Ce matin-là, il pleuvait. Petite pluie fine mais cruelle ; si froide qu'elle évoquait à ta peau un millier de piqûres gelées qui semblait blesser tes mains nues. Ton parapluie, s'il te soustrayait au moins aux averses automnales, ne te protégeait pas des brises aux allures hivernales qui venaient faire rougir tes pommettes anesthésiées par le froid. L'hostilité de l'extérieur, pourtant, ne t'avait pas détournée de ton objectif. Ainsi armée, d'un manteau long, crème, dont tu avais rabattu la capuche sur tes cheveux roux vaguement tressés, d'une écharpe épaisse, d'un parapluie amarante et d'un macchiato vanille brûlant entre tes mains, tu t'étais finalement aventurée dans ce parc pas si familier qu'on t'avait tellement vanté.

Ils n'avaient pas lésiné sur les moyens : décorations effrayantes, toiles humides et éclairages lugubres se mariaient à la perfection à la brume légère qui flottait entre les arbres et au voile gris que la pluie semblait poser sur la ville. Mistress, la jeune Funécire aventureuse qui rechignait à te quitter depuis qu'elle s'était entichée de ta présence lors de ta nuit dans la vieille maison qui avait servi de décor à ton projet scolaire, s'était blottie contre toi pour profiter du couvert de ton parapluie et échapper à la pluie. De temps à autres, tu surveillais que sa flamme ne danse pas trop près de ton écharpe ou de tes mèches désordonnées qui virevoltaient au rythme de tes pas cadencés.

Portant ton gobelet à tes lèvres, tu pris soin de replacer sur ton épaule la hanse de ta bandoulière. Imperméable, elle protégeait ton bien probablement le plus précieux à l'heure actuelle : ton appareil photo. Comme greffé à ton existence, il rendait le quotidien moins morose – tu te vantais touche-à-tout comme pour ne pas te rappeler de ce que l'on t'avait dérobé.

Elle t'était apparue comme un mirage – une grisaille mouvante aux longs cheveux, le poignet enlacé des rubans du Nymphali qui l'accompagnait. Il avait les yeux levés vers elle et elle, le visage baissé vers lui. Saisie par l'instant, tu t'étais empressée, sans un bruit, de tirer ton appareil photo de ta sacoche. Allumé en un instant, l'objectif ouvert, tu avais enclenché la rafale, cadré, et appuyé.
Nul doute que le cliquetis sonore de ton appareil, additionné au flash que tu n'avais pas désactivé, avait achevé d'attirer l'attention de ton sujet de l'instant.

Un sourire gêné au bord des lèvres, tu lui avais adressé un geste de main un peu confus. Les pommettes brûlantes de malaise sous la monture de tes lunettes, tu ne t'étais toutefois pas résignée à fuir. Tu avais déjà croisé plus effrayant qu'une adolescente plus jeune que toi… Tu vivais tous les jours sous le joug d'Omega. « Hey, saluuut… Désolée, je vous ai trouvés adorables, et… J'ai pas pu m'en empêcher. Tu veux voir ? »

Ses prunelles n'avaient pas condamné ton audace ; son sourire, au contraire, avait tamisé ton inquiétude d'un instant. Paisible, elle s'était approchée, son Nymphali sur les talons, et tu avais haussé un sourcil surpris à ses mots. Légers, ponctués d'un rire si insouciant que tu n'aurais pas dû te formaliser de ce drame infime – mais ç'avait été plus fort que toi. « Tu devrais être moins dure avec toi-même... » À l'abri de ton parapluie, tu lui avais tendu ton appareil. Le cliché mériterait probablement retouches pour ajuster les tons et les contrastes, rendus moroses et grisonnants par cette pluie qui ne cessait pas. Mais l'authenticité qui s'en dégageait rendait le détail des défauts négligeable – on retenait du cliché la complicité, le sourire, la légèreté de l'instant volé. Capturé à tout jamais par un clic et quelques pixels.

« J'aurais dû demander… Mais j'avoue préférer les photos prises quand les gens ne posent pas. On y perd tellement quand c'est forcé, surtout pour quelqu'un qui n'est pas habitué à prendre la pose. » Qu'importait l'effort qu'ils y mettaient, leurs sourires étaient crispés, leurs regards ne savaient pas bien s'ils faisaient mieux de fixer l'objectif ou de s'égarer, leurs postures étaient hésitantes, leurs mains égarées… Il n'y avait rien de plus beau, à tes yeux, qu'un instant saisi sans avoir été prévu – parce qu'il était unique en son genre et qu'on ne pourrait jamais l'inventer.

Tu avais rangé ton appareil, au couvert rassurant de ta sacoche imperméable, craignant que la pluie qui tombait un peu plus fort finisse par vous atteindre. « Est-ce que tu serais d'accord pour que je la poste sur mon compte Instagram ? Tu as le droit de refuser. » Même s'il était vrai que cette photo-là pourrait te rapporter bon nombre de likes et de followers tendrement appréciés...

Photographier les instants, c'était les emprisonner à tout jamais, format rectangle papier glacé. C'était capturer une seconde passée ; c'était faire de ces semblants de presque rien des mémoires pour plus tard. Les images racontaient des histoires… Elles ravivaient tous les détails d'époques passées que seul le cœur n'oubliait jamais. Tu chérissais ta mère et ses vieux polaroïds, ses clichés encadrés qui ornementaient tous les murs de vos sourires les plus anciens. Elle t'avait confié l'un de ses trésors les plus chers – l'amour du cliquetis tendre, des passants hagards, des captures à la volée.
Tu ne t'excuserais jamais de vénérer les instants que les autres laissaient filer sans tout à fait les vivre.

« Merci ! Tu pourrais me donner ton pseudo ? Que je le note, comme ça je pourrai t'identifier quand je posterai. » Ton sourire avait porté jusqu'aux ambres de tes yeux, or coulé aux milles promesses. « Est-ce que ça te dérange, si je te tiens compagnie ? » Ton appareil photo soigneusement rangé dans sa sacoche étanche, boucles bouclées, tu désignais, de ta main libre, ton parapluie. Tâche vermeil dans la matinée grise. « Tu pourrais profiter d'un abri. »

Vos pas s'étaient doucement apposés sur la même cadence, malgré vous ; à croire que vous étiez portées par le même tempo (peut-être celui de la pluie, qui tambourinait en mélodies irrégulières mais harmonieuses à l'oreille). Tes prunelles, qui s'étaient enfuies chercher si d'autres beautés singulières ne se soustrayaient pas à la morosité de la journée d'automne bien entamé, s'en revenaient de temps à autres sur l'adolescente à tes côtés. « Au fait, j'en deviens impolie : je m'appelle Mara. Pas vraiment photographe, mais c'est une passion qui m'est chère. Et toi ? »
Et toi, comment t'appelles-tu ?
Et toi, qu'est-ce qui t'est cher ?

La musique.
Tu comprenais, plus que tu ne l'admettrais jamais. Elle chantait, et toi tu dansais. Tu dansais parce que tu n'avais jamais les mots qu'il fallait, et qu'il était plus facile de trembler sur ceux des autres. Ceux qui savaient, toujours mieux que toi-même, comment te raconter. Tu les enviais presque, ceux qui savaient dire les récits de ceux qui restaient muets. Tu les enviais quand toi, tu jouais les impostures, dérobant à ces autres des tragédies qui n'étaient pas les tiennes mais dont tu t'imprégnais dans tes valses égarées. Tu dansais… Pour toi seule, égoïste. Si le monde s'arrêtait toi, tu danserais encore.

« Tu fais déjà des choses dans le milieu ? Des covers peut-être ? » Deux prunelles d'ambre s'étaient jetées dans sa direction, au dessus d'une paire de lunettes ravagées par les gouttes d'eau que le parapluie ne t'avaient pas épargnées. « Si tu n'as pas encore passé le pas, tu devrais ! » Parce qu'on avait qu'une vie, et qu'elle était trop courte pour la gâcher à rêver sans jamais concrétiser nos ambitions insensées – toi, c'était une autre histoire ; toi, si tu ne dansais plus, c'était différent. Ca ne comptait pas vraiment.

Ton sourire s'était terni, imperceptiblement. Rien qu'une seconde. Un instant fragile. « Artiesta organise régulièrement des tremplins pour les jeunes talents, tu t'y es déjà intéressée ? C'est un bon moyen de se faire connaître, au moins côté local. »

Oser.
Quelles drôles de barrières que les hommes s'imposaient à eux-mêmes, quelles tristes prisons que celles dans lesquelles on s'enfermait soi-même ; et tu pouvais condamner, vous étiez tous les mêmes. Prisonniers de vos geôles de papier, persuadés qu'elles étaient faites de verre, de béton et d'acier. Vous étiez imbéciles – humanité trop occupée à briser ses propres rêves à grands renforts de doutes et de peurs infondées.
Vous étiez fragiles – prêts à vous émietter au moindre accroc ; prêts à regretter, dans dix ans, d'avoir écouté vos esprits malades d'angoisse plutôt que vos cœurs épris d'amours passionnelles.
Prêts à brûler plutôt qu'à briller.

(Toi, tu t'étais laissée réduire en cendres…
Tu ne laisserais pas ça arriver à une enfant aux pas hésitants.)

« Tu devrais foncer, on a qu'une vie. » Ton sourire s'étirait jusqu'à tes yeux – faisait briller tes prunelles ambrées de mille promesses que tu espérais qu'elle déchiffrerait. Elle avait tout le temps de trébucher – tout le temps de s'envoler. L'heure n'était plus à trembler – c'était à votre âge qu'on jetait son âme aux loups ou qu'on renonçait.

Retirant ton téléphone de la poche de ton manteau, tu pianotais quelques instants sur ton navigateur de recherches. « Le 15 du mois prochain, à Artiesta, Rue des Orchidées du Près. Y'a une salle de spectacle, là-bas, on peut pas la louper… Attends, je t'envoie le lien sur Insta', du coup. Tu liras au calme. » Deux clics plus tard, un léger bruit signifiait l'envoi à ta destinataire.
Tu rangeais l'appareil, et relevait les yeux en direction de l'adolescente. « Pourquoi t'oses pas ? Qu'est-ce que tu risques ? Sincèrement. »

Que risquait-on jamais ? Sinon d'échouer, sous les regards des médisants ? Toi, tu avais appris à les ignorer. Par défaut - parce que tu savais que tu pouvais briller dans leurs yeux, pourvu qu'un peu de magie t'enivre. Parce que toi, tu n'étais pas modelée dans la haine, pas sculptée dans la rage - que tu n'avais toujours tout fait que pour toi. Egoïste ou déterminée - loup solitaire que les rictus n'ébréchait pas.
Tu n'avais jamais laissé la peur d'une défaite paralyser tes rêves. Parce que tu savais comme ils se brisaient sous le poids de rien - qu'il existait déjà trop de raisons de renoncer pour que tu laisses le regard des autres en faire partie.
Qu'importait si, un jour, tu n'éblouissais plus personne.

Tant que toi, tu continuais de trembler.

« Je te souhaite d'arriver là où tu as envie d'être. » Parce qu'il n'existait rien de plus beau, rien de plus grand, que d'accomplir ce à quoi on avait destiné tous nos pas. « Laisse pas le trac ou la peur te faire renoncer. Y'a que toi qui regretteras. » Il n'y a que soi-même pour pleurer l'auto-sabotage de nos grands projets - et, quand la nuit tombe, toi, tu pleures encore d'avoir brisé les tiens.

La flamme vacillante de ta petite Funécire captive un instant ton regard, tandis qu'elle virevolte doucement sous la toile de ton parapluie qu'elle prend soin de ne pas enflammer. « Puis tu devrais songer aux concours, à l'occasion, si c'est pas encore fait. Je pense que tu pourrais y trouver ton compte. Ceux qui y participent régulièrement finissent par gagner une certaine visibilité, une popularité en ville et sur les réseaux… Y'a pas de perdant. » Toi-même, il faudrait que tu y songes un jour - quand tu serais mieux entourée que d'Omega seule, peut-être quand Mistress aurait grandi.
Quand tu aurais le courage de revenir sur les planches et sous les feux auxquels tu t'étais si violemment arrachée.

La grande tragédie des hommes se trouvait là : dans l'idée qu'ils avaient d'être immortels et d'avoir le temps d'une éternité pour accomplir tous leurs projets, pour tenir toutes leurs promesses, pour remettre à demain l'amour et les rêves. On se persuadait d'avoir le temps de douter, celui d'hésiter… C'était insensé.
La vie n'était, à ton cœur, rien d'autre qu'un saut de l'ange en plein vide : il fallait plonger, les yeux fermés, et croire aussi fort que possible qu'on atterrirait sans se briser les os. Prier le ciel pour qu'il soit clément. Ne pas attendre de signe - parce qu'ils ne venaient jamais, où qu'on refusait de les voir, par crainte de s'élancer.

« Avec plaisir ! » Vendre du rêve - c'est ta façon d'exister. Regarder comme se rallument les braises des passions soufflées par les peurs - chasser les brumes pour dévoiler des horizons de merveilles. Tant pis s'ils n'y croient pas - toi, tu te sais la force d'y croire pour deux, dix, cent, mille.

La question te surprend - dessine sur ton visage l'esquisse d'une mine interloquée, qui se change en perplexité. Tu as quitté la scène depuis longtemps… Mais les planchers continuent de te faire rêver. Ta blessure ne te laisseras jamais plus frôler des doigts ton Grand Rêve - mais dois-tu pour autant renoncer aux vestiges de ce qui te fait encore trembler ? « Je ne sais pas si être connue me plairait. Mais peut-être que je ferais des concours, quand mon Pokémon sera un peu plus entraîné... »

Un sourire complice plus tard, tu t'éloignes d'elle, en pas de danse que les mouvements de ton parapluie subliment. Tu prends la pose, ombrelle sur l'épaule et les yeux levés en direction du ciel, la main tendue prête à recevoir la pluie. Une Flammèche s'allume, sur ta paume offerte, allumée avec soin par la petite Funécire à tes côtés. Tu agites les doigts, et une ribambelles de Feux Follets vient valser autour de ton poignet - comme s'ils répondaient à d'étranges sortilèges sans incantation.
D'un geste brusque, tu sembles les jeter en direction d'Ashen - en vérité, poussés par une Onde Folie presque imperceptible, encore maladroite.
Les projectiles s'éteignent bien avant de l'atteindre, étouffés par la pluie.

Ravie, tu courbes l'échine dans une révérence exagérée. « C'est pas grand chose… Mais Mistress est encore jeune. »