Au contact d’Aylah, la fierté de Lua se dissipait comme les contours d’un agréable rêve destiné à disparaître.
À tous coups, il n’en restait que des cendres abandonnés aux intempéries de mère nature, vouées à s’envoler au quatre coin du monde jusqu’à ce qu’à ne plus être qu’un lointain souvenir…
Ça lui faisait mal de l’avouer et de mettre des mots sur les grandes lignes d’une humanité qu’elle n’avait jamais souhaité. Depuis toujours, Lua était au-dessus de tout et tous.
Elle ne baissait jamais le regard vers le monde à ses pieds, vers la fourmilière sur laquelle son silence régnait. Elle était l’ombre du jugement, une odieuse manipulatrice sans l’ombre d’un regret ou d’une conscience. Elle comprenait trop bien les gens, voyait trop clairement en eux pour être considéré comme leur égal.
Alors pourquoi s’était-elle laisser enchevêtrer dans ce genre d’acte immature?

Si elle l’avait su, si elle avait pu rationaliser son geste et ses mots,  le visage de l’artiste ne l’aurait pas hanté aussi longtemps.
Pour la première fois de sa vie, Lua se surprenait à haïr plutôt que de simplement mépriser. Et le manque de respect que lui avait témoigné Aylah n’était que l’une des innombrables raisons derrière cette animosité viscérale... Le problème – s’il existait – était beaucoup plus profond, davantage imbriqué dans de profonds maux qu’elle ne le laissait sous-entendre. Son amour propre saignait de s’être penché à la hauteur d’une simple humaine dont elle connaissait déjà le tempérament avant même de l’avoir côtoyer. Elle s’était attendu à la véhémence de la provocation, elle s’était attendu aux répliques et aux gestes… Et, malgré tout, elle avait perdu pied.
Elle était tombé. Et de haut.

C’était une offense qu’elle ne pouvait pardonner, qu’elle ne savait oublier.

Assise non loin d’un lac, la belle prend une grande inspiration puis porte l’ouverture de son verre à ses lèvres. Elle vient à peine d’arrivée que, déjà, elle s’est isolée loin des sentiers balisés. La vérité, c’est qu’elle est peu intéressée à voir danser sous ses yeux l’insupportable vomi de couleurs qui règne sur les chemins communément empruntés.
Il en avait toujours été ainsi : Lua vivait de calme et de solitude, à tout jamais condamnée à tirer sa révérence devant les foules et les troupes.
Lors des beaux jours, elle supportait jusqu’à trois âmes qui ne s’entrecroisaient pas… Et que dire des plus mauvais. Lua n’était qu’un mirage dont l’on ne connaissait ni le nom, ni l’existence. Elle appartenait au Phantom Circus, donnait tout de sa vie et de son temps à faire prospérer le cirque et n’existait pas en dehors du chapiteau.

Voilà ce qu’était Lua Amasis.
L’esclave de sa prison dorée.

Baissant son regard vers son portable, la princesse laisse ses yeux épouser les lignes du dernier message instagram qu’elle s’est permise d’envoyer :



Lua ne craignait pas de revoir Aylah, son seul souhait était de chasser cette chimère de son esprit une bonne fois pour tout. Elle désirais reprendre sa vie d’avant, ne reconnaître l’existence de personne.
Pour elle, rien n’avait autant d’importance que l’indifférence qu’elle dressait comme un bouclier impénétrable devant elle. L’intérêt qu’elle portait à de rares personnes n’était pas en droit de déborder sur la vermine des champs broussailleux, sur la mauvais herbe.

Et elle n’entendait qu’à se faire entendre raison, qu’à se conditionner elle-même à ses valeurs réelles.

« Elle ne devrait pas tarder... » À ses côtés, Elise ronronne doucement. Repliée sur elle-même, en proie à un sommeil salvateur, la lionne réagit tout juste à la présence de sa maîtresse.
Elle laisse les doigts de celle-ci se perdre dans son pelage doré, s’arrêter un peu plus longuement sur la crête orangée au-dessus de son crâne parfaitement rond.
Parfois, elle souffle d’aise, laisse s’échapper une petite  flamme de contentement.
Parfois, elle arrache un sourire presque irréel à la princesse qui partage sa vie.

Lua sait qu’il est possible qu’Aylah ne se présente pas et que sa colère ne connaisse aucun repos.
Elle sait que les risques sont importants, que l’artiste ne gagne rien à venir se dresser contre elle. La seule chose en laquelle l’Amasis croit vraiment, c’est en l’orgueil démesuré de toutes les étoiles. Les fausses reines de ce monde ont pour seul point commun de détester la provocation et d’y répondre facilement… Et c’est une généralité en laquelle l’indolente a placé tous ses espoirs.
Elle se fiche bien de savoir si cela a du sens, si elle risque davantage de ridicule que de succès au terme de cette entreprise.
Lua se fiche de tout. Et plus particulièrement d’être le martyr illusoire de quelqu’un. Tout ce qu’elle veut, elle, c’est tourner la page, oublier.

La dernière fois, les choses s’étaient terminées beaucoup trop abruptement. Elle ne laisserait pas l’erreur de conclure sur une misérable virgule se reproduire une nouvelle fois...

Pitoyable était un qualificatif auquel Lua s’identifiait rarement.
Et pourtant, pitoyable, elle l’était.
Pitoyable de contacter une femme dont elle ne connaissait ni le nom, ni l’histoire afin de régler ses comptes avec le feu ardent de sa présence qui embrasait ses souvenirs. Elle lui accordait trop d’importance, lui offrait bien plus d’emprise qu’elle n’en méritait… Et tout ça pour quoi? Pour un café bu sous la lame aiguisée d’un regard irascible?  
Elle devait s’en remettre. Et, quelque part, elle le savait et elle savait également que sa manière d’orchestrer sa tournure de page n’était pas la bonne.
Lua n’était pas une idiote planquée sous l’impulsivité des sensations trop fortes, des flammes trop véhémentes. Non. Elle avait seulement été désarçonnée, jetée en pâture aux griffes de sentiments qu’elle ne connaissait pas et dont elle n’avait pas calculé la violence.

Lua devait comprendre. Comprendre ce qui était tant venue la chercher, ce qui l’avait rabaissée aux fondements de son humanité.

Les doigts perdus dans la fourrure de Elise, Lua ne parle plus.
Ses yeux admirent le lac face à elle, s’abandonnent aux souvenirs d’une rencontre dont elle n’avait jamais connu le véritable dénouement. Elle avait espéré arracher sa plus fidèle amie aux serres de la solitude, lui offrir quelqu’un d’aussi spéciale qu’elle pouvait l’être… Mais ses espérances n’avaient jamais pris racines dans la réalité. Elles étaient seules et incomprises dans un monde impitoyable auxquelles elles se refusaient.
Viendrait-il un jour où les choses changeraient?
Là où l’une doutait, l’autre se souciait peu.

« Sérieux, s'tu voulais un rencard j'aurais préféré un endroit moins paumé. » Le regard de l’indolente ne se détourne pas de l’eau dont les reflets l’hypnotisent. Elle sait pourtant que l’autre est arrivée : ses mots ne sont pas morts avant d’avoir atteint ses tympans.
Elle décide simplement de ne pas y réagir, de ne pas la couvrir d’un simple regard.
Elle saurait pourtant quoi répliquer, comment envenimer l’ambiance. Même si elle n’en a pas l’habitude, Lua n’est pas étrangère aux réponses venimeuses… C’est un rôle dont elle s’est souvent parée sans en tirer la moindre sincérité.

Insulter les gens, elle sait faire.
Les heures passées à dénigrer tout ce qui a le malheur de respirer avec sa cousine ont manifestement finies par payer.
Alors pourquoi n’en use-t-elle pas?

« On aurait p't'être même pu trouver un Staribucks. » Ses sourcils se froncent légèrement et, enfin, elle redirige le centre de son attention vers Aylah que les verres fumées l’empêchent de transpercer. « Au regard de tes dernières performances, je doute que tu puisses lire le menu d’un staribucks par tes propres moyens... » soupire-t-elle.
Sa voix n’est qu’un murmure qui, bien qu’il soit assumé, n’a pas pour objectif d’être porté plus loin. Elle n’a pas pu s’en empêcher, calmer le venin qui est remonté le long de sa gorge. Lua n’a pas l’habitude d’être méprisée, de ne pas être respectée.
C’est une situation à laquelle est étrangère, avec laquelle elle n’a jamais dû composer.

Princesse invisible, elle n’a jamais souhaité faire de remous ou attirer l’attention d’autrui. Lua est médisante dans le plus grand des silences.
Sa misanthropie n’a jamais été connue du grand public et elle ne souhaite pas en changer, elle ne souhaite pas se révéler. Se montrer telle qu’elle est réellement, sans artifice ou rôle a endosser, l’angoisse et la rend insécure. Elle n’a pas l’habitude d’une telle franchise.
Mentir, c’est un vice auquel elle s’abandonne beaucoup trop régulièrement. C’est une deuxième nature avec laquelle avec laquelle elle n’a plus le moindre mal à jouer.

Intriguée, la princesse retire doucement sa main du pelage de sa helionceau dont les paupières s’entrouvrent légèrement à la cessation des caresses.
D’un geste lent, nullement pressé, la belle se dresse alors face à Alyah dont elle tente de percevoir le regard derrière le filtre fumé qu’elle lui oppose. C’est une tentative dont elle ne se cache pas et qui ne saurait la gêner.
Même si l’aura de la belle basanée lui parle plus que l’éclat dans ses yeux, elle cherche une forme d’égalité au travers cette barrière. « Tu n’as rien d’exceptionnel... » dit-elle simplement au bout d’un moment.

Malgré le cassant de ses mots, une certaine douceur indifférente berce sa voix.
Lua ne ressent pas la moindre malignité.
De nouveau, elle réagit aux provocations comme il est de coutume de retirer sa main lorsque le feu menace de la décharner.

« À comprendre, tout simplement. Pourquoi, d’entre toutes les ouvrières de la fourmilière, c’est toi qui hante mon esprit... ? » Elle n’en a pas honte.
Elle veut seulement effacer ce visage de sa mémoire, noyer son humanité décevante dans la grandeur dont elle se couvre normalement. Elle n’a pas envie d’être provocable, d’être le fruit de la colère humaine… Elle n’a pas envie d’être elle-même, d’être autre chose qu’un corps vivant.

Lua ne possède que des rôles.
La carcasse n’a nulle besoin d’essence ou d’humanité pour exister.