La signification du mot "fierté" | Katinka
Le bout des doigts qui glisse sur les étagères
et les mains qui avancent lentement sur les rainures ;
c'était comme s'ils avaient toujours fait ce chemin depuis qu'il travaillait ici, que son corps avait apprit par cœur chaque détail, chaque angle du moindre étage, bien trop parfaitement pour qu'il l'oublie.
Le calme ambiant de la bibliothèque résonnait avec l'écho de son être vide. Sans qu'il ne sache pourquoi il s'en dégageait quelque chose de mystique, d'apaisant -et il était particulièrement sensible à l'atmosphère de chaque chose, il pouvait le dire sans même le voir. Une chance qu'on aie bien voulu de lui. Accepter quelqu'un avec un handicap aussi gros que le sien n'était pas toujours quelque chose que les recruteurs voulaient ; et il y avait bon nombre de jobs pour lesquels on ne lui avait pas laissé le temps de prouver ses capacités.
Un soupir s'échappe,
il hausse les épaules alors qu'il replace correctement un livre sur une étagère.
Les gens n'étaient pas forcément les plus doués lorsqu'il s'agissait de retrouver les bonnes sections ; c'était un miracle qu'Eden y arrive aussi bien. Chaque fois qu'il avait mis les pieds ici il s'était affairé à ancrer la moindre parcelle de cette bibliothèque jusqu'à savoir s'y retrouver, distinguant les différences entre les étages et reconnaissant les lettres sur les livres qu'il traçait du bout des doigts -il trichait parfois, relevant légèrement son bandeau pour s'assurer qu'il ne se trompait pas.
Cet endroit reflétait parfaitement le mysticisme qu'il avait toujours trouvé à Fort-des-songes ; hors du temps, emprunt d'une aura qui mêlait le passé et le présent, retraçant des souvenirs disparus que les bouquins et parchemins conservaient encore par bribes.
Et Eden, il saisissait volontiers tout ce qui se rattachait au passé.
Pas parce que le monde et son histoire le passionnaient ; c'était une motivation bien plus égoïste qui l'y poussait. Parce que lui avait oublié, oublié ce qu'étaient ses souvenirs avant de se réveiller, et espérait que peut-être qu'un jour, ça reviendrait. Ces lieux éveillaient en lui une mélancolie sourde qu'il ne comprenait même pas, qui lui était comme impossible à déchiffrer. Mais elle était là, présente au creux de son inconscient, tapie dans sa mémoire brisée ; elle n'avait seulement toujours pas trouver le bon moment pour se rappeler.
Inlassablement, il serpente entre les différentes étagères, entre les bibliothèques immenses qui tentent de l'oppresser. Mais les saveurs des choses n'ont jamais été intenses et tout ce qu'il sait c'est qu'elles sont là, à le surplomber sans parvenir à l'impressionner.
Il s'occupe de cet endroit ; aider à ranger, guider les visiteurs vers les sections qu'ils rechercheraient. Remettre en place les livres qui traînent, et il s'amuse même parfois à dépoussiérer les coins un peu trop délaissés. Ses oreilles attentives retiennent parfaitement les bruits de pas quand on s'approche trop près, et ceux qui viennent lui demander de l'aide s'étonnent toujours de la précision dont il fait preuve pour guider.
Mais il se rend pas compte, Eden,
que y'a quelque chose qui a toujours dérangé.
Loin d'être son bandeau c'était cette expression un peu trop neutre quand on le questionnait ; c'était sa voix trop monocorde qui ne prenait pas la peine de se faire entendre, ces hochements de tête mécaniques alors qu'il laissait sa démarche un peu trop machinale se montrer.
« Qui est ce gamin ?
Qu'est-ce qu'il fait là ?
Il est si peu naturel...
Pourquoi est-ce que tout semble faux chez lui ? »
S'il avait pu lire les pensées, c'était certainement ce qu'il aurait entendu chaque fois qu'on l'aurait confronté.
Mais il ne s'était jamais questionné sur l'image qu'on pouvait avoir de lui ; et parce qu'il ne savait pas comment on comprenait les autres leurs interrogations n'avaient jamais touché son esprit. Ils pouvaient penser ce qu'ils voulaient... ça ne changerait jamais rien à ce qu'il était, à sa maigre fierté qu'il gardait encore d'avoir tout oublié.
Avec une adresse étonnante il récupère une pile de livres abandonnés sur une table, que des visiteurs peut-être un peu trop pressés ou négligeant n'ont pas pris le temps de ranger. Des livres d'histoires, il les reconnaissait à leur couverture -ça avait dû les ennuyer. Un nouveau soupir d'un agacement feint lui échappe (comme pour se convaincre sans le vouloir qu'il pouvait bien éprouver ça) et il attrape le dernier ouvrage, le déposant au sommet de la pile qui trône dans ses bras.
Des tas de livres il avait l'habitude d'en ranger ;
mais celui-là était conséquent.
Mais c'était Eden,
et Eden n'allait pas le reconnaître si facilement. Non, il se savait tout à fait capable de les porter de cette façon, et ça lui éviterait trop d'allers et retours inutiles. Du moins il s'en était convaincu, il savait bien qu'il n'allait pas les faire tomber. Et puis leur section n'était pas bien lointaine...
Quelques pas et tout se passe bien,
mais d'autres et les ouvrages commencent à tanguer ;
il grommelle et se redresse,
penche sur le côté pour tenter de ne pas tomber.
Pourtant alors qu'il se pensait de nouveau sûr quelque chose vient se heurter à sa trajectoire si précise et jusque-là sans danger.
Pas quelque chose mais quelqu'un, et il était si concentré dans sa démarche qu'il en avait oublié d'écouter.
-Hmphf.
Par chance il n'en perd que quelques uns ;
ça valait mieux pour lui, à trop vouloir jouer avec le feu on arrivait parfois à s'en brûler les doigts. Il ne sait pas qui lui fait face mais ne s'excuse pas. Il ne l'avait sûrement pas bousculé après tout, c'était l'inconnu qui s'était mis sur son chemin.
Trop fidèle à ses principes il préfère s'accroupir comme il peut, à récupérer les ouvrages qu'il hisse sur sa pile de livre jusqu'à ce qu'elle tienne de nouveau droit. Et là seulement ses lèvres s'ouvrent, laissant s'écouler des mots qui auraient pu s'apparenter à un tintement mécanique s'il avait été un véritable robot.
-Excusez-moi. J'espère que vous n'avez rien.
Il n'y a pas besoin de plus ;
les gens n'étaient pas si obstinés, ils savaient pardonner ce genre de bourdes...
du moins c'était ce qu'il croyait.
Mais comprendre ça n'était pas le fort d'Eden -peut-être qu'un jour il finirait par s'en rendre compte.
et les mains qui avancent lentement sur les rainures ;
c'était comme s'ils avaient toujours fait ce chemin depuis qu'il travaillait ici, que son corps avait apprit par cœur chaque détail, chaque angle du moindre étage, bien trop parfaitement pour qu'il l'oublie.
Le calme ambiant de la bibliothèque résonnait avec l'écho de son être vide. Sans qu'il ne sache pourquoi il s'en dégageait quelque chose de mystique, d'apaisant -et il était particulièrement sensible à l'atmosphère de chaque chose, il pouvait le dire sans même le voir. Une chance qu'on aie bien voulu de lui. Accepter quelqu'un avec un handicap aussi gros que le sien n'était pas toujours quelque chose que les recruteurs voulaient ; et il y avait bon nombre de jobs pour lesquels on ne lui avait pas laissé le temps de prouver ses capacités.
Un soupir s'échappe,
il hausse les épaules alors qu'il replace correctement un livre sur une étagère.
Les gens n'étaient pas forcément les plus doués lorsqu'il s'agissait de retrouver les bonnes sections ; c'était un miracle qu'Eden y arrive aussi bien. Chaque fois qu'il avait mis les pieds ici il s'était affairé à ancrer la moindre parcelle de cette bibliothèque jusqu'à savoir s'y retrouver, distinguant les différences entre les étages et reconnaissant les lettres sur les livres qu'il traçait du bout des doigts -il trichait parfois, relevant légèrement son bandeau pour s'assurer qu'il ne se trompait pas.
Cet endroit reflétait parfaitement le mysticisme qu'il avait toujours trouvé à Fort-des-songes ; hors du temps, emprunt d'une aura qui mêlait le passé et le présent, retraçant des souvenirs disparus que les bouquins et parchemins conservaient encore par bribes.
Et Eden, il saisissait volontiers tout ce qui se rattachait au passé.
Pas parce que le monde et son histoire le passionnaient ; c'était une motivation bien plus égoïste qui l'y poussait. Parce que lui avait oublié, oublié ce qu'étaient ses souvenirs avant de se réveiller, et espérait que peut-être qu'un jour, ça reviendrait. Ces lieux éveillaient en lui une mélancolie sourde qu'il ne comprenait même pas, qui lui était comme impossible à déchiffrer. Mais elle était là, présente au creux de son inconscient, tapie dans sa mémoire brisée ; elle n'avait seulement toujours pas trouver le bon moment pour se rappeler.
Inlassablement, il serpente entre les différentes étagères, entre les bibliothèques immenses qui tentent de l'oppresser. Mais les saveurs des choses n'ont jamais été intenses et tout ce qu'il sait c'est qu'elles sont là, à le surplomber sans parvenir à l'impressionner.
Il s'occupe de cet endroit ; aider à ranger, guider les visiteurs vers les sections qu'ils rechercheraient. Remettre en place les livres qui traînent, et il s'amuse même parfois à dépoussiérer les coins un peu trop délaissés. Ses oreilles attentives retiennent parfaitement les bruits de pas quand on s'approche trop près, et ceux qui viennent lui demander de l'aide s'étonnent toujours de la précision dont il fait preuve pour guider.
Mais il se rend pas compte, Eden,
que y'a quelque chose qui a toujours dérangé.
Loin d'être son bandeau c'était cette expression un peu trop neutre quand on le questionnait ; c'était sa voix trop monocorde qui ne prenait pas la peine de se faire entendre, ces hochements de tête mécaniques alors qu'il laissait sa démarche un peu trop machinale se montrer.
« Qui est ce gamin ?
Qu'est-ce qu'il fait là ?
Il est si peu naturel...
Pourquoi est-ce que tout semble faux chez lui ? »
S'il avait pu lire les pensées, c'était certainement ce qu'il aurait entendu chaque fois qu'on l'aurait confronté.
Mais il ne s'était jamais questionné sur l'image qu'on pouvait avoir de lui ; et parce qu'il ne savait pas comment on comprenait les autres leurs interrogations n'avaient jamais touché son esprit. Ils pouvaient penser ce qu'ils voulaient... ça ne changerait jamais rien à ce qu'il était, à sa maigre fierté qu'il gardait encore d'avoir tout oublié.
Avec une adresse étonnante il récupère une pile de livres abandonnés sur une table, que des visiteurs peut-être un peu trop pressés ou négligeant n'ont pas pris le temps de ranger. Des livres d'histoires, il les reconnaissait à leur couverture -ça avait dû les ennuyer. Un nouveau soupir d'un agacement feint lui échappe (comme pour se convaincre sans le vouloir qu'il pouvait bien éprouver ça) et il attrape le dernier ouvrage, le déposant au sommet de la pile qui trône dans ses bras.
Des tas de livres il avait l'habitude d'en ranger ;
mais celui-là était conséquent.
Mais c'était Eden,
et Eden n'allait pas le reconnaître si facilement. Non, il se savait tout à fait capable de les porter de cette façon, et ça lui éviterait trop d'allers et retours inutiles. Du moins il s'en était convaincu, il savait bien qu'il n'allait pas les faire tomber. Et puis leur section n'était pas bien lointaine...
Quelques pas et tout se passe bien,
mais d'autres et les ouvrages commencent à tanguer ;
il grommelle et se redresse,
penche sur le côté pour tenter de ne pas tomber.
Pourtant alors qu'il se pensait de nouveau sûr quelque chose vient se heurter à sa trajectoire si précise et jusque-là sans danger.
Pas quelque chose mais quelqu'un, et il était si concentré dans sa démarche qu'il en avait oublié d'écouter.
-Hmphf.
Par chance il n'en perd que quelques uns ;
ça valait mieux pour lui, à trop vouloir jouer avec le feu on arrivait parfois à s'en brûler les doigts. Il ne sait pas qui lui fait face mais ne s'excuse pas. Il ne l'avait sûrement pas bousculé après tout, c'était l'inconnu qui s'était mis sur son chemin.
Trop fidèle à ses principes il préfère s'accroupir comme il peut, à récupérer les ouvrages qu'il hisse sur sa pile de livre jusqu'à ce qu'elle tienne de nouveau droit. Et là seulement ses lèvres s'ouvrent, laissant s'écouler des mots qui auraient pu s'apparenter à un tintement mécanique s'il avait été un véritable robot.
-Excusez-moi. J'espère que vous n'avez rien.
Il n'y a pas besoin de plus ;
les gens n'étaient pas si obstinés, ils savaient pardonner ce genre de bourdes...
du moins c'était ce qu'il croyait.
Mais comprendre ça n'était pas le fort d'Eden -peut-être qu'un jour il finirait par s'en rendre compte.