C'est si long, d'attendre.

Il n'y avait que l'obscurité autour de lui. Un vide vaste, infini, dans lequel il flottait inlassablement, se perdait, sans savoir où il allait. Ses pieds ne touchaient pas le sol, sa tête ne touchait pas les étoiles.
Au milieu de rien, on aurait dit que le temps ne défilait même pas.
Et parfois c'étaient comme des formes insensées qui se dessinaient sous ses yeux aveugles, points de lumière au creux du néant, et lorsqu'il tendait les mains pour les attraper elles se dérobaient sans avoir jamais existé ; et quelques éclats de voix perçaient le calme angoissant de cet espace, et lorsqu'il croyait les comprendre et en saisir le sens ils devenaient un brouhaha, explosaient et redevenaient silence.
Depuis combien de temps est-ce qu'il était piégé là ?
Il ne le savait même pas.
Spectateur inconscient de sa propre dérive, les mots ne lui venaient pas ; c'était comme si son corps, son esprit agissaient tel un automate, qu'il ne pensait pas, qu'il ne pensait plus. C'était long d'attendre et dans cet univers les jours, les nuits n'étaient pas là, il n'aurait pas su dire s'il était mort ou s'il vivait encore.
Et il y eut une fois des battements de cœur qui se distinguaient, lointains, comme s'ils l'appelaient ; il les cherchait, les entendait, ces battements de cœur le guidaient et l'attiraient sans qu'il ne puisse rien y faire, porté par le vide de son inconscience. Ils étaient plus forts chaque seconde et c'était comme si quelque chose l'aspirait, inlassablement. Puis il y eut une lueur, éclat lumineux qui ne disparaissait pas comme les autres, qui se faisait de plus en plus grand.
Les voix se faisaient plus distinctes mais les souvenirs échappaient encore.
C'était comme si on tentait de le tirer de là et il ne savait même pas comment ;
mais tout redevenait plus distinct,
plus clair,
il se noyait peu à peu dans cette lumière qui le happait et tentait de lui ramener les pieds sur terre.

Mais cette lumière était traîtresse et lorsque sa respiration reprit,
que son esprit se remit en marche,
elle lui creva les yeux
et il comprit que cette lumière, elle l'avait brisé pour toujours et qu'il ne pourrait jamais la revoir sans que ça soit douloureux.

---

Sur son lit d'hôpital, le garçon ne voulait pas bouger.
Les yeux soigneusement enveloppés dans un bandage, la lumière ne filtrait plus au travers, et il ne savait pas dire si c'était parce qu'on l'avait éteinte ou parce que sa vue était trop abîmée. Est-ce que c'était normal que sa tête soit si lourde, son corps si fatigué ? Sans doute. C'était d'un long sommeil qu'il sortait. Il allait sans doute avoir besoin de repos, de se ménager. Les médecins... avaient dit que le coma avait duré plusieurs mois. Que son état n'avait pas cessé de changer. De nombreuses lueurs d'espoirs avaient laissé place à des instants de doute et des préoccupations grandissante ; personne n'avait jamais été en mesure de dire s'il s'en sortirait.
Pourtant, il était bien là,
mais c'était en morceaux qu'on l'avait récupéré.

« Je m'appelle Eden Winter, et... et... »

Le garçon serra les poings par réflexe mais il n'y avait même pas de rage, rien.
Cette phrase, il la répétait en boucle dans son esprit sans qu'aucun mot ne lui succède. Rien d'autre que son prénom, son nom ne voulait se faire entendre. Ses souvenirs s'étaient envolés, il ne savait plus vraiment ce qu'il était.


Il avait jamais vraiment été un garçon comme les autres, Eden. On le lui avait toujours répété. Un garçon très intelligent, trop intelligent pour son âge, c'était ce qu'on lui disait. Il comprenait bien plus vite que la normale, résolvait des calculs qu'il ne devrait même pas comprendre ; il avait un sens de la logique imparable. On l'avait vite compris, rapidement déclaré que c'était un enfant surdoué, un gamin qui allait vraiment bien se développer, et peut-être que plus tard, il aurait de grandes choses à réaliser.
Ses parents étaient fiers de leur unique enfant, qui avait déjà des rêves plein la tête et de grands projets. Pourtant, ils avaient pas grand chose, tout les trois. Une famille modeste qui vivait dans un quartier tranquille de Volucité, avec assez d'argent pour vivre mais pas assez pour l'envoyer dans une école d'élite mais ils se disaient que tant pis, auprès des autres, même s'ils étaient différents, il arrivait sûrement à se développer.
C'était pas grand chose mais c'était déjà tout, pour lui ; une petite vie paisible et heureuse, des idées plein la tête et des parents qui l'aimaient. Même des amis, il en avait. Il était timide et craintif, doux et gentil, personne n'arrivait à lui résister.
Et puis à sept ans, Eden, ses parents lui ont promis de venir le chercher tout les deux, ensemble après l'école, pour l'emmener au parc d'attraction fêter son anniversaire, parce que quelques jours plus tôt ils n'avaient pas pu être tous ensemble pour le lui souhaiter.
Et il les a attendu longtemps, ses parents, à la sortie de l'école.
Mais ils ne sont jamais venus le récupérer.
Deux voitures qui se croisent à un coin de rue et ils s'étaient envolés.


Des examens, à son réveil, il avait dû en subir de nombreux. Après tout c'était nécessaire, pour savoir comment il allait.
A part à la tête, sur le reste du corps, il n'était pas blessé. Quelques bleus, quelques égratignures ou hématomes qu'on avait réussi à soigner, et même les grosses plaies on s'en était débarrassé. On lui avait tout dit, on avait plus rien à lui cacher. Il avait subi un grave accident, et si personne ne pouvait en dire la nature faute de témoins, les médecins étaient capables de lui expliquer ce qui lui était arrivé. Un choc violent, un traumatisme crânien dont on avait pensé qu'on ne l'en guérirait jamais, et encore aujourd'hui on se disait que c'était un miracle si on l'en avait sauvé. Il avait beaucoup lutté, dans son sommeil, pour y résister, pour arriver à l'affronter.
Il était pas indemne, pourtant. Ça ne s'était pas si bien passé. Tout ses souvenirs, effacés. Et s'il ne pouvait pas voir au dehors c'est parce que dans le choc, sa rétine avait été endommagée. Sa vue était mauvaise, ses yeux si sensibles à la lumière qu'on devait l'en protéger.
Un accident...
qu'est-ce qui s'était passé ?
Personne n'était en mesure de lui dire ce qui lui était arrivé.
Et pourtant, pourtant les informations glissaient contre la barrière de son esprit sans jamais la fracasser. Tout n'était rien que de l'indifférence, indifférence dont il était comme incapable de se débarrasser. Quand on lui avait dit qu'il allait certainement devoir cacher ses yeux toute sa vie parce qu'on avait pu rien faire pour les préserver, il n'avait rien fait. Quand on lui avait dit qu'aucun membre de sa famille ne pourrait le récupérer jusqu'à ce qu'il se rétablisse complètement, il n'avait rien fait. Des hochements de tête, de vagues sons d'approbation mais pas de pleurs, pas de cris ou de larmes, pas de soupirs de mécontentement. Rien d'autre que du vide, du vide dans ses émotions.

« J'arrive pas à me rappeler que j'avais une famille. Je sais pas d'où je viens, ce qui s'est passé, j'ai pas de souvenirs d'un accident. Je sais juste que j'ai un nom. »

Il n'arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Incapable de réagir ; c'est comme s'il était encore sous le choc de cet accident dont il n'avait plus le moindre souvenir et qu'il ne s'en était toujours pas débarrassé.


Ses parents n'étaient jamais revenu le chercher. On avait dû lui dire ce qui leur était arrivé. C'était difficile, de dire à un enfant que ses parents, il ne les reverrait jamais. Eden n'avait pas compris, il avait cru qu'on l'abandonnait. Non, c'était impossible, ses parents ne pouvaient pas lui faire ça... Ils l'aimaient tellement, ils n'avaient pas le droit de le rejeter... L'idée qu'ils n'étaient plus là et que c'était pour de bon, il avait mis longtemps à l'accepter. C'était douloureux. Il avait tellement pleuré. L'enfant heureux qu'il avait toujours été était devenu inconsolable, surtout quand il avait commencé à vagabonder de foyers en foyers. Peu de membres de la famille étaient restés en contact ; et certains vivaient trop loin, personne n'avait été en mesure de le récupérer.
Et Eden, il ne cessait de changer de foyer.
Impulsif, colérique, il s'en prenait à ses frères et sœurs sans qu'ils ne lui aient rien fait.
Il n'y arrivait pas, il arrivait pas à s'intégrer. Personne ne remplacerait jamais ses vrais parents, personne n'arrivait jamais à l'aimer comme eux l'avait aimé. C'est ce qu'il se disait, il ne cessait de le répéter. Le garçon surdoué et joyeux était devenu paresseux et morose, on ne savait plus quoi faire pour l'aider et c'était difficile de le pousser à employer ses capacités.
Mais un jour, quelqu'un de différent est venu le chercher.


Du temps, à l'hôpital, il y en a passé.
Il sortait d'un long sommeil, ses jambes n'allaient pas encore très bien, il fallait les ré-éduquer. Et il se débrouillait très bien, il y arrivait. Mais les médecins s'inquiétaient, ils s'inquiétaient de le voir à peine réagir face à ses progrès.
À quoi ça servait ?
C'était normal.
Il valait mieux pour lui qu'il sache vite remarcher.
Il se contentait toujours de faire ce qu'on lui disait. On lui demandait de rester dans sa chambre et de ne pas trop se ménager, il le faisait. On lui confiait un service, il l'exécutait sans rechigner. Ses journées, il les passait dans sa chambre d'hôpital, assis dans son lit à lire, à tenter de se remémorer l'inutile, sans même songer à sortir alors qu'il le pouvait.


L'homme était grand et imposant. Des cheveux blonds et mal coiffés, une grosse paire de lunettes sur le nez ; mais son sourire était chaleureux et il rassurait.
Sa dernière famille d'accueil était particulièrement attentive envers chacun de ses enfants, alors même qu'ils en avaient beaucoup à protéger. Eden était intelligent, il avait de grandes capacités, et eux n'étaient pas en mesure de l'aider à les développer. Mais parmi leurs connaissances lointaines il y avait un scientifique, un ancien professeur d'Illumis qui pourrait sans doute l'aider. Ils lui avaient parlé d'Eden, il l'avait même rencontré, une fois. Ils n'avaient eu qu'à faire les démarches et c'était chez lui qu'il s'était retrouvé.
Et grâce à lui, les tourments d'Eden se sont apaisés.
L'homme le comprenait bien, il l'écoutait. Il n'avait que lui ; et quand il ne travaillait pas, il était toujours là pour l'écouter. Il lui prêtait une oreille attentive, lui changeait les idées en lui demandant de l'assister, lui confiait des tâches complexes à faire mais qu'il serait très bien capable d'effectuer, avec ses capacités.
Rien n'était trop difficile pour Eden ; et quand ça l'était, il arrivait toujours à le surmonter.
Il avait onze ans, et ce fut son dernier foyer.


Ses souvenirs, on a tout fait pour les lui rappeler.
Sans savoir réellement pourquoi, les médecins qui avaient pris en charge Eden s'y étaient attaché. Ils avaient réussi à contacter une amie de l'homme qui l'avait élevé avant son accident, mais elle non plus, elle n'avait pas su les aider à retrouver ses souvenirs, à donner quelques indices sur son passé.

-Quand ils venaient me voir, tout se passait bien. Eden était un garçon obéissant et un peu effacé, il n'était pas très bavard mais très gentil. Il ne lui a pas fait de mal... Je n'ai aucune idée de ce qui s'est passé.

Personne n'avait osé dire à Eden que l'homme qui s'était occupé de lui avant son accident avait été arrêté.
Tout ce qu'on savait c'est qu'il en avait été jugé responsable, rien de plus ; et quand son amie parlait à Eden de cet homme, il ne faisait qu'hocher la tête, répétant que c'était sûrement un homme bien. C'était un accident, rien de plus, c'était impossible qu'il ai pu vouloir le blesser.
Avec le temps le garçon allait de mieux en mieux, et c'est l'amie de son ancien tuteur qui s'est dévouée pour le prendre sous sa responsabilité. Il était majeur, peut-être, mais il n'avait nulle-part où aller, plus de maison où vivre, pas de famille chez qui rester. Le laisser sortir c'était risquer qu'il se retrouve à la rue, parce qu'il n'avait même pas d'argent pour se débrouiller. Elle s'appelait Anna et c'était une femme adorable, quoique un peu têtue parfois. Même elle, il ne s'en rappelait pas ; mais il n'a pas refusé de vivre avec elle. C'était pour son bien, sans doute, s'il voulait partir rien n'allait l'en empêcher lorsqu'il irait mieux.


Eden est resté longtemps auprès de lui, de cet homme qu'il voyait comme un sauveur parce qu'il avait réussi à l'aider, à le faire se sentir un peu mieux.
Le temps lui a prouvé que les apparences pouvaient être souvent trompeuses, que les choses changeaient sans cesse et que ce qui était bon finissait parfois par ne plus l'être. Où est-ce que ça a cloché ? Qu'est-ce qui s'est mal passé ? Il ne l'a jamais vraiment compris, jamais vraiment su. Les réponses ne se sont pas présentées, seules les questions sont demeurées. Mais il a commencé à se montrer dur, un peu trop dur parfois. Il lui répétait qu'il avait d'excellentes capacités et il ne le ménageait pas. Les exercices qu'il lui donnait, les tâches qu'il lui demandait d'effectuer étaient de plus en plus dures et l'éprouvaient, tant physiquement que mentalement. Il le poussait au maximum de ses limites et se montrait trop sévère, trop exigeant avec lui ;
il s'énervait lorsqu'il n'allait pas très bien, et l'encourageait à peine lorsqu'il réussissait.
Ça devenait difficile de s'affirmer.
Pourtant, il ne vivait pas mal ; il avait ce qu'il voulait. Autant de livres qu'il souhaitait en lire, l'autorisation de sortir souvent tant qu'il se présentait à lui lorsqu'il en avait besoin. Mais avoir confiance en lui, c'était compliqué. Dès l'instant où son tuteur s'est montré dur, Eden n'a jamais cessé de se replier sur lui-même, de faire gentiment ce qu'on lui disait par peur de décevoir. Il ne contredisait jamais personne, gardait ses avoirs pour lui. Il parlait peu, n'avait pas une grande estime de lui.
Et dans les rues sombres d'Illumis il y avait beaucoup d'endroits pour se cacher ; l'homme profitait de ce manque d'estime pour lui demander ce qu'il voulait, parfois même des petits vols, en trouvant des prétextes pour le convaincre de l'aider. Il arrivait à le manipuler.
Et Eden avait trop peur, il ne se rebellait jamais.


Même auprès d'Anna, ce n'était pas souvent qu'il sortait.
Eden ne faisait pas grand chose de ses journées, et parfois même il les passait à réfléchir, sans rien faire d'autre. Hormis explorer les alentours de Flusselles où ils vivaient, il bougeait peu, faisait peu de choses.
Il était perdu, Eden.
C'est comme s'il était vide.
Rien ne lui faisait envie, rien ne l'intéressait. Il n'était pas curieux de grand chose, posait des questions par automatisme en espérant que ça réveille une curiosité ; mais ça faisait rarement effet. Pas de sourires et pas de larmes, il n'arrivait pas à en éprouver.
Il y avait quelque chose qui clochait, il le savait,
mais rien qu'il ne puisse vraiment faire pour le changer.
Même avec tout les efforts du monde aucun souvenir ne lui revenait. Parfois, Anna venait se poser à ses côtés et lui parlait de son tuteur, l'homme qui s'en était occupé pendant des années. Un homme gentil et enthousiaste, avec de grandes connaissances... Mais il lui répondait seulement que cela devait être bien, d'avoir connu une telle personne. Parfois, elle tentait de lui montrer des choses lui ayant appartenu, des objets qu'elle lui savait précieux. Elle avait appris à connaître Eden, elle aussi, réussi à le faire un peu parler. Mais elle n'avait jamais rien trouvé de susceptible de réveiller ses souvenirs.

Pourtant un jour, elle voulut essayer quelque chose de différent. Assis sur le sofa, un live sur les genoux, le garçon était à moitié endormi dans le salon. Elle a glissé une pokéball dans ses mains et l'a réveillé, un doux sourire sur les lèvres.

-Eden, est-ce que tu sais ce que cette Pokéball contient ?

Confus, il avait secoué la tête sans dire un mot ; mais comme par instinct, ses doigts s'étaient refermés autour d'elle, comme si son inconscient lui disait que c'était quelque chose de précieux, dans ses mains.

-Tu n'as pas envie de le savoir ?
-...c'est un Pokémon. Toutes les Pokéballs en abritent. Et je connais les tiens.
-Lance-là.

Encore une fois, le sérieux du garçon la fit soupirer, mais elle ne se démonta pas. Sans même attendre son avis, elle ota le bandeau qui lui couvrait les yeux lorsqu'il ne lisait pas, et referma sa main sur la sienne à son tour.

-Avec ton bandeau, tu ne pourras pas le savoir.
-Anna, tu n'as pas besoin de faire autant de manières si c'est seulement un cadeau.
-Eden, écoute-moi...
-Je vais le faire.

Le petit objet glissa de sa main ;
dans les airs se tenait maintenant un petit alien qui flottait près de lui, et le garçon plissait les yeux pour ne pas trop se blesser.

-Sa Pokéball était dans ta poche quand ils t'ont retrouvé et emmené à l'hôpital. Ils l'ont gardé et se sont occupés de lui et me l'ont remis un peu après ton réveil. J'attendais le bon moment pour te le confier...

La créature semblait confuse, regardant de chaque côté de la pièce, ne reconnaissant pas la jeune femme qui se tenait près d'Eden. Mais...
Quand il darda son regard insistant sur le garçon, quelque chose lui fit tout drôle, dans sa mémoire.
Un reflet, une silhouette au milieu des flammes.
Au milieu des ténèbres qui grandissaient, une lumière qui flottait.
Une lueur qui l'a empêché de complètement sombrer.

-Ce Lewsor... Je crois qu'il m'a aidé.

Ce fut le seul souvenir qui lui soit jamais revenu.
Il ne savait pas ce qu'il avait fait, ni comment il l'avait rencontré. De quoi, pourquoi ? Il ne savait pas mais il en était sûr, il l'avait sauvé.


Ce soir-là il y avait quelque chose qui n'allait pas. Une contrariété, une dispute ; le professeur était trop concentré dans ses affaires, sur une machine qu'il construisait et qui lui prenait beaucoup de temps. Une simple demande était partie en désaccord et avait dégénéré ; Eden avait subi des reproches, comme il en subissait parfois. Personne n'avait été là pour dire ce qui s'était passé, mais au dehors on avait entendu une explosion incroyable et le bâtiment était parti en flammes. C'était la panique, et les quelques passants ont pu prévenir les secours. La porte en bois s'était effondrée, dévorée par le feu et le professeur est parvenu à s'en sortir, avec quelques blessures. Il était dans la rue, amoché mais sauf.
Mais Eden était toujours coincé à l'intérieur.
Les poutres tombaient, les flammes grimpaient et l'homme criait qu'on aille le chercher. Le feu commençait à être maîtrisé et quelqu'un s'était rué à l'intérieur, un sauveteur, bien décidé à ne laisser l'accident faire aucune victime. Quelques minutes plus tard on l'a vu ressortir avec un jeune garçon évanoui dans les bras ;
il était vivant mais ne se réveillait pas.


Eden tournait et retournait les paroles d'Anna dans son esprit. Mais rien à faire ; quoi qu'il fasse, il avait beau réfléchir, rien ne voulait lui revenir.

-Tu es vraiment sûr que ça ne te rappelle rien ?

Il secoua la tête, l'air absent.
Comme à son habitude.

-Je m'en souviens pas.
-Sa version nous disait que vous vous étiez disputés, tout les deux... La machine a explosé pendant qu'il travaillait, sûrement un dysfonctionnement. Ça a provoqué un incendie qui n'a pas été vu à temps et il a eu le temps de se propager. Il a dit que c'était de sa faute...
-Pourquoi est-ce que tu tiens tant à ce que je me souvienne de tout ça ?

La jeune femme écarquilla les yeux, pas sûre de comprendre où il voulait en venir.

-Eden, c'est important que tu te souviennes...
-Sauf que je m'en souviens pas. Tu as déjà tout essayé, tu n'étais pas la seule. Ça marche pas. Il a été arrêté et on sait que c'est à cause d'une erreur de programmation de la machine, pas vrai ? Que je m'en rappelle ou non, ça ne résoudra rien.

Elle lui jeta un coup d’œil, profondément peinée, incapable de trouver ses mots pour quelques secondes.

-Tu n'as pas peur... de ne jamais te rappeler de qui tu étais ?
-Je sais pas. Ça revient pas... On peut rien y faire. Peut-être qu'un jour je m'en rappellerais. Peut-être que non. Mais je veux pas m'acharner.

Mais Eden, après s'être réveillé, il était devenu doué pour cacher des choses.
Avec le Lewsor, des images étaient remontées.
Parfois, la nuit, alors qu'il dormait, des flammes dansaient devant ses yeux. Il les entendait crépiter. Il n'y avait qu'elles, qui l'envahissaient, l'approchaient, le consumaient. Et une silhouette, dans l'ombre. Puis plus rien, et il se réveillait en pleurs, en sueur. Plus tôt, il lui aurait simplement dit qu'il était prêt à attendre le temps qu'il fallait pour retrouver ses souvenirs, qu'il se reconstruirait. C'est ce qu'il souhaitait toujours faire ; mais depuis qu'il faisait ces rêves, il ne voulait pas lui dire qu'il préférait les fuir, par crainte d'être confronté à une horrible réalité.


Et puis,
les semaines s'écoulèrent et elles étaient paisibles, après son réveil. Il se rétablissait, marchait correctement, ses yeux se reposaient. Il ne les négligeait jamais, ne les découvrait que pour lire ou pour dormir, qu'en cas d'extrême nécessité.
Mais c'était toujours la même chose, toujours la même routine.
Eden avait redécouvert ses capacités en informatique ; quand il s'était approché de l'ordinateur d'Anna pour le réparer tout lui était revenu de façon si naturelle, sans doute des vestiges du passé. Il n'y avait pourtant rien d'autre qu'il pouvait faire. Lire, se promener accompagné de son nouvel ami... à cause de son handicap, il n'arrivait pas à se faire embaucher.
Mais il était hors de question qu'il enlève son bandeau.
À l'extérieur, même les lunettes de soleil ne suffisaient pas pour le protéger.
Il s'ennuyait.
Parfois Anna lui confiait quelques tâches, lui demandait des services ; mais ça ne faisait que se répéter. Il avait l'impression de vivre à Kalos depuis toujours, que rien n'avait changé.

Peut-être...
peut-être qu'il avait besoin d'un nouveau départ.
Il avait l'impression de ne rien ressentir mais n'était pas dénué de volonté. Il y avait d'autres régions, d'autres endroits où il pouvait aller, des lieux qu'il pouvait explorer. Peut-être qu'il y trouverait un travail, une nouvelle voie.
Un but.
Tout ce qu'il n'avait pas.

Au final, il ne resta que peu de temps chez Anna.
Son était s'arrangeait à vue d’œil ; mais elle avait craint son départ. Et s'il n'arrivait pas à se débrouiller tout seul ?
Pourtant il était décidé et tout ce qu'elle put faire de mieux, ce fut de lui prêter un peu d'argent, de lui trouver un endroit où vivre le temps qu'il puisse lui-même y arriver. Il logerait chez une des ses connaissances -parce qu'elle avait beaucoup voyagé, elle en avait beaucoup-, et pour le moment, son seul objectif, c'était de changer d'air.

Lumiris c'était comme un nouveau départ, un moyen de se reconstruire, de tout recommencer.
Il ne voulait pas retourner à Unys pour chasser ses souvenirs, jusqu'à présent rien avait changé ; et à Kalos, loin de Flusselles, il ne restait plus que des ruines de tout ce qu'il avait.