça a été génial de faire équipe avec toi.

C’était sincère. L’expérience n’aurait pas été la même sans l’aide de Jenna pour tous les calmer… Elle avait réussi l’impossible en parvenant à les convaincre de garder leurs fesses sur les chaises.
Et en allant attraper le fantyrm.
D’ailleurs, tu allais longtemps t’en souvenir de lui…

Lorsque le repas touche à sa fin, la plupart des pensionnaires piquent déjà du nez. Affectueusement amusé, tu esquisses un sourire attendri avant d’aider Jenna à les guider jusqu’à la salle de repos.
Tu sais que ce n’est pas « amusant » pour eux, mais un estomac rempli était souvent propice aux baisses d’énergie. Autant en profiter avant que la troisième guerre mondiale ne se déclenche à nouveau.

Si la plupart d’entre eux sont coopératifs, il en reste malgré tout une fraction sur qui la faim -ou plutôt : l’absence de faim- ne semble avoir aucune emprise.
Même s’ils ne se chamaillent pas, ils sont malgré tout bien trop agités pour être confiné au lit et ... c’est un peu embêtant au final.
Heureusement, Jenna a une solution pour tout.
La laissant choisir une musique plus douce à mettre en fond sonore, tu attrapes l’un d’eux -le Voltoutou- puis tu t’assoies aux côtés des deux autres sur le sofa avant de le déposer doucement sur tes jambes.
Aussitôt plus détendu, le chiot s’étire de tout son long avant de piétiner tes cuisses à de nombreuses reprises afin d’y trouver son aise. Au bout de quelques secondes, il finit néanmoins par se coucher en boule sans demander ses restes. Il ferme les yeux, visiblement convaincu par le confort de son nouveau lit. Tes doigts, tant qu’à eux, viennent se perdre dans la fourrure de son cou et derrière ses oreilles.

Tu pourrais presque t’endormir, toi avec. S’il n’y avait pas Jenna pour te tenir compagnie, tu te serais sans doute permis une petite sieste avec les Pokémons… Mais en charmante compagnie, cela serait sans doute assez mal vu.
Tu n’y tenais pas particulièrement. Il y avait d’autres choses plus importantes et responsables à faire que de piquer du nez sur ses heures de travail… N’est-ce pas ?

- Je ne pensais pas que l’on y arriverait… Tu veux venir t’asseoir ? Tu l’as bien mérité, surtout après ta magnifique course poursuite avec le Fantyrm.

Rigoles-tu doucement, presque en chuchotant. Tes yeux balayant la pièce, tu finis par remarquer la présence de plusieurs sièges sur lesquels il est possible de prendre du bon temps.
Tu n’avais pas encore eu le loisir de le voir de tes propres yeux, mais l’aménagement de la garderie était impressionnant ! Était-elle privée ?
Toi, tu ne savais pas. Toi, tu ne savais jamais.

C’est à ce moment que tu remarques Agony qui, à défaut d’avoir été utile, se permet de se coucher au pied de la table non loin de vous. L’ambiance était si… calme.

- C’est presque traitre, j’ai envie de dormir maintenant haha !

« Soulagement » est un mot faible pour décrire l’ivresse qui te traverse lorsque tu les vois tous sombrer entre les bras de Morphée.
Poussant un soupir de satisfaction à peine audible, tu regard Jenna s’asseoir sur l’une des chaises dont tu avais remarqué la présence quelques secondes plus tôt puis tu rigoles doucement à ton tour.
Tu la comprenais.
Tu te souvenais avec un peu trop de précision la panique qui s’était emparée de toi lorsqu’elle était venue t’avertir de la disparition du dragon. La galère quand même.
Au final, ça n’avait pas été négatif comme expérience… Au moins, tu savais que tu pouvais le faire. Pas seul, pas mal accompagné, mais pas totalement ignare et inutile pour autant.
Vous aviez formé une équipe remarquable… Et dire que tu détestais normalement te lancer des fleurs !

- O-Ok ! Merci !

Elle avait raison. Boire quelque chose te permettrait de garder les deux yeux grands ouverts et de ne pas succomber à l’envie de les rejoindre.
En l’espace de quelques heures, vous veniez de dépenser la réserver d’énergie que tu préservais normalement pour… pour toute la semaine.
Au moins, ce n’était pas un lundi. Tu aurais bien été bon pour six jours de sommeil ininterrompu autrement.
Malgré toi, cette idée t’arrache un sourire amusé alors que tu tends une main vers Jenna afin d’attraper ton verre et de la remercier d’un mouvement de tête respectueux.

Prenant une gorgée, tu tentes de te faire violence pour garder l’esprit alerte. Un peu plus et tu te jetterais le contenu de ton verre au visage… Mais ce ne serait pas très professionnel et tu risquerais de réveiller le voltoutou sur tes genoux également.
Tu es si profondément plongé dans tes pensées et dans ton envie de plonger ton visage dans la douce fourrure du pokémon que tu sursautes légèrement lorsque la gérante revient vers vous, enveloppes à la main.
Sur tes genoux, le chiot remue légèrement en grognant. Tu te retiens de rigoler.

Joignant ta voix à celle de ta camarade, tu remercies d’une voix chaleureuse la jeune femme. Tu étais content que vous ayez été à la hauteur… C’était une petite fierté dont tu ne te lassais pas.

- Je ne te le fais pas dire…

Grognes-tu doucement en bâillant. Tu ne savais pas l’heure, mais tu savais déjà le contenu de ta soirée : dormir. Si Eleanore ne te déclarait pas la septième guerre mondiale lorsque tu poserais le pied à l’appartement, ta soirée n’en serait que plus belle au pays des rêves.
Enfin, pour peu que ta colocataire ne vienne pas mettre son grain jusque-là… Elle en était définitivement capable.

Désabusé, tu retrousses le nez une fraction de seconde.

- Oui : je crois que tu serais une excellente éducatrice, tu as le tour avec les pokémons… Malheureusement pour moi, je crois que je vais retourner derrière la caméra et arrêter de vouloir jouer les babysitteurs. Mon orienteur n’aurait sans doute pas compris ce que je suis venu faire ici haha

Pourtant, c’était agréable. Tu ne peux pas le nier… Une fois le contrôle repris, tu aurais sans doute pu continuer quelques heures de plus.
Et même recommencer demain, qui sait.
Néanmoins, tu te gardes bien de le préciser. Juste au cas où la gérante vous écouterait et déciderait de vous employer contre votre (ton) gré. Direct, la perspective t’amusait beaucoup moins.

Au bout d’une vingtaine de minutes, tu finis par gratter délicatement le ventre du voltoutou sur tes genoux. D’abord réticent à répondre à tes gratouilles, celui-ci finit néanmoins par se tourner sur le dos ce qui t’arrache un hoquet amusé.

- Allez, réveille-toi plutôt gros béta…

Tu ne parlais jamais ainsi aux pokémons.
Mais peut-être que cette expérience t’avait fait plus de bien encore que tu le pensais.
Peut-être qu’elle t’avait permis de lier des liens, de te rapprocher d’eux pendant que tu leur faisais à manger tout en évitant qu’ils détruisent la garderie…

- Dans tous les cas, je prends note de refaire cette recette de curry lorsque j’aurai de la visite. En espérant qu’ils n’aient pas tous envie de dormir après.

Malheureusement pour toi, pour vous, il serait bientôt temps de partir. Cette expérience touchait à sa fin.
Cette aventure même.

Attendant que le chiot se soit suffisamment réveillé pour quitter tes jambes et retomber sur le sol, l’air toujours un peu dans les vapes, tu te relèves en t’étirant de tout ton long. Tu regardes Jenna, lui adresse un sourire un peu timide.

- Je crois qu’il est temps de rentrer chacun chez soi… Les propriétaires ne devraient pas tarder à revenir, je pense que la gérante pourra s’occuper du reste.

Probablement.
Sûrement même.

- J’ai été heureux de faire ta connaissance Jenna ! J’espère que l’on aura l’occasion de se revoir dans d’autres circonstances plus… apaisantes. Passe une belle soirée et essaie de ne pas trop dormir !

Rigoles-tu sans la moindre malice avant de franchir dans l’autre sens l’enceinte du bâtiment.
La route était longue entre Port-Corail et Voltapolis, mieux valait ne pas trop s’attarder.