histoire

Le chant des oisillons, les couleurs vives des fleurs, le retour de la douce chaleur du soleil : tout annonçait ici l’arrivée du printemps. Pour la famille Rosario, ces signes pointaient surtout vers un événement formidable. D’abord inattendue, la grossesse de Mina avait soulevé de nombreux doutes : son mari Grégoire avait déjà du mal à joindre les deux bouts, autant vous dire que le salaire d’un simple ouvrier dans une usine de pokéballs semblait insuffisant pour maintenir le navire en marche pendant le congé maternité de son épouse ; sa première fille Ashley voyait la venue de ce petit frère d’un mauvais oeil, la pauvre petite ne croulait pas sous les cadeaux et endurait déjà certaines tensions dans le couple de ses parents, sa vie risquait de s’écrouler si elle devait par-dessus le marché perdre la pleine attention de ces derniers ; enfin, même Mina était dubitative, ayant même longtemps songé à abandonner son foetus à mi-parcours, mais elle avait gardé espoir, elle demeurait certainement la seule sous ce toit à considérer que ce bébé représentait peut-être l’entrée d’un nouveau tunnel de bonheur. Le jeune Callum vint au monde dans les premiers jours du mois de mars, et nul ne savait à cet instant qu’il ne serait jamais ce tunnel tant attendu, mais plutôt une spirale démentielle qui entraînerait la barque déjà fragile des Rosario dans les abysses.

Callum grandit plus vite que la plupart des enfants de son âge, ce qui l’exposa d’autant plus tôt aux sévices de la vie. Il hérita de la majorité des traits physiques de son père, notamment de sa chevelure noire et de ses yeux aux reflets roses. En revanche, le jeune enfant était loin d’être aussi colérique que son géniteur, qui ne ratait jamais une occasion d’hausser le ton : il avait hérité du coeur de sa mère, souriante, apaisante, bienveillante, un portrait prototypique du métier qu’elle avait choisi, assistante médicale au centre pokémon. Malheureusement, il ne suffit pas d’un électron pour maintenir l’équilibre du noyau familial… Le soir venu, Grégoire Rosario aimait passer du temps au casino après avoir quitté l’usine. Amoureux de la roulette, il enchaînait les verres de spiritueux, variant les plaisirs d’une nuit à l’autre. Lorsqu’il rentrait enfin chez lui, titubant dans les couloirs de son immeuble, il concluait toujours sa soirée par son fameux « dernier verre ». Anxieuse à l’idée que son mari rentre tard, Mina veillait jusqu’à ce que ce dernier s’endorme, échouant toujours à le raisonner. Elle put constater avec impuissance à quel point ce dernier verre prenait de l’ampleur au fil des semaines, doublant d’abord de volume avant d’être délibérément succédé d’une autre goulée. Quand un des enfants avait le malheur d’être encore réveillé lorsque Grégoire franchissait le pas de la porte d’entrée, il subissait parfois toute l’animosité que l’ivrogne avait refoulé en son sein après avoir perdu des montagnes d’argent.

Jeu pathologique, alcoolisme… Mina savait pertinemment que son conjoint n’était plus un solide partenaire de vie. Son incapacité à le laisser tomber était le fruit d’une peur grandissante, celle qu’il rajoute la corde de la violence à son arc de malheur déjà trop lourd à porter. Elle ignorait à ce moment que ce négativisme était contagieux. Ashley, de cinq ans l’aînée de Callum, était une véritable figure d’ambivalence. Forcée de jouer avec son petit frère par sa mère, il lui arrivait de se montrer violente, préférant mordre, griffer ou gifler pour résoudre les conflits. Éprise de remords, elle pouvait paraître bien plus douce et généreuse les lendemains de ces incidents. C’est précisément de cette manière qu’elle offra un jour une pokéball à Callum. Le Miaouss qu’elle contenait se fit vite une place dans la famille, devenant l’animal de compagnie que chacun caressait pour évacuer toute la tension qui submergeait les Rosario. Mais le pokémon Chadégout était surtout le compagnon du petit dernier, qui n’hésitait pas à le cacher dans son sac pour l’emmener avec lui à l’école. Il recevait une attention particulière du petit Callum, qui manifestait pour le chaton une mansuétude un peu trop débordante, lui offrant des câlins un peu abrupts et maladroits, les caresses d’un enfant qui veut bien faire mais qui finit par blesser. Lorsque Miaouss se défendait de ses griffes, Callum répondait des siennes, cet échange de coups devenant presque un jeu pour lui. Déjà à son âge, la violence semblait être la seule voie possible.

Callum avait dix ans lorsque son père décéda d’un cancer du foie, inévitable conséquence de ses excès répétés. Cette disparition fut douloureuse pour Callum, mais comme sa soeur, il ne tarda pas à développer l’effroyable pensée que tout était mieux ainsi. Le mal était déjà fait, mais cet événement précipita certainement la survenue d’autres encore plus terribles. Alors qu’Ashley traînait de plus en plus tard le soir dans les rues de Doublonville, Callum ne put s’empêcher de comparer ce comportement avec les mauvaises habitudes de son défunt paternel. Accompagné de son fidèle Miaouss, il décida un jour de la suivre discrètement. Son coeur battait la chamade au fur et à mesure qu’elle se rapprochait des quartiers sensibles. Ils finirent par arriver sur un terrain vague éclairé par la chiche lumière de quelques lampadaires dysfonctionnels. Les garçons qu’Ashley avait rejoints ne plaisaient guère au pré-adolescent caché derrière un tonneau qu’était son frère : leur look, leur démarche, leur vocabulaire ; il les détestait déjà au premier coup d’oeil. Inutile de vous dire que cela n’alla pas en s’arrangeant lorsqu’il comprit qu’ils s’étaient réunis pour parler de drogue et de vol à l’étalage. Il n’avait jamais considéré sa soeur comme un parangon de bonté, mais elle empruntait là une pente trop dangereuse pour qu’il reste là sans rien faire. Essayant tant bien que mal de s’éloigner en silence pour rentrer chez lui et prévenir sa mère, Callum se fit surprendre par un des loubards qui l’attrapa par la cheville et le pendit dans les airs.

« Quelqu’un connaît ce merdeux ?

- C’est mon débile de frère… répliqua Ashley. Lâche-le, on va avoir des ennuis si tu le cognes.

- Oh mais tiens, qu’est-ce que je vois là ? se demanda le voyou d’une voix plus aiguë que d’habitude, véritable manifeste de sa cruauté. Il posa son regard sur le Miaouss qui essayait vainement de lui taillader les pieds pour aider son maître qui se débattait, impuissant. T’as raison, Ash’. Je vais pas m’en prendre à lui. Mais il faut quand même qu’il retienne une leçon de tout ça, tu vois ? »

Dévasté, depuis ce jour Callum passa le plus clair de son temps recroquevillé dans un coin de sa chambre, le regard vide. Il lui arrivait d’avoir des flashs de ce soir-là, le soir où il avait à jamais perdu son seul ami. Jamais il n’aurait pensé que quelqu’un pouvait faire montre d’une telle violence avant ce carnage de poils et de sang. Ce qui restait de la pauvre bête fut enterré au pied de l’immeuble des Rosario. Elle aussi secouée par tout ça, Ashley préférait taire ses sentiments. D’un ton condescendant, elle avait défendu son frère de parler de tout ça à leur mère, au risque de gravement empirer la situation. Ils s’étaient accordé sur un mensonge commun : la disparition du pokémon. Chagrinée, Mina n’avait pas conscience qu’en imprimant des dizaines d’affiches, elle condamnait son fils à croiser la photo de son ami à moustaches à tous les coins de rue. Callum souffrit de la distance que sa soeur et lui s’imposèrent, mais au plus profond de son être, il lui vouait une haine viscérale. À peine adolescent, il fut confronté à l’un des pires fardeaux, le sentiment de culpabilité : « si seulement je ne l’avais pas emmené avec moi ce soir-là ».

Très vite, son attitude envers autrui changea du tout au tout. Alors qu’il était aux petits soins avec sa mère qui surmontait difficilement la perte de son mari, autant sur le plan intime que sur le plan financier, il se mit à avoir de moins en moins d’estime pour elle, ne comprenant pas comment elle avait pu rester toute sa vie avec une loque comme son père, gâchant ainsi sa propre existence et inexorablement celle de ses enfants. Ce revers moral toucha aussi sa relation aux pokémons : alors qu’il en était fasciné par le passé, il commença à trouver répugnants les enfants de son âge qui s’émerveillaient face à leur mignonnerie. Par ailleurs, son premier contact avec les combats pokémons à l’école des dresseurs fit de lui un impitoyable stratège, n’hésitant pas à échafauder des tactiques impliquant de blesser ses propres partenaires pour parvenir à ses fins.

Lorsqu’il eut douze ans, sa soeur quitta le foyer familial, prétendument pour suivre une formation de coordinatrice. Mais Callum peinait à croire que sa soeur s’était subitement éprise d’une telle passion. Armé du pokémon qui lui avait été prêté à l’école, un Capumain, il choisit de la suivre une nouvelle fois au cours d’une de ses expéditions urbaines. Cette fois-ci, le garçon s’était préparé au pire. Il espérait presque se retrouver face à face avec l’ordure qui lui avait retiré son pokémon deux ans plus tôt. Et il ne fut pas déçu de sa découverte : même terrain vague, mêmes garçons louches. Une différence subsistait tout de même : la petite bande d’Ashley était cette fois vêtue d’un uniforme noir brodé d’un R rouge sang. Callum avait déjà entendu parler de ces criminels, il savait pertinemment dans quel pétrin sa soeur s’était engouffrée. Il ne prit même pas la peine de se cacher, se dévoilant au grand jour face aux loubards devenus sbires de l’impitoyable Team Rocket.

« Tu déconnes, Ash’. Sérieux, tu déconnes. » se lamenta ce qui semblait être le chef de la bande, l’énergumène responsable du malheur de Callum. Contrairement à ce dernier, il n’avait pas l’air d’avoir bien changé depuis leur dernière rencontre. La même tête d’abruti, la même rengaine de raté.

Callum et Capumain ne dirent mot, observant la menace qui s’approchait d’eux avec le même regard dénué d’émotion. Des coquilles vides. Celui qui se croyait plus malin qu’eux choisit une fois de plus de s’en prendre au pokémon, mais Capumain était habitué à souffrir avant de blesser, si bien qu’il répliqua avec une violente attaque Combo-Griffe. La stupeur qui se dessina sur le visage de leur agresseur dénotait presque d’une certaine frayeur : craignait-il d’être tombé sur un esprit plus malade que le sien ? Il comprit que cette fois, ce gamin méritait une lutte à armes égales. Il dégaina son Smogo et orchestra un combat dépassant de loin les capacités de Callum et de son compagnon qui furent vite balayés et envoyés au tapis. Objectivement, Capumain était certainement plus puissant que son adversaire… alors pourquoi avaient-ils échoué ? Les prémisses d’une explication germaient déjà dans la tête de l’ado à la tignasse noire : cette brute épaisse entretenait un lien privilégié avec sa boule de poison, une osmose bien supérieure à celle qui se dessinait maladroitement entre le pokémon Longqueue et le plus jeune des Rosario. Les sbires Rocket laissèrent le corps blessé de l’enfant en plan. Pas même sa soeur n’osa se retourner, préférant faire retentir une voix sans pitié.

« Tu es minable, Callum. Même quand tu essaies de jouer aux durs, tu es minable. Reste loin de moi. »

Mina, rampant déjà au sol sous le poids de ses difficultés, fut plongée six pieds sous terre lorsque son fils, couvert de plaies, rentra au bercail en la prévenant qu’elle ne reverrait probablement plus jamais sa fille. Elle ne tarda pas à tomber entre les griffes de la dépression, dont les signes les plus manifestes se muèrent peu à peu en symptômes psychotiques. À l’âge de quatorze ans, Callum vit sa mère internée en hôpital psychiatrique et fut retranché dans les murs épais d’un foyer d’accueil. Il fut confronté à une réalité des plus horribles : ce sanctuaire du peuple meurtri était un véritable incubateur de mauvaises graines. Inconsciemment, il changea ses fréquentations, et finit même par faire ami-ami avec un garçon plus âgé qui lui promettait monts et merveilles. « Veux-tu devenir riche ? » lui avait-il demandé. Originaire d’un milieu modeste, né d’un père un peu trop attaché à la bouteille et d’une mère envoyée à l’asile, frère d’une criminelle, il n’aurait pas été concevable pour Callum de répondre par la négative. Ses mauvaises expériences lui avaient déjà forgé une carapace, mais du fait de son jeune âge celle-ci demeurait trop malléable. Petit à petit, son nouvel entourage parvint donc à lui inséminer l’idée que l’argent était la solution à sa misère. En obtenir devint donc sa priorité, et ce peu importe les moyens impliqués. Il ne lui fallut pas plus de quelques mois pour être initié au réseau de trafic de pokémons le plus imposant de Johto : le marché noir de Doublonville.

Callum prit alors conscience de la valeur marchande des fantastiques bêtes qui sillonnaient le monde, un constat qui le poussa à cesser de les maltraiter. Aussi dur que cela puisse paraître, on ne pouvait pas les vendre en mauvais état. Mais au-delà de ça, le garçon avait bien compris qu’un pokémon n’atteignait son plein potentiel en combat que s’il existait une certaine entente avec son dresseur, une relation de confiance à double sens. Conscient qu’il devait désormais être sur la même longueur d’ondes que ses partenaires de bataille, il en prit soin plus que jamais, préservant cependant une distance émotive avec eux, ne s’y attachant jamais plus que nécessaire. Les pokémons restaient à ses yeux des objets, au mieux de la marchandise, au pire des outils. C’est avec cet état d’esprit qu’il se fit un nom parmi les trafiquants. Une fois sa majorité obtenue, il quitta son foyer et commença une formation d’ingénierie en poké-industrie, une couverture nécessaire pour poursuivre ses activités souterraines. Il fréquenta de plus en plus de gens aussi malhonnêtes que fortunés et en fit des exemples, ambitionnant même de dépasser la vermine de ce milieu obscur.

À l’âge de vingt ans, il reçut une commande qui changerait sa vie à jamais, sans possibilité de retour. En effet, il fut amené à collaborer avec la Team Rocket pour une opération de grande envergure. Que serait la vie sans son lot de coïncidences : sa coéquipière toute désignée n’était nul autre que sa soeur. Les retrouvailles furent pour le moins hostiles, et Callum refusa de travailler avec cette vermine d’Ashley. S’ensuivit une lutte fraternelle que le jeune homme remporta haut-la-main. Assommant son aînée, il prit la lourde décision de la livrer aux autorités. Néanmoins, il était loin d’être blanc comme neige aux yeux de la police, et une fois entre leurs mains, Ashley n’hésiterait pas une seule seconde à le dénoncer. Aussi, il aurait été délicat de retravailler avec le marché noir de Doublonville après avoir refusé d’aller au bout de sa précédente mission avec la Team Rocket. Mais envoyer sa débauchée de soeur en prison n’avait pas de prix.

Le procès de la jeune femme fut de courte durée, et depuis le jour où sa peine fut prononcée, Callum vécut en marge de la société. Quelques mois plus tard, il découvrit un peu par hasard l’existence de Lumiris, une région méconnue et éloignée. Il vit cette zone du monde soi-disant vierge de malveillance comme un nouveau marché potentiel, l’occasion rêvée pour lui de prendre son envol. Il s’empressa de faire marcher ses derniers contacts pour vendre ses pokémons, un sacrifice nécessaire pour financer son voyage et ses desseins. Après avoir achevé ses transactions, une dernière visite au marché noir lui permit de mettre la main sur un spécimen rare, un Airmure sur le point d’être revendu. Il déroba sa pokéball et prit le premier train, débutant ainsi un long périple.

À son arrivée à Lumiris, Callum découvrit avec admiration le réseau Dusk, y sondant un potentiel infini. Il passa le plus clair de son temps à l’étudier afin d’en cerner les moindres failles. Locataire d’un modeste studio dans un quartier calme de Nemerya, le jeune homme préparait son avenir minutieusement, convaincu que Lumiris serait un jour son filon d’or.