histoire

Toute sa vie durant, Ambroise a vécu dans le manoir familial, siégeant fièrement dans le village Kishika depuis des années déjà. Demeure trop grande pour ses résidents actuels, l’espace y est néanmoins entièrement occupé, les générations passées y ayant chacune laissé leur touche, avec un seul point commun : leur attrait de l’art et de littérature. Ce sont donc des bibliothèques qui bordent les murs, parsemées de volumes tant anciens que récents et que nul n’a jugé bon d’ordonner. Quelques œuvres d’art -peintures ou sculptures pour le plaisir des yeux – s’intercalent entre les rayonnages, là où la place se faisait, mais sont néanmoins moins fréquents, et d’une qualité pouvant parfois laisser à désirer. Néanmoins, c’est un environnement où merveilles et savoirs étaient à portée de main – ou du regard – qui a façonné le jeune homme, celui-ci ayant préféré se perdre dans sa propre maison – à lire ou à rêver - alors que ses camarades enfantins s’amusaient à l’extérieur. En somme, il a toujours vécu dans son propre monde.

Guère intéressé par autrui, le jeune Ambroise n’avait pas pour habitude de parler – que ce soit pour discuter ou pour autre chose – malgré une relative aisance dans la compréhension et l’apprentissage du langage, il ne s’épandait pas et signalait son mécontentement par un froncement de sourcils lorsqu’on lui adressait la parole ou qu’on l’invitait à réagir en classe. Les quelques tentatives qu’il avait effectuées l’ayant laissé perplexe, il lui semblait que les personnages qu’il pouvait découvrir dans les contes étaient plus intéressants que ceux qui côtoyaient sa vie, ne serait-ce que parce qu’ils étaient achevés et qu’ils ne déviaient pas du script, eux. Prévisibles, confortables, et surtout constants. Pas comme ces autres enfants qui voulaient une chose et puis l’autre, dont les goûts et les couleurs changeaient comme le temps, et qui étaient somme toute bien trop énergiques.

Même chez lui – surtout chez lui, - il ne faisait pas d’efforts. Pourquoi en faire alors que l’on est déjà occupé, et qu’il est donc bien malpoli d’être dérangé. Il lisait même pendant les repas, ce que certains pourraient attribuer à des parents trop laxistes mais les siens avaient plutôt fini par se résigner après moultes tentatives se soldant par des échecs. Au moins, une fois qu’il finissait ce qu’il avait attrapé sur un des rayons, il y avait un laps de temps durant lequel il était disposé à discuter de sa lecture, et à répondre à quelques question – généralement avant que sa main ne se referme sur un autre volume, à moins que son intérêt n’ait été piqué par la conversation, chose rare. Petit à petit, ils réussirent toutefois à lui faire comprendre qu’il y avait plus important dans la vie que des contes et des histoires fictives, et que cela ne lui permettrait pas de survivre dans le monde une fois qu’il aurait besoin de le faire.

Ce qui aurait pu être un grand succès, un premier pas vers un fonctionnement plus adapté à la société – qui rappelons-le est fondée sur le postulat que l’homme est un animal social capable de communiquer avec ses pairs pour créer une structure stable et fonctionnelle – fut en réalité suivi d’une diversification de ses lectures. Les sujets les plus enfantins et les plus intéressants aux yeux de celui qui était alors en train de devenir adolescent laissèrent donc la place à des lectures plus sérieuses, dans le but de comprendre le monde qui l’entoure. Pokémon, mathématiques, sociologie, et même psychologie vinrent s’imposer dans son quotidien. Ses parents eurent du mal à savoir s’il comprenait effectivement tout ce qu’il lisait, mais puisque leur fils s’en sortait visiblement mieux avec l’éducation depuis lors, ils conclurent que ça devait bien lui servir à quelque chose, tout en se lamentant du fait que ce progrès soit également le fruit d’une menace : celle de devoir passer une partie de son temps libre apparemment si précieux à ses yeux à écouter un tuteur si ses résultats continuaient à décliner.

Ambroise poursuivit sur sa lancée mais un changement finit par survenir, caractérisé non pas par une volonté d’en savoir plus sur la vie des silhouettes humaines habitant sa vie, mais à l’inverse celle de partager le contenu de ce qu’il lisait, et qui était de toute évidence beaucoup plus intéressant et urgent que tout ce que les autres personnes pouvaient avoir à dire à ce moment. Ce fut le début d’une longue période de monologues qui furent douloureux pour tout ceux ayant tenté – vainement, et sans doute un peu par naïveté ou ignorance – de s’approcher de l’adolescent, celui-ci n’ayant vraisemblablement aucune idée de la façon d’interpréter les signes criants qui impliquait qu’ils voulaient mettre fin à la discussion et en avaient assez de l’écouter, ou au contraire voulaient placer un mot.

L’Âge des Monologues se caractérisa aussi par des découvertes surprenantes sur les intérêts et la personnalité d’Ambroise, puisque le rat de bibliothèque déclara apprécier les arts martiaux. Sur le plan esthétique uniquement, et sans aucune volonté de pratiquer quoi que ce soit, l’important étant plutôt – à le croire – du côté du mouvement et du fonctionnement biologique du corps humain – ou Pokémon -  ainsi que les idéaux de développement sain de l’individu sur tous les plans, moral, intellectuel, et physique. Bien entendu, on essaya de lui suggérer d’appliquer ces principes s’il les appréciait, et de participer plus souvent à des activités tant sociales que physiques, ce à quoi il répondit qu’il n’avait absolument aucune confiance en sa capacité à effectuer un mouvement complexe correctement et que de toute façon un idéal n’était idéal que parce qu’il restait inatteignable. Il ne daigna plus répondre par la suite, estimant que le sujet était clos à chaque fois que quelqu’un essayait de le remettre à l’ordre du jour.

Subitement, l’adolescent enfermé dans ses livres se décida à sortir la tête de ceux-ci et à poser des questions à ses parents sur les choses importantes dans la vie de tous les jours. Il avait donc dix-sept depuis quelques mois lorsque, prise par surprise, sa mère se retrouva à aider son fils à faire la cuisine – tout en se demandant tout du long ce qu’il se passait, et pourquoi il venait soudainement de changer toutes les routines auxquelles il était habitué. Si ce changement de direction conduisit rapidement à un Ambroise sachant à peu près s’occuper de lui-même, il ne perturba en rien son envie de rester dans sa bulle, ce qui fit que tout questionnement sur la raison de tout cela était passablement ignoré, mis-à-part une lèvre mordue ou une grimace indiquant qu’il n’était absolument pas prêt à en parler de son côté.

Finalement, la réponse fut dévoilée avec une liste d’éléments nécessaires pour qu’une personne puisse s’occuper d’elle-même, et résumant tout ce qu’Ambroise avait appris les mois passés en termes de savoir technique et pratique. La question qui accompagnait la liste étant de savoir s’il avait besoin de rajouter quelque chose en plus avant de pouvoir partir à l’aventure, et tenter de se faire un nom dans les combats Pokémons. Pris au dépourvu par ce désir qu’ils n’avaient jamais supposé – surtout qu’Ambroise n’en avait jamais parlé, ni donné d’indices vers un quelconque désir de faire combattre des Pokémons, au-delà d’un intérêt plutôt scientifique et naturaliste pour tout ce qui l’entourait et n’appartenait pas au genre homo – sa famille eut du mal à savoir s’il s’agissait bien là d’un projet que leur fils avait ou d’une lubie du moment – et ce malgré les efforts qu’il avait passé les mois précédents. Puisque questionner Ambroise n’étant pas vraiment concluant, celui-ci ayant estimé que sa demande lui avait déjà pris beaucoup trop d’énergie, ils en profitèrent à la place pour l’orienter encore une fois vers la réalité qu’était son manque total de compétence avec les autres et le fait qu’il passait la plupart de ses journées enfermé.

Au prix d’efforts inhumains – d’après lui – Ambroise finit par s’occuper avec un succès tout relatif – mais un succès tout de même au vu du point de départ – de tous ces problèmes. Il s’entraîna à marcher pendant longtemps, en couplant l’activité à la lecture de livre. Il se décida à apprendre à conduire, pour prouver d’autant plus qu’il pouvait se déplacer seul sur de longues distances, et élabora des plans compliqués pour discuter avec d’autres personnes qui s’effondrèrent dès ses premières tentatives puisqu’il avait entre temps oublié que ses compairs n’étaient pas prévisibles – ou tout du moins, qu’il n’y arrivait tout bonnement pas. Plein de bonne volonté, il s’appliqua à apprendre à poser des questions, à ne pas inonder un interlocuteur – même s’il a du mal – et, surtout à participer à l’acte social – cet évènement plein de mysticisme, de difficultés, et de résultats incorrects – de façon quotidienne. Ça ne l’intéressait toujours pas, mais au moins il prenait des notes.

Après avoir fourni beaucoup plus d’efforts qu’il n’aurait cru nécessaire, il finit par transformer un quatre-roues en librairie itinérante, et à effectuer des expéditions fréquentes dans les villes alentours pour y vendre des ouvrages et prouver par-là même qu’il était à même de gagner son pain, et de survivre tout seul en compagnie d’étrangers cherchant à lui parler – ce qui avait été son cauchemar pendant des années. Quelques mois passés ainsi lui valurent l’aval de ses parents pour son projet de voyage Pokémon, qu’il entretenait toujours. Il venait d’avoir la vingtaine, et aurait techniquement pu quitter le domicile familial beaucoup plus tôt d’un point de vue légal, mais Ambroise était beaucoup trop perfectionniste pour l’entamer sans que tout ne soit prêt – ce qui incluait donc les recommandations de ses parents. Au moins, le fait qu’il ait accordé de l’intérêt à ce qu’ils avaient à dire à ce sujet-là, au lieu de se contenter de ce qu’il pouvait lire ça et là, constitue une preuve que sa bulle est un peu moins étanche qu’avant.