Il ne croyait pas que ça arriverait, que le silence se briserait.
Mana’arii avait fait son deuil sur les cendres encore fumantes de la centrale, sur la chute inestimée de Voltapolis; jamais Damien ne le recontacterait. Il savait que ce n’était pas sa faute, que le responsable ne partageait pas ses traits… Mais son humanité suffisait à lui faire réaliser que les priorités changeaient lorsque la terre souffrait.
Aussi, il n’avait pas vraiment attendu deux heures devant les portes de l’aquarium. (Il n’était pas stupide, il savait qu’il n’y gagnerait rien.)
Il avait laissé le temps faire son temps, ne s’était pas formalisé des nouvelles qui ne venaient pas ni du silence continu de son portable.
De son vivant, il n’avait jamais attendu après les gens. Mana’arii était un électron libre, de ceux qui oublient sans être oubliés. Le souvenir de l’adolescent n’avait, certes, pas été gommé de sa mémoire comme par magie et il n’avait rien oublié des fous rires qu’ils avaient partagés… Mais la page était tournée.

Enfin, il croyait.
Il croyait sincèrement. (Intimement même.)

Assis dans la navette assurant le pont entre Port-Corail et le reste du monde, Mana’arii sent son cœur se serrer légèrement. Parfois, il se questionne.
Il se questionne à savoir si les choses seront comme avant, s’il ne risque pas d’être confronté à la déception une fois sur le quai. Ce n’est pas contre Damien, mais il sait à quel point il est facile de bouleverser le cœur d’un homme.
Parfois, il suffit d’une connerie… Alors qu’en est-il lorsque les maux sont marqués d’une violence réelle?
Il ne sait pas, il ne peut qu’imaginer. Le soir des attentats, Mana’arii était trop occupé à prendre de haut Vai’ata pour se soucier de la progression des événements… La centrale, à côté de sa colère immature, était comme un grain de sel dans l’océan.
De ce fait, il ne sait pas comment on se sent quand on est au cœur des événements.
(Évidemment, il n’a pas plus osé demander à Kiana.)

Toutefois, lorsque la nacelle commence à se vider de ses tripes – de ses innombrables passagers –, il sait qu’il ne peut plus reculer. L’aurait-il fait s’il en avait eu l’opportunité? (Oui.) Sans doute pas.
Mais il aimait croire à son libre arbitre, croire qu’il avait une tête sur les épaules plutôt qu’un cœur déraisonnable. Damien lui manquait.
Sa vie d’avant lui manquait. C’était comme Ketty, Léandre et Lyra; ces gens trop importants que le temps a tôt fait d’effacer dès que le vent a le malheur de tourner. Au lendemain du quinze juin, la vie elle-même avait cessé de respirer. Et Mana’arii avait brisé ce qu’il avait mis tant d’années à peaufiner.

Il était temps de continuer;  continuer à exister, de reprendre les choses où ils les avaient laissées.
Il n’avait pas peur, car heureux sont les idiots.

Se relevant, il attrape son sac abandonné sur le siège voisin puis emboîte le pas à la file qui se précipite à pas militaire vers l’extérieur. Il respire.
Il se sent bien. Comme en droit d’exister, d’effacer les derniers mois pendant lesquels, comme tous et chacun, il s’est un peu oublié. Le dos droit et le menton relevé, il ne tarde pas à apercevoir les traits harmonieux de celui qu’il avait bien crû ne plus pouvoir admirer.

« Damn… Henry m'avait pas dit qu'il avait un jumeau presque aussi canon que lui. » … Hein? Plissant légèrement les yeux, Mana’arii le dévisage en silence. (Il ne comprend pas.) Il aimerait répliquer quelque chose, saupoudrer le commentaire de son légendaire sens de la répartie… Mais il n’y a que l’incompréhension pour s’inviter entre lui et sa date de la journée. Sans même s’en rendre compte, sa tête se penche légèrement d’elle-même sur le côté. « T'étais donc bien un faux blond… Meh, tant pis pour le look surfeur. C'est pas si pire, mais c'était un peu une pub mensongère, du coup. » (Ah.) Pardon pour la déception., murmure-t-il avec amusement. (Maintenant qu’il comprend.) Si tu veux je te ramène Henry. Ses expressions sur les grorets & autres porcs me manquent beaucoup à moi aussi., confit-il avec presque sincérité.
Ses cheveux blonds, il leur avait dit adieu lorsqu’il avait compris qu’il n’avait pas besoin d’eux pour être un 8/10.
C’était un accomplissement en soit. Un énorme pas vers l’avant.
Surtout pour quelqu’un d’aussi superficiel et soucieux des apparences que l’Ehu-kai le plus bg d’Alola.

C’est effectivement très généreux de ta part de me faire l’honneur de ta présence cette fois. Sourire taquin aux lèvres, comme prouver à lui ainsi qu’à toute l’humanité qu’il ne nourrit pas la moindre amertume ou animosité face à Damien. J’étais convaincu que tu allais me faire faux bond… J’aurais pu comprendre si je t’avais trop intimidé. Amusement.
Sans arrière pensée. Sans aucune mauvaise intention.

Il était heureux. Il était lui-même.

Il avait toujours été le même.
Malgré les années et les tempêtes accumulées.
Mana’arii se souvenait d’un jour où il avait décidé. Décidé de l’impact réconfortant de ses sourires, de l’éclat un peu trop omniprésent au creux des ambres serties à ses yeux.
Sa vie était un choix qu’il n’avait jamais regretté. Une résolution contre laquelle il aurait tout troqué.
Et dans la crainte d’être un peu moins parfait – un peu moins que pas assez – il refusait de prendre le risque de changer… Ou pire, d’évoluer.

Et c’est en caressant l’intensité d’un soulagement qu’on ne peut feindre qu’il se convainc que toute transformation n’est que perte de temps.

« Mana'arii c'est très bien, aussi.»  N’est-ce pas?
Rictus soutenu, amusement incapable de dissimuler la moindre arrogance. L’insulaire n’avait pas souvenir d’une telle sincérité dans la voix parfois un peu soutenue de son vis-à-vis.
Quand il pensait à Damien, il s’imaginait les effluves d’un doux parfum d’inconfort aux touches d’incompréhension... Il revoyait un garçon déchiré, de ceux qui aimeraient oser.
Et bien qu’elle ne soit que façade et apparat, il n’avait pas souvenir d’avoir goûté à cette assurance. Quel odieux mensonge ce serait s’il prétendait qu’elle ne l’atteignait pas.

Malheureusement pour lui, toutes les facettes de Damien avaient su le charmer.
C’était une attirance qu’il n’était pas en droit d’expliquer. Elle n’avait rien de rationnel, rien à prouver.
Mais elle était là, s’installant au creux de son ventre dès que ses iris s’attardaient sur celles un peu trop bleu et trop vivantes de son invité.
Le jeune homme n’était pas un vulgaire défi, Mana’arii n’avait rien à se prouver… Pour la première fois depuis longtemps, c’était la sincérité qui accueillait à la fois ses pas et ses décisions.
Il voulait le revoir. Pas pour s’en amuser ni pour rattraper le temps perdu… Mais parce que le souvenir des conversations un peu trop sérieuses que l’éclat de leur rire ne cessait de briser lui était ridiculement précieux.
Mais ça, ce n’est pas lui qui le reconnaîtrait.

Je suis heureux que tu l’aies fait.  Vraiment., répond-t-il simplement.
Les excuses sont creuses, les cendres de juin sont toujours fumantes.
Comment pourrait-il en vouloir à quelqu’un? Aussi incroyable était-il, Mana’arii lui-même aurait tiré un trait sur sa propre existence.
Après tout, il n’était qu’humain… En quoi faisait-il le poids?

On disait que la vie continuait, qu’il fallait regarder droit devant soi… Mais les blessures, pour cicatriser, nécessitaient du temps.
Et jamais l’idée de forcer Damien à se remémorer leur promesse oubliée n’avait été une possibilité.
Il gardait cet égoïsme pour son ignoble famille.

L’invitant à prendre les devants, le jeune homme ne s’attarde pas plus longtemps à l’entrée.
Cachant son agacement à l’idée de simplement payer, il règle l’entrée sans trop y penser puis attrape une carte de l’aquarium sans s’éloigner de son partenaire de la journée.
Face aux couloirs, toutefois, il prend une grande inspiration embêtée. Les yeux rivés sur la brochure, il essaie d’imaginer les différentes sections qui s’offrent à eux, s’investit sans doute un peu trop dans les réflexions démesurées.
Après tout, n’est-ce pas un peu secondaire que de savoir quel poisson sera le prochain à être admiré? Son véritable attrait n’a pas besoin d’une vitre pour être contemplé.
Il lui suffirait de relever son nez, de cesser de se questionner sur quelque futilité.
Alors pourquoi ne le fait-il pas?

« Et du coup ? En quel honneur, la brunette attitude ? »
Le froissement du papier sous les doigts qui se crispent imperceptiblement. Pourquoi?
Il ignore s’il doit être honnête, si Damien attend une réponse véritable ou si – secrètement – c’est une boutade qu’il espère.
Il est embêté.
Juste assez dans ses pensées pour ne pas entendre le compliment du noiraud et pour le regretter.
Au final, c’est sur la carte souvent sous-estimée de la franchise qu’il finit par s’arrêter. … Parce que j’en avais marre d’essayer d’être quelqu’un d’autre, de me dissocier de mes racines. Quand j’ai adopté le blond, j’espérais secrètement que l’on cesserait de me considérer comme un Ehu-kai… Mais ça ne sert plus à rien désormais.
Ce qui ne veut pas dire qu’il a pardonné, juste que certaines pages ont été tournées.

Mais de tous les sujets, c’est celui sur lequel il a le moins envie de s’attarder.

Refermant subitement la brochure, il attrape doucement la main de Damien qu’il entraîne en silence dans le couloir central. Par ici., répondit-il simplement en se retournant légèrement dans sa direction.
Son sourire est moqueur, léger.
Un peu charmeur.

Plus loin, la noirceur les accueille dans toute sa splendeur.
Émerveillé, Mana arque légèrement les sourcils en admirant les tubes de verre qui se perdent en hauteur et dont les quelques lueurs tranchant l’absence de quasi totale de luminosité émanent, jetant ainsi sur les murs quelques ombres diffuses dont l’intensité épouse le mouvement apaisant de l’eau prisonnière des bassins.
Aussi grands qu’impressionnants, Mana’arii parvient à percevoir quelques espèces de pokémons nageant librement sous les yeux curieux des visiteurs plongés au cœur d’un silence intimidant.
Il se sent petit.
Petit devant tant de beauté, devant un calme aussi imposant.

J’étais d’avis qu’un peu d’intimité nous serait plus profitable..., s’amuse-t-il, parfaitement sincère. Qu’est-ce que t’en penses?

Aussi parfait que toi?, auraient voulu murmurer ses intonations taquines.
Mais il n’avait pas pu se résoudre à s’abandonner à elles.
Enivré par la tendresse du moment, les mots et les blagues lui apparaissaient comme tout autant de risques superflus que de remparts forgés dans l’espoir de masquer le trouble qui l’habitait.
Ce trouble qu’il ne pouvait embrasser et auquel il se refusait complètement.
Après tout, ce n’était pas la première fois… Pas la première fois que ses yeux s’abandonnaient aux profondeurs océaniques et que ses doigts épousaient la forme d’une main étrangère.
Pas la première fois qu’il perdait le contrôle sur le rythme éphémère d’un cœur désarçonné.

Mais jamais encore il ne s’était abandonné aux éclats cristallins de Damien.
Damien qui, soudain, lui paraissait bien moins quelconque que toutes ces âmes aux surfaces caressées.

Je suis là... Souffle aux significations un peu trop nombreuses, aux intimités inexplorées.
Resserrant sa prise sur celle de son invité, il esquisse l’ombre d’un sourire pour mieux se perdre dans l’immensité qui les sépare.
Il aurait envie de l’approcher, de le toucher… Dans la pénombre ambiante, tous les non-dits sont exacerbés. Le monde a cessé d’exister, de tourner.
Les autres visiteurs ne sont qu’ombres étouffées qu’il parvient sans mal à ignorer tant son attention est captivée par la présence de la silhouette dansante sous les reflets de clarté. Parce que tu doutais encore de son efficacité…?, murmure-t-il de ses fossettes amusées.

Son regard perdu dans les abysses centrales de l’adolescent, Mana’arii sent un frisson le traverser lorsque ses doigts d’une douceur timide s’arrêtent sur son bras…
Damien n’est pas l’un des autres.
Malgré les mois qui les ont séparés et déchirés, l’insulaire a cette inexplicable impression que rien n’a changé. Il se sent une semaine plus tard, à l’aube d’une tragédie, mais au bonheur figé dans l’instant présent.
Il se sent bien. Tout simplement.
Il réaliste à quel point tout ceci lui avait manqué, à quel point cette version n’existant que pour lui lui est infiniment précieuse.  Pour la toute première fois, il ouvre enfin les yeux.

Et pourtant…

Tu n’es pas obligé tu sais... Il ne voulait pas.
Il ne  voulait pas lui forcer la main, l’obliger à l’aimer. Même s’il avait l’impression qu’il n’avait jamais existé, le temps n’avait eu de cesse de s’écouler…
Et si, à ses yeux, ils étaient un peu plus étrangers? Un peu moins privilégiés? Prenant une grande inspiration, l’Ehu-kai réduit les centimètres en millimètres, colle doucement son front contre celui du garçon.
Il ne s’est jamais soucié de plaire, ne s’est jamais inquiété des futilités…
Alors pourquoi veut-il bien faire?
On peut simplement se promener, regarder les pokémons et discuter… Je ne regretterai pas de m’être déplacé. Tant que tu es là, tant que tu es près de moi, j’estime que je ne pourrais pas mieux demander.
Ce n’est pas la peine de mentionner que ce serait un peu mieux.
Parce qu’il n’a pas envie de lui forcer la main, d’être un énième beauf dans un monde surpeuplé par la stupidité. Le respect lui est primordial…

Et il regretterait de ruiner ses chances.
Avec Damien plus qu’avec n’importe qui...

Mana’arii ne savait pas.
Il ne savait jamais.
Il ne savait pas de quoi demain serait composé ni comment le préparer. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne voulait rien regretter.
Il ne voulait pas se lever demain en se disant que Damien avait surjoué, qu’il avait tout acté jusqu’à la tendresse qui l’avait doucement enivré et pour laquelle il s’était damné. Il n’avait pas envie de croiser son regard dans la glace et de se dire que les briques du mur qu’il croyait avoir fait tomber avaient en réalité été fracassées.

Malgré les tendances qui jouaient contre lui, Mana’arii n’était pas un énième bad boy insensible aux limites qu’on osait lui opposer.
Même s’il était souvent égoïste et qu’il avait plus d’une fois accueilli les cœurs brisés d’un haussement d’épaules frôlant l’insolence, il n’avait jamais accepté de revoir ses standards à la baisse.
Il refusait devenir le grand méchant loup d’une bergerie qui n’avait pas besoin de lui.

Les gens n’étaient pas des moutons que l’on asservissait lorsque l’on en avait envie…
Surtout pas Damien.

Surtout pas Damien dont les peurs étouffées par le désir faisaient honteusement écho à celles qu’il nourrissait. Il avait souvent dit que c’était en prétendant que l’on amorçait le changement, mais il n’avait pas envie de fréquenter une copie vaguement améliorée de ce que le Delaunay aurait pu être si : s’il n’avait pas caressé la souffrance, s’il n’avait pas connu la même enfance ou s’il avait vu le jour dans une autre chambre…
Il voulait… Il le voulait lui. Dans sa version la plus brute, dépourvue de toute correction creuse. Il voulait être dévisagé par ce qu’il lui restait de saphirs et être moqué lorsque sa connerie faisait dangereusement appel à la sélection naturelle.

C’était tout ce qu’il demandait : la version la plus naturelle et exceptionnelle de celui dont tout une éternité aurait pu le séparer.

Tu n’as qu’à te laisser guider. Sa voix n’est qu’un murmure abandonné à l’intimité qu’ils partagent et pour laquelle il aurait tout donné.
Autour d’eux, le bruit blanc de la foule n’est qu’ambiant et même les éclats de clarté volé au verre des basins ne parvient plus à le détourner de la tendresse qui immortalise l’instant.
Cet instant un peu trop bref pendant lequel le monde cesse complètement d’exister.
Je n’ai pas besoin que l’on acte un film pour adolescents ou que l’on prétendre à n’importe quoi… Là, maintenant, j’ai simplement besoin de toi. … Quoi que, tu n’es toujours pas majeur si ? Se souvient-il, trahissant une soudaine légèreté qui ne traversait pas ses intonations quelques secondes auparavant.
Puis, réalisant sa bêtise, son visage se fend d’un simple sourire gauche. Tu as parfaitement le droit d’être maladroit ou incertain, je me charge du reste. À ton rythme, selon tes conditions. Ça ne te rendra pas moins attrayant.
Il était déjà sous le charme, voué à désirer le seul trésor qu’il ne pouvait posséder.

Il avait passé trop de semaines à espérer.
Certes, il avait continué sa vie et cessé de chercher un sens aux silences… À quelque part, oui, il avait accepté : accepté que la terre n’arrêterait jamais de tourner et que certaines personnes, à son image, n’étaient que de passage.
Accepté qu’il ne chérirait de son être que les souvenirs et l’esquisse de ce qu’ils auraient pu devenir.
Mais il n’avait jamais oublié.

Alors… Qu’est-ce qu’on fait, maintenant?

Tout ce que tu veux jusqu’à tout plaquer si tu en ressens la nécessité…

Dis-moi, Damien, et si demain n’existait pas… Regretterions-nous?

En réalité, ils avaient l’éternité à leurs pieds.
Ils l’avaient assujetti aux caprices de l’instant présent, s’en étaient égoïstement amouraché sans un regard pour le reste de l’humanité.
Toutes ces autres vies – ces existences étrangères – avaient été réduites à quelque cancan passager, à un bruit de fond sur lequel son adoration avait grossièrement tiré un trait.
Mana’arii se fichait complètement de hier et de demain, ne vivait le moment que pour ces quelques fragments de peau perdus contre la sienne.

Il ne regretterait rien.
Ni du temps qu’ils prenaient, ni des audaces repoussées par cette indicible peur d’être trop dans un monde souvent pas assez.
Il n’y avait pas besoin de brusquer les évidences ou de forcer la réalisation de ce qui finirait nécessairement par se réaliser. Et si cette journée venait à adopter l’amertume des fins du monde, alors Mana serait heureux.
Heureux de savoir que, même inachevée, leur courte histoire n’aurait jamais goûté au fiel des drames.

On va se promener, regarder les Pokémon et discuter. On a rien à prouver.
Acquiesçant silencieusement, l’insulaire ancre une dernière fois son regard à celui de l’adolescent. Il est content.
Il lui aurait été si simple de tendre la main et de prendre sans redonner… Si simple de s’approprier ce que l’autre hésitait tout juste à lui donner.
Mais il ne voulait pas.
Avant que se dessinent sur sa peau les arabesques condamnées d’une simple conquête, Damien restait un ami.

Un ami qui ne quitterait pas son cœur une fois qu’ils se seraient abandonnés à la nuit…

Ce serait mauvais genre, non, un Netflix and chill chez quelqu'un que je ne connais même pas ? Pouffant légèrement, il consent à libérer sa victime de la proximité qui la fait prisonnière.
Pour autant, il ne saurait convaincre sa main d’abandonner la douceur de la sienne et, résolu, il n’essaie même pas. Il n’en a pas envie.
Il n’a jamais eu honte de ses préférences, jamais cherché à adoucir la décadence qui qualifie sa sexualité…  Merci, je me suis rarement senti aussi étranger et dangereux.
Grimace légère sur laquelle il n'insiste pas, même pas pour rigoler. Était-ce vraiment lui qui, dans toute sa délicatesse, avait eu le cran de proposer un Netflix and Chill ? Il ne se souvenait pas.
Mais la proposition faisait dangereusement écho aux inepties à peine dissimulées qu’il avait l’habitude de proposer.

Mana’arii aux intentions limpides et au charme indicible.

Je… Des siècles s’étaient égrainés depuis…
La dernière fois que ses prunelles avaient effleuré Damien, ils n’étaient que l’esquisse d’eux-mêmes. Ils s’étaient promis une rencontre à l’aube d’une tragédie, avaient lié l’avenir sur un arrière-goût de catastrophe…
Comment pouvait-il se souvenir alors que tant de choses avaient changé depuis ? … Évitant soigneusement de confronter ses iris aux siennes, Mana’arii fixe distraitement les cylindres illuminés, espérant secrètement que la pénombre suffise à masquer le trouble qui l’asservit.
Il s’en veut, s’en veut de ne pas parvenir à se remémorer quelque chose d’aussi simple que… Les cartes. Abandonnant sa contemplation nerveuse, il ramène aussitôt son attention vers Damien.
Sur son visage brille l’éclat de fierté de ceux qui ont réussi quand ils étaient persuadés d’échouer. Mais, es-tu bien certain de vouloir connaître l’avenir? Même s’il n’était qu’un charlatan, son rapport au destin n’en restait pas moins aussi conflictuel qu’effrayant…
Au fond, était-ce vraiment une bonne idée de vouloir connaître la composition de demain? Mana l’avait toujours fait par peur dévorante de suivre la trace de ses parents. Quelque part, il s’était toujours convaincu qu’il garderait le contrôle sur l’avenir tant qu’il pourrait le prédire et…
Rien n’était moins vrai.

J’ai mon paquet. C’est quand tu veux, mais ce ne sera pas gratuit. Malgré les tonalités taquines de sa voix, il n’insiste pas.
C’est à son tour désormais.  Alors, dis-moi, ta copine va bien?
Il avait toujours cru qu’elle n’était qu’un prétexte, que son existence n’avait jamais trouvé de pendant dans la réalité.
Malgré tout, il se souvenait que Damien l’avait vaguement évoquée et, face aux faits accomplis, il ne pouvait s’empêcher de le taquiner à ce sujet.

Parce qu’il n’aurait jamais cru que ce puisse être vrai…
Que l’excuse n’était en réalité qu’un aveux et que, derrière l’acidité des mensonges, puisse se cacher une réalité à laquelle Mana’arii n’avait pas pensé.
À laquelle il n'était pas préparé.

Il n’avait jamais caressé la possibilité que l’excuse puisse cacher une part de vérité et que les mots de Damien, même dans la panique, puissent trahir autre chose qu’un vulgaire prétexte.
Mais, s’il avait su, si, à cet instant précis, il n’avait pas simplement grincé des dents en s’imaginant que l’adolescent cherchait un moyen de le repousser… Aurait-il agit différemment? Serait-il revenu sur les limites de son audace, aurait-il accepté de l’abandonner à d’autres bras que les siens?
Le couple, dans tout ce qu’il avait de sacré, était-il une excuse suffisante à Mana’arii pour reculer?

Il n’aurait pas pu le promettre.

Parce que Mana, même s’il l’acceptait – n’insistait jamais, n’aimait pas se faire dire non. Il n’aimait pas savoir qu’un autre avait gagné ce qu’il avait perdu, n’aimait pas se dire qu’il avait pas été assez…
Il savait que ses réactions étaient disproportionnées, que son attitude le conduirait forcément à sa perte et qu’on ne vainquait jamais à ces jeux-là… Mais pouvait-il s’en empêcher?
Pour une raison inconnue, il avait jeté son dévolu sur Damien et il ne l’avait plus lâché. Quelque chose en lui l’avait attiré, l’avait attrapé dans ses filets et… Même les mois n’avaient pas pu le sauver.

Il se serait damné pour un éclat de bonheur dans le creux de ses yeux et pour l’infime certitude que, près de lui, il était heureux. Juste un peu.

Honteux, l’insulaire baisse doucement les yeux devant l’amertume des confidences qu’il n’avait pas attendu. Il ne sait pas quoi dire.
Il pensait l’avoir pris la main dans le sac, il espérait l’embarrasser juste assez pour qu’ils puissent en rigoler… À la place, il l’avait ramené à quelque souvenir qu’il ne souhaitait sans doute pas caresser... Et dont lui-même n’aurait pas voulu entendre la finalité. N’était-ce pas l’idéal, pour une première date? Pardon, je n’aurais pas dû..., répond-t-il simplement.
Sa voix trahissait un zeste de culpabilité sincère. Il se sentait bête.
Irrespectueux, aussi. Mais surtout con à en crever.
Et il n’avait, pour le rassurer, que ces doigts entre les siens. Obstinément liés malgré les bavures et la connerie dont il pouvait témoigner.
Ces doigts auquel il se raccrochait désespérément, comme s’ils attestaient d’un pardon qui n’avait pas besoin d’être explicité… Mais qui n’existait peut-être bien que dans sa tête.

Est-ce que t'as la moindre idée de ce que ça implique, de me fréquenter ? Nourrissant le silence de ses lèvres scellées, Mana hésite. Accoté contre la rambarde, il admire le ballet des pokémons au travers les filets de lumière.
Cette scène, il l’a déjà vécu des dizaine de fois… En compagnie d’autres femmes, d’autres hommes, aux visages et identités que le temps avait eu tôt fait de gruger. Il ne gardait de cet aquarium qu’un trajet qu’il connaissait du bout des doigts ainsi que deux trois fun facts destinés à alimenter une conversation tristement artificielle…
Jamais encore il n’avait jamais laissé ses yeux s’attarder sur les détails et la beauté qui le composaient. Jamais encore ça n’avait compté.

Fermant doucement les paupières, Mana’arii laisse l’air gonfler ses poumons et ramasser un peu de ce courage qu’il n’est même pas certain de véritablement posséder. Non, je ne sais pas... Il ne pouvait pas mentir.
Il ne connaissait pas Damien. Ce n’était qu’un coup de cœur motivé par l’image qu’il avait bien voulu lui offrir… Mais les gens n’étaient pas lisses.

Et même si l’Ehu-kai les aimait, ils n’étaient pas forcément toujours beaux non plus…

D’un geste tendre, il ne peut toutefois s’empêcher de l’attirer contre lui puis de glisser ses bras autour de son corps.
Autour de ce corps si frêle, marqué par des épreuves qu’il n’a pas l’imagination de deviner. Tout ce que Mana’arii sait, c’est que Damien a souffert… Et que les mois bercés par le silence n’ont pas été le fruit d’un je-m’en-foutisme bien heureux.
Qu’il s’est passé des choses, que la tragédie s’est perpétuée dans le temps et que, ce jour-là, une partie de lui s’est effondrée sous les débris.
Raconte-moi.

Je ne fuirai pas.
Je resterai là quoi qu’il en soit.

Ne crois pas que je me suis seulement amouraché de la meilleure partie de toi...

Mana’arii savait. Il savait que la souffrance n’était pas belle, que les cicatrices qui zébraient les cœurs et les corps témoignaient d’horreurs qu’il n’avait pas le courage d’imaginer…
Même si sa vie avait toujours épousé le calme des nuits d’été, il n’était pas aveugle à d’autres quotidiens que le sien : être heureux n’était pas toujours un choix.
Parfois, les efforts ne suffisaient pas et se réveiller à l’aube chaque matin, déterminé et optimiste, n’empêcherait jamais la vie de frapper.
Mana’arii savait.
Il savait qu’il était chanceux, que ses craintes les plus dévorantes n’étaient que superficialités à côté de d’autres chagrins bien plus grand que les siens.
Et pourtant, ça lui convenait. Il avait toujours crû qu’en s’amourachant du bonheur, il permettrait à d’autres d’y goûter…

Il n’était pas aussi égoïste qu’on voulait le croire.
Il ne l’avait jamais été.
Même si son parcours était fait de bavures et de frivolités, Mana vivait pour que sa lumière – aussi insuffisante soit-elle – puisse toucher d’autres cœurs que le sien.
Il se voulait indispensable, légèreté dans la lourdeur d’un quotidien étouffé sous les débris. Les souvenirs et les craintes de l’avenir.
Il voulait qu’on l’aime pour tout le bien qu’il apportait…

Et secrètement, il redoutait le jour où on pourrait sourire sans ses idioties.

Damien entre ses bras, il a envie de lui promettre toutes les absurdités qu’il n’a jamais osé prononcer. Il a envie de lui dire qu’il restera, qu’il ne sera jamais seul tant qu’il sera là…
Et qu’il ne disparaîtra pas. Qu’il ne commettra pas le crime de quitter sa vie une fois qu’il y sera installé… Et pourtant, Mana ignore.
Il ignore s’il a les épaules pour supporter la souffrance des autres. Si sa vie est faite pour prendre sur elle le vacarme insensé de ceux qui n’ont que leurs yeux pour pleurer…
Il n’a jamais vécu ça.
Il n’est jamais attardé suffisamment longtemps pour connaître le revers des gens qu’il a égoïstement fréquenté. Mais, cette fois, pour la première fois, il a envie d’essayer.

Ça fait des années que je vois un psy. chiatre.
Il l’avait libéré, acceptant à contre coeur la distance creusée par l’ouverture qu’il lui avait demandé… Avait-il d’autres choix?
Accoudé contre la rambarde, Mana’arii accueille les confidences sans trahir la moindre réaction. Il écoute, assimile.
Sous ses yeux, le balaie des pokémons aquatiques devient une autre futilité à laquelle Damien a tôt fait de l’arracher.

Il ne comprend pas.
Il ne peut pas comprendre…

Sa vie, même s’il s’en plaignait, avait toujours embrassé la banalité des privilégiés pour qui le chagrin n’était que passager.
Un invité indésirable qui, par chance, ne s’attardait jamais dans l’intimité… Et il ne pouvait pas se projeter dans l’existence de ceux pour qui sa présence était une conformité.
De ceux qui jonglaient entre des colères et des tristesses qu’ils ne pouvaient pas expliquer.

Mana était humain. Imparfait.
Pour lui, les sentiments avaient toujours été le produit d’événements parfaitement explicites.
Même s’il aurait aimé dire à Damien qu’il comprenait, le mensonge lui aurait laissé un arrière-goût amer avec lequel il n’avait pas envie de composer.
Pourtant, il n’avait pas envie de fuir.
Encore moins de l’abandonner. Il n’avait pas envie d’être cet être faible qui avait préféré préserver les prémices d’un bonheur égoïste à celui de quelqu’un auquel il s’était véritablement attaché.
Il ne voulait pas quitter une autre vie sous prétexte qu’elles finissaient toutes par se compliquer… Pour la première fois, il avait envie de voir jusqu’où ça pourrait les mener.

Si les éclaircies vaudraient les orages, s’ils parviendraient à gratter quelques éclats de rire à cette vie.

Il avait envie de foncer. Tête baissée.
Quitter à se briser, quitte à se fracasser contre un mur placé sur les imperfections de sa trajectoire.
Il n’avait pas peur. Pour des jours comme ceux du safari, il était prêt à accepter les larmes qu’il avait choisies…

Je serai là..., murmure-t-il. Les yeux toujours rivés sur la danse céruléenne des bassins alors que ceux de Damien le cherchaient, il prend une grande inspiration. Peu importe le nombre de fois où tu me hurles dessus ou que tu ignores mes messages, je serai là.
Derrière son voile d’insouciance, chaque mot était pesé. Mana ne promettait jamais.
Il n’avait pas envie de confronter les gens aux mêmes déceptions que celles qu’il avait de trop nombreuses fois embrassé…

Pourtant.
S’éloignant doucement de la rambarde, il se retourne enfin.
Son visage brille d’un sourire timide marqué par la sincérité. Il manque cruellement d’assurance, mais transpire la noblesse de ceux qui ont accepté d’affronter à mains nues les dents du dragon pour libérer leur princesse de sa prison.
Je ne peux pas te promettre de toujours comprendre ou de toujours répondre à tes attentes… Mais si mes maladresses ne t’éloignent pas, alors je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra.

Silence.
Il aimerait dire qu’il sait dans quoi il s’embarque, mais c’est faux.
Il sait juste que, les tempêtes, pour Damien, mérites d’être affrontées.

À mon tour, il aurait tant aimé être un peu plus droit, un peu moins lui,À quel resto tu as envie qu’on commande en sortant d’ici?

Il avait besoin de légèreté, de lui prouver que les nuages ne le feraient pas reculer.

Douce insouciance que celle qui anime ceux qui ne veulent pas enterrer le monde sous leurs pieds.
Mana’arii s’était toujours armé d’un sourire à brandir contre la noirceur qui pourrissait un peu trop souvent la candeur des gens qu’il aimait.
Il s’était toujours promis que les larmes ne trahiraient jamais le tableau et qu’en aucun cas il ne laisserait les fatalités du quotidien l’atterrer.
Il n’était pas un pilier, il n’était pas assez solide pour prendre sur lui la colère qui les tenait éveillés la nuit… Mais il voulait les aider à voir ces quelques rayons du soleil qui traversaient le rideau de nuages qui couvrait le bleu de leur ciel dévasté.

C’était sans doute un peu arrogant de sa part que de se prétendre assez spécial pour y arriver… Mais Mana’arii n’avait pas envie de lâcher les mains qu’il avait attrapé.

Ce n’était pas par irrespect pour les cicatrices qui zébraient l’âme de Damien qu’il avait changé de sujet, mais dans l’espoir un peu maladroit de lui montrer que la terre continuait de tourner: qu’il ne prendrait pas la poudre d’escampette à l’annonce des difficultés qui composeraient une partie de leur quotidien.
Certaines personnes valaient largement les éclats de verre et l’incompréhension qui ombrageait les jours heureux…

Deal., il avait toujours été trop "pauvre" à son goût pour partir à la conquêtes des bonnes adresses de Sunyra. Il connaissait sa ville, sa région, mais y vivait toujours en tant que touriste.
Sonnerait-il un jour où il saurait conseiller à son tour? Où il cesserait de dévisager, les lèvres scellées et le nez retroussé, lorsqu’on lui parlait d’un incontournable auquel il n’était pas censé être étranger? Tu crois qu’ils sont à la hauteur de ceux de Galar? ‘fin… pas que j’ai déjà visité Galar, mais j’ai toujours rêvé d’y goûter.
Mana’arii ne voyageait pas.
Il subissait la sédentarité, ne bougeait qu’en cas d’extrême nécessité… ou d’impulsion immature. Le reste du temps, il était attaché aux chevilles de sa terre et il ne cherchait même pas à se défaire du lien qui les maintenait prisonniers. Sans doute craignait-il de répéter les mêmes erreurs égoïstes que Vai’ata en préférant le monde aux liens du sang.
À cette idée, il s’efface d’un sourire amer.
Sa famille avait été hachée par les erreurs et l’égocentrisme de ceux qui en portaient le flambeau… Vai’ata, papa, maman : même si Mana’arii glorifiait leur existence et les ficelles qui les rassemblaient, il gardait honteusement en horreur les choix qui les définissaient.

Celle d’une famille trop nombreuses aux vêtements ébréchés, aux bouches affamées, et un sentiment d’abandon qui l’avait longuement tenu éveillé dans la colère des nuits écourtées.

Ok… Je continue. À quoi tu passes ton temps libre ? Quand tu flirtes pas avec du mineur, j'veux dire. Vaincu, l’insulaire pouffe d’un rire jaune, sans joie, en glissant une main sur ses paupières closes. Parfois, il détestai l’arrogance de Damien. De ce gamin un peu baveux. Tu es pénible, Delaunay., rigole-t-il, nullement sincère.

Malgré tout, sa question s’accompagne d’un silence que l’ignorance éternise. Je sais pas trop..., soupire-t-il. Ce genre de questions, Mana avait l’habitude de l’esquiver en prétextant vouloir garder une touche de mystère autour de sa perfection incarnée…
Mais il savait que, avec Damien, ça ne passerait pas. Il ne pourrait pas simplement hausser les épaules, rigoler et répondre d’une autre question. Tu sais, j’aime juste… les gens. Je consacre sans doute beaucoup trop d’énergie à me ronger les sangs par crainte de ne pas être aimé en retour… Je supporte difficilement de rester chez moi, de multiplier les heures en tête-à-tête avec moi-même... Ses yeux évitaient soigneusement les siens, cherchaient refuge dans tout qui pouvait servir de fuite à la honte qui le grugeait.

Ma passion… c’est juste l’humanité, le contact humain. Il ignorait ce que cela représentait, si les gens qui l’entouraient pouvait vraiment être considérés comme tels ou s’il cherchait désespérément à masquer son manque de hobbys à partager…
Pour être franc, Mana’arii ne savait pas.

C’est con, je sais. Pas la peine de te moquer…
Pour cette fois uniquement, s’il-te-plaît, laisse-moi la chance souffler.
Il y a des blâmes dont je suis parfaitement capable de m’affubler sans ton aide...