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Une nouvelle fois dans ma vie, je suis acculée. Je sens mes vertèbres sur le point de fusionner avec le mur contre lequel je me plaque. Et bon sang, je suis apeurée. Les larmes ruissellent contre mes joues à peine dodues. Je ne suis que Tristesse, et surtout, je suis Colère. Le comble dans tout cela, c’est que je sens revenir mes vieux démons, ceux que j’essaie désespérément d’enterrer depuis de nombreuses années. Car à ce pêle-mêle d’émotions négatives, s’adosse un sentiment que je déteste ressentir. La Rancune.

J’en veux à mes ancêtres de m’avoir fabriquée, et de m’avoir laissé entre les mains ce fardeau que je devrais toujours porter. Je suis née démone, et malgré tous mes efforts, toutes mes ruses pour me défaire de ce titre qui me répugne, le regard des autres demeure toujours le même. J’ai fui mes Terres Natales, renié mes origines pour me tourner vers la Lumière et tenter de renouer avec des valeurs qui me conviennent. Bienveillance, Générosité, Sérénité.

J’ai fui l’amour des trahisons, coupé ce qui m’enchaînait à la corruption. Mais rien n’y fait. Je tremble d’effroi en voyant le regard que ces hommes et femmes portent actuellement sur moi. Leurs prunelles expriment un mélange de haine, d’animosité qui les motivent à me menacer. Leurs armes sont pointées sur moi. Et nous nous faisons face, dans un silence lourd de plomb. Mon coeur est déchiré à cette vision et je suis dévastée.

Comment me tirer de cette situation alors même que j’exècre le pouvoir de la violence. Comment lutter avec des mots face à un groupe de sourd muet, tout juste prêts à m’embrocher. Mes larmes sont mon seul bouclier. Et il possède son lot d’efficacité. Je les sens figés, face au spectacle de cette terrible démone qui exprime l’une de leur plus basique émotion. Que pensent-ils? Outre le fait de se venger ? Et en effet, pour ce dernier point, je les comprends. Cela fait plusieurs semaines que des villageois disparaissent, mystérieusement. Personne n’a vu, ou entendu quoi que ce soit. Et de fait, face à tout phénomène inexpliqué, des rumeurs ont commencé à germer. Si bien que tout le village y est passé. Tantôt candide, tantôt coupable, personne ne fût épargné. Alors quand ce fut à mon tour, d’être suspectée, j’ai vite déchanté. Dans ce village où la superstition fait partie des fondations, il n’a fallu qu’une étincelle pour que mon bûcher ne soit allumé.

Je ne sais pas comment ils ont su, et s’ils sont convaincus de cette vérité. Mais la nouvelle s’est répandue telle une traînée de poudre. En deux jours, j’ai pu voir le regard des villageois changer. D’abord, ils se sont éloignés, ont commencé à se méfier. Chaque pas dans un commerce me valait des oeillades défiantes, voire belliqueuse. J’ai senti que le climat avait changé, mais je pensais que comme pour tous les autres, ce ne serait que passager. Mais allez trouver l’avocat du Diable… Linnéa, la douce et tendre demoiselle aux longs cheveux noisettes, s’est en quelques jours transformées en une redoutable et maline femme. Un ennemi satanique à abattre, pour le bien de toute la communauté.

J’ai mal. J’ai froid. Je suis apeurée. D’ailleurs, ma cage thoracique se soulève à un rythme effréné. Mes larmes sont intarissables et ne sont que le fruit de l’hémorragie émotionnelle que leurs piques ont provoqué. Elles m’ont transpercées sans pitié et pour cela, je suis en colère. Je leur en veux de se retourner ainsi contre leur voisin.e, comme cela, du jour au lendemain, sans chercher à rationnaliser les faits. Bien sûr qu’ils ont peur, pour eux, pour leurs enfants, ces adorables bambins. Mais moi aussi j’ai peur, et je n’ai pas pu m’exprimer. Face à cette conviction de masse, je n’étais pas de taille pour lutter.

Sur ma droite, je vois l’un des villageois se mettre à frétiller. Ses cheveux sont plus foncés que les miens, ses traits sont affinés. Il est légèrement plus âgé, mais la force de l’âge coule en lui. Son regard est posé, et froid. Il me cloue sur place, et je ne trouve, pour seule réaction, que la force de déglutir. Tout n’est plus qu’une question de temps, j’ai déjà été jugée, il ne reste qu’à m’exécuter. Pourtant, j’essaie, la voix tremblante:

“S’il vous plaît… Ecoutez moi…”

La lame d’acier d’un blondinet vint titiller ma gorge exposée. D’un regard implacable, il m’incite à poursuivre. A oser défier son arme de mes mots pâteux. Sa voix sifflante vrille dans mes tympans.

“Va y démone, donne moi l’occasion de t’embrocher.”

Son sourire carnassier me fait frissonner. Il n’y a de Diable que dans l’excès de réaction et même si je suis menacée, je ne peux pas riposter. Mes mots ne peuvent les toucher, et je me refuse à employer leurs moyens infernaux. Alors puisque je vais mourir, j’ai autant profiter de ces minutes ultimes pour concrétiser ce à quoi j’ai toujours aspiré. Ma paume droite vient se porter contre mes lèvres tandis que la gauche s’appose contre mon cœur. Ceci est ma dernière prière, manifestée par le geste de communion que j’ai pu apprendre durant mon séjour ici. Je ressens une certaine sérénité à l’esquisse de ce geste. Je ferme les yeux, sur moi, sur eux pour apaiser mon âme en peine et essayer de leur pardonner. C’est difficile, mais je sais qu’au fond, tout au fond, je pourrais y arriver. Il me faut balayer ce lacis d’émoi, pour pouvoir me concentrer sur ce qui est important, ici et maintenant.

Je suis néanmoins forcée de sortir de ma léthargie sous la force du coup qui me prend soudain la mâchoire. Le blondinet s’est impatienté, et sur ce simple signal, le cercle de prédateurs se resserre sur sa proie. Sur moi.

“Regarde moi quand je te cause!” me hurle t-il en postillonnant.

J’ai beau aimer autrui, je ne peux admettre de m’effacer, voire de me laisser maltraiter pour un petit plaisir futil. Je plante mon regard dans le sien, furibonde. Instinctivement, mes ailes se déployent autour de moi. Que je le veuille ou non, elles font partie de moi. Et puisque nous ne sommes finalement que le reflet de ce que les autres projettent sur nous, j’ai autant m’assumer. Démone déchue. Démone ratée. Mais démone tout de même. Ce simple geste a le don de les faire reculer. Pour combien de temps, je n’en ai cure. J’ai juré dans des larmes passées, de tout faire pour permettre à ce monde d’avancer. Et d’avancer dans une direction qui ait un sens. Alors je m’avance, vers cet homme qui désormais, cherche à reculer et fuir la réalité de ce qu’il est, et de ce qu’il voit.

“Je te regarde, toi qui préfère accuser sans fondement. Qui te catharsise en harcelant. As-tu songé à sublimer ta peur plutôt qu’à sauvagement l’exprimer ? Tu veux condamner et faire payer, à n’importe quel prix. Est-ce la solution de se cacher dans de la superstition, de punir la différence sous prétexte que tu la redoutes?”


Ma voix est étouffée, la peur a finalement gagné. Et je suis impuissante, je ne peux riposter. Je suis rapidement engloutie dans une marée humaine, qui n’a que faire des beaux discours. La conscience anthropique aura tôt fait de réfléchir demain, taire la menace est la priorité.

Je me recroqueville sur moi, je n’ai pas le coeur à lutter.

Je ne suis plus Colère. Mais je suis toujours Tristesse. Tristesse d’être finalement restée incomprise. D’avoir cru pouvoir être intégrée alors qu’il suffisait d’un unique mélange de doute et de crainte pour faire voler en éclat toute cette vie paisible que j’avais construite.

Je suis Regrets, de ne pas pouvoir avancer, et mettre à profit tous mes projets. Mais je ne suis pas Remords, car je sais que j’ai tout donné. Fait de mon mieux pour progresser, et avancer, sans jamais renier, sans jamais briser, et toujours en aimant intensément.

Je suis Remerciements. Pour tous ceux qui ont partagé avec moi le goût de la Tolérance.
Et puis, je suis Espoir. Pour toutes les formidables personnes qui modèlent le monde et qui travaillent à une cohabitation apaisée. Sans conflits, sans jalousie.