— Dans l’tas, c’est lesquels vos marmots pas sages ?
— V-voyons… les enfants sont tous pleins de vie et surexcités à l’idée de rencontrer un champion, c’est bien normal… murmura la maîtresse d’école aux yeux cernés.
— Allez, crachez l’morceau.
— Frédérica et Marlène ont du sang de grimalin dans les veines…  
— Okay, acquiesça le jeune homme en se retournant avec un sourire carnassier.
Agés entre 12 et 16 ans, vingt-quatre élèves du collège public de Feranium arpentaient le petit sentier forestier de la Route 2. Il faisait frisquet, et le vent chatouillait les nez rouges des bambins de ses fragrances de pinèdes et d’humus. Ça pataugeait joyeusement dans la gadoue.
Libégon, derrière le groupe, surveillait les deux rangées de marmots en poussant de petits trilles extatiques. Les enfants l’adoraient. Ils lui tournaient autour pour lui saisir les pattes et la queue, lui caresser les écailles ventrales et le museau. Les plus jeunes lui demandaient même de porter leur sac quand ils commençaient à fatiguer. Le pokémon était bien plus populaire que le champion venu leur faire cours.
Ceci dit, habituée à surveiller les Kraknoix dans le désert (pour éviter qu’ils ne se fassent manger), la dragonne ne relâchait pas sa vigilance. Pas même une seconde. D’un petit sifflement sévère, elle rappelait illico-presto les garnements qui essayaient de s’écarter pour aller faire pipi derrière un arbre. Impossible de négocier. Tant pis, du coup, ils feraient dans leur pantalon.

— On y est ! Allez, déballez vos paquetages les p’tits soldats !
Arrivés sur l’aire de repos où les voyageurs venus de Fort-des-Songes avaient coutume de casser la dalle, de profiter du confort sommaire de modestes WC et d’un cercle de bancs en rondins, Bunji déballa la large marmite qu’il portait sur le dos, alluma un feu avec le bois qu’il tira de son énorme sac de voyage, puis rassembla la marmaille.
Début de l’inspection.
« Dites-leur de préparer leur sac comme le ferait un dresseur pokémon, pas de conseils ni d’indices. », c’était la seule consigne qu’avait laissée Bunji à la maîtresse d’école.
Cependant, puisque la moitié des enfants faisait la queue devant les toilettes, il dut prendre son mal en patience.

Ayant attendu que chacun se fut soulagé, Bunji était curieux de voir ce que les gamins avaient bien pu fourrer dans leurs sacs (mais pas très optimiste sur la question). Il commença à vérifier leurs paquetages.
— Une potion, cinq pokéballs et un doudou ? T’es sérieux, Framboise ?
— Mais mon doudou grodoudou, il est touuuut doux !
— J’avoue. Ptite nouille, va.
Mettant une tape sur la tête rose du grodoudou en peluche, le voyageur examina le sac de l’élève suivant. Le tout, sous le regard un petit peu stressé de la maîtresse d’école.
Pour être entièrement franc, il était prévu qu’un flic vienne pour surveiller les opérations… mais Bunji qui était arrivé avec une heure et demi d’avance sur l’horaire s’était tout bonnement fait la malle avec les gosses et leur maîtresse, qui n’avait cessé de rappeler d’une petite voix timide : « …mais… un policier devait nous accompagner, n’est-ce pas… ? ».

Regardant un collégien suréquipé lui présenter trois encyclopédies compilées par les Rangers, du matériel d’escalade, une batterie de couteaux de cuisine et un sourire terrifiant, Bunji crut bon de commencer tout de suite la leçon.
— Quels pokémons on trouve dans l’coin, les gars ?
— Et les filles.
— Et les filles, pardon Marlène.
La rouquine avec son air de pimbêche hocha la tête d’un petit air satisfait. Elle avait été la première à se plaindre, au début de la session, que ce ne soit pas Hayato ou Auguste qui vienne leur faire cours. Ses projets de mariage en étaient tout chamboulés.
D’une voix monocorde, le jeune homme répéta sa question.
— La Route 2 jouxte l’orée des Bois Hurlants, il n’est donc pas rare de croiser des pokémons Spectre, répondit Frédérica en réajustant ses grosses lunettes.
— Pas faux. Et donc, ça t’inspire quoi ?
— Que ce serait mieux de se procurer du Repousse. Et j’en ai mis trois flacons dans mon sac. Les pokémons sauvages sont rarement inoffensifs aux abords de Feranium.
— Un bon point pour la bigleuse !
— Comment vous m’avez appelé !? s’étranglait la petite je-sais-tout, mais Bunji n’y prêtait déjà plus attention. Quand mon papa va entendre parler de ça ! Il préside au conseil des mineurs, vous savez ?
— Y faut faire gaffe à quoi d’autre ?
— …les pokémons Roche ?
— Nah, les prédateurs venus chercher des proies faciles au pied de la Mâchoire de Fer sont plus fréquents. Les pokémons Roche ont pas d’raison de venir s’promener sur le p’tit sentier forestier.
— Nous, on a un Mangriff à la maison !
— La chance, nous juste un Insolourdo.
— J’en ai d’jà croisé un, dans les parages. Un Mangriff, pas un Insolourdo. Vous feriez quoi si ça vous arrivait, les gars ? …et les filles.
Marlène fronçait férocement les sourcils.
Avec un soupir discret, Bunji répéta la question.
— Des papouilles ? tenta un petit collégien plein d'espoir.
— Non, on évite, Framboise. Si vous en croisez un – un Mangriff pas un Insolourdo – dans le coin : vous bougez pas. Z’êtes trop gros. Vous l’intéressez pas… mais il est sensible à l’animosité, et à la peur. Laissez-le simplement poursuivre sa chasse dans un endroit plus tranquille. Le pire que vous puissiez faire, c’est de vous enfuir à toute jambe. S’il est un peu nouille, il va vous poursuivre, et même vous mordiller le jambon avant de se rendre compte que vous êtes trop chargé en viande pour qu’il vous ramène dans son terrier.
Bunji fit une pause, l’air de mesurer l’un des élèves du regard.
— …mais à la rigueur, il pourrait bien bouffer Framboise. Il est assez riquiqui.
Blêmissant à vue d’œil, le gamin lâcha son doudou.

Poursuivant son inspection, un sac après l’autre, le voyageur félicita les initiatives, puis expliqua à chacun son erreur.
…mais il était plus que temps pour qu'un officier de police se joigne à notre joyeuse équipée.




PNJs :
— Maîtresse d’école. Yeux cernés. Timide, effacée. Pique des colères phénoménales.
— Framboise, 12 ans. Il a un doudou grodoudou.
— Marlène, 14 ans. Petite racaille qui n’a pas froid aux yeux.
— Frédérica, 16 ans. Petite miss je-sais-tout. Pimbêche bigleuse avec des couettes et un papa haut-placé.
— Encore 21 élèves.

Surveillance aérienne avec radar intégré :
— Libégon

— Pas moi ! J’ai cité expressément vot’nom, m’sieur Callaghan ; quitte à ce qu’on me colle une nourrice sur le dos, autant qu’ça soit quelqu’un que j’peux blairer. Nah mais franchement, qu’est-ce qu’y pensent que j’vais faire des marmots, vos collègues ? Les bouffer ? grommela mollement le voyageur, qui entendant un cliquetis métallique, se retourna abruptement pour apostropher un des enfants. Framboise, tu sors d’la marmite, s’teuh-plaît.

Elle était éteinte, cette marmite, bien entendu. Et toute petite avec ça. Du genre dans laquelle on fait cuire de la confiture de baies, pour le dessert. Et comme pour bouder, ou se cacher, le petit Framboise larmoyant s’était renfoncé dans le récipient, lequel était douillettement matelassé par la présence de son doudou grodoudou.
— M-mais le mangriff…
— Mais sois pas nouille ! Et pis, si y vient vraiment pour te manger, pourquoi tu lui facilites le travail en rentrant d'toi-même dans la marmite ? Tu veux pas du sel et du poivre aussi ?
Pour toute réponse, Framboise émit un bredouillement inintelligible.
Bunji dut se relever pour tenter d’aller convaincre le petit collégien de quitter son abri.

Pendant ce temps, la maîtresse d’école se rapprocha timidement de l’inspecteur.
— Je suis sincèrement navrée… j’ai bien essayé de lui dire qu’il fallait vous attendre, mais… trente secondes après son arrivée, on arpentait déjà le sentier… c’est à peine si j’ai eu le temps de me retourner.

La présence d’un policier semblait réellement la soulager. Il faut dire qu’un énergumène tel que celui d’Izabe était difficile à appréhender. Et même si Angelo savait sans doute que sous ses dehors féroces, le voyageur était bien intentionné…
…eh bien, ça ne sautait vraiment pas aux yeux de tout le monde.

— Fram-boi-se… Si tu sors pas : dans trois secondes, j’mets ta marmite sur le feu. Un, deux…


Tandis que Bunji faisait mumuse avec Framboise, et que le curry de baies végétarien mijotait dans son chaudron, le reste de la marmaille avait été invitée à un petit atelier de découverte, sous la direction de Libégon.
Armés de pokédex qu’ils se partageaient par petites équipes de trois ou quatre, les enfants faisaient le tour des différents pokémons qu’avaient libérés le champion sur l’aire de repos.
On y trouvait des familles de Sabelette au tempérament docile. Des Mascaïman trouillards qui se carapataient dans de grands flots de Croco Larmes dès qu’on les touchait. Des Racaillou stoïques qui auraient aussi bien pu faire partie des meubles. Et même des Gobou rieurs qui n’hésitaient pas à crachouiller sur les vêtements des bambins (au grand dam des parents qui les récupéreraient ce soir, complètement crottés), ou des Scorplanes malicieux qui refusaient de se prêter au jeu, et planaient d’arbre en arbre pour mettre les collégiens au défi de les rattraper.
En somme, les pokémons de Type Sol dont Bunji avait fait sa spécialité.

— Hm, dites Bunji, j'ai avec moi mon équipe de que'ques pokemons et j'me demandais si ça vous intéresserait – avec l'aval de leur maîtresse, bien sûr, d'montrer aux enfants d'autres bestioles une fois qu'ils en auraient finis avec celles misent à disposition – dont j'me permets de saluer l'idée, soit dit en passant.
— Ouaip. Même pas b’soin d’attendre, allez-y. répondit Bunji en esquissant un sourire. Le but, c’est de familiariser un peu les marmots avec le genre de bestioles qu’on peut croiser sur les routes. J’vais les laisser batifoler encore un brin, pis on fera un debrief à l’heure de becqueter. J’vais d’ailleurs m’occuper d’ma marmite.

Abandonnant la marmaille au représentant chapeauté des forces de l’ordre, le voyageur s’installa derrière les fourneaux. De son grand sac de voyage, il préleva son matériel de cuisine fétiche : quelques couteaux qu’il aiguisa dans un sifflement d’acier, une planche à découper, et un grand sac de baies qu’il lava soigneusement avant de les apprêter.

Bien, et maintenant ?

Quand bien même préparait-il un curry (dans des quantités industrielles, si on en jugeait la taille de la marmite qui ronflait au centre du foyer), les gosses étaient généralement pas fana’ de bouffe épicée. Toujours à faire le difficile, ces marmots. Par contre, ils aimaient bien les cochignonneries un peu sucrées.
Eh ben : tant pis pour leur pomme. Bunji d’Izabe ne cuisinait rien qui fut mauvais pour la santé.




Il ne fallut pas longtemps pour que de bonnes odeurs de baies cuites viennent planer sur le camp, attirant l’attention des jeunes collégiens. D'ailleurs, quelques-uns de ces loustics se rassemblèrent autour de la marmite.
— Vous faites quoiiiii ?
— Du curry.
— Mmmh… ma maman, elle le fait pas comme ça !
— La mienne non plus, répondit Bunji d’une voix neutre. D’habitude, on s’arrange toujours pour laisser tremper un gosse ou deux dans l’bouillon, c’est bien tendre pis ça lui donne du goût, mais aujourd’hui, on a les flics sur place, donc je vais m’en tenir aux légumes. Et à Framboise.
Tac-tac-tac. Tac-tac-tac. Le couteau tronçonna sauvagement une innocente baie pêcha, de manière à y découper la silhouette d’un petit Framboise. Que Bunji jeta négligemment dans la marmite.
— …c’est quand même dommage, releva le cuistot, avec un regard en coin lourd de sous-entendus en direction des gamins.
…lesquels prirent la tangente en poussant de grands cris.

Bunji laissa lui échapper un petit soupir de soulagement.
Il n’aimait pas tellement qu’on le dérange pendant qu’il cuisinait. Ou qu’on le dérange tout court, d’ailleurs.
C’était peut-être le seul moment où il parvenait à se détendre, et à ne penser à rien. Même si de l’opinion des autres gens, il ne pensait jamais à rien.




Ne restait plus qu’à laisser mijoter, le cuistot couvrit la grosse marmite.
C’est alors qu’il nota la présence d’un jeune garçon discret, qui attendait poliment qu’il finisse de s’affairer.
— Excusez-moi, est-ce que je pourrais vous emprunter des baies ?
Le collégien avait le pokédex au poing, et un demi-sourire futé aux lèvres.
— Ouais, sers-toi.
— Merci !
Le gamin se posa devant le plan de travail improvisé, et considéra la sélection de fruits.
Il parut hésiter un moment, puis s’approprier trois grosses baies Mangou. Le menton appuyé sur la main, Bunji le regarda faire.


— Pourquoi celles-là ?
— Elles ont l’air juteuses et faciles à manger. J’en cherche qui donneraient envie à Scorplane d’y planter ses crochets.
— ‘pas une mauvaise idée, commenta Bunji sur un ton neutre.
En vérité, c’était même la base pour un photographe pokémon que de préparer des appâts à même d’intéresser ses sujets. Bien entendu, il était plus facile d’identifier un pokémon sur le pokédex que de prendre une bonne photo, mais le principe restait le même.
D’autant plus que Bunji avait expressément demandé aux Scorplanes de se cacher, histoire de voir si les gosses chercheraient ou non une solution au problème.

Et c’était le cas, outre le petit futé, plusieurs autres des collégiens faisaient équipe pour rabattre les Scorplanes, ou montaient carrément aux arbres afin de les débusquer. D’autres se contentaient de jouer avec les pokémons présents, sans trop s’intéresser à l’exercice. Et c’était « okay » aussi.
Que chacun fasse ce qu’il voulait. Il était inutile de vouloir formater l’expérience, la condenser et l’uniformiser de manière à la transmettre à tout le monde, de la même façon. Uniformes, les gens ne l’étaient pas.

Sans cesser d’observer le comportement des marmots, Bunji écoutait glouglouter sa marmite.
Il semblait comme perdu dans ses pensées. Ha-ha! Vous voyez bien qu’il réfléchit !

(Parfois.)