Depuis combien de temps la nuit était-elle devenue le royaume des monstres et des cauchemars ?
Depuis combien de temps l’obscurité n’était-elle plus synonyme d’une nuit de repos paisible ?
D’une couverture douillette ? De rêves optimistes sur l’avenir ?

Depuis combien de temps Astelle craignait-elle de voir le monde sombrer dans les ténèbres ?

Les yeux tournés vers le dôme de verre, la petite postière demeurait immobile.
Immobile depuis si longtemps qu’elle commençait à se fondre dans le décor de l’observatoire. Les rares visiteurs – couples aimants et amateurs d'astronomie – qui circulaient donnaient l’impression de graviter autour de son petit corps frêle. Réplique d’un système solaire où le point central serait une toute petite étoile ; on la contournait, parfois sans même remarquer sa présence.
Sur le visage juvénile d’Astelle, se peignait une certaine mélancolie.
Une solitude triste et patiente. Trop mature pour son âge.

Les nuits étaient plutôt froides à Windoria, aussi, la jeune fille s’était habillée chaudement (mais d’une façon un petit peu vieillotte) avant de sortir. Ses vêtements couleur crème de café avaient quelque chose de terne et de rural, qui détonnait doucement au milieu de ces jeunes gens qui soignaient leur apparence pour profiter de la soirée. D’ailleurs, une écharpe rose très bizarre, un peu semblable à un pokéserpent en peluche, faisait deux fois le tour de son cou puis se perdait à l’intérieur de son pull. L'effet était plutôt comique.
Une grande thermos posée à côté de sa besace (qui semblait bien garnie) sur un banc, derrière elle, était le signe qu’elle n’avait pas l’intention de partir de sitôt.

En effet, équipée pour tenir la nuit : le regard d’Astelle errait parmi les étoiles.
Elle n’avait pas sommeil. Elle ne voulait pas avoir sommeil.
La nuit lui était devenue un continuel tourment.
Son lit était un piège cruel où les cauchemars guettaient avidement son retour.
Elle n’avait plus de larmes à donner en offrande aux horreurs qui peuplaient ses rêves. Plus de voix pour nourrir ces cris essoufflés qui accompagnaient chacun de ses réveils en sursaut.
Après plusieurs nuits de terreurs nocturnes, elle n’avait plus rien.

Astelle avait épuisé ses réserves de courage.

Alors, à la lueur timide des étoiles, la jeune fille attendait le retour de l’aube.
Ces journées de vacances à Windoria, qu’elle passait avec son amie à surfer, à profiter des sources chaudes et à se régaler de gratin et de fondue étaient comme un rêve éveillé. Des pépites de bonheur sucré qu’elle croquait à pleines dents. Il lui fallait tenir bon.
Car au lever du soleil, les monstres regagnaient leur tanière.
La peur s’effaçait de son cœur.
Sa vie reprenait son cours.

Mais les heures étaient bien longues, quand on les passait en tête-à-tête avec les étoiles. Au cours de ces nuits d’insomnie : la jeune fille avait lu tous ses livres, terminé tous ses jeux, et calligraphié jusqu’à l’épuisement complet de toute forme d’inspiration.
Aussi, quand l’inconnu s’approcha soudain pour engager la conversation, son regard s’anima d’un espoir hésitant. Astelle était venue à l’observatoire chaque nuit, cette semaine, mais c’était bien la première fois qu’on l’abordait sans lui demander si elle était perdue, ou si elle avait besoin d’aide pour retrouver ses parents.

— Bonsoir ! La nuit est vraiment belle ce soir, vous ne trouvez pas ? On peut apercevoir quelques constellations ici et.. D-Désolé. Je me suis perdu pendant un moment, h-haha...
Aux propos du jeune homme dont la voix était suave mais timide, Astelle acquiesça doucement.
Il avait raison. Sagement contenue sous ce dôme de verre, l’obscurité était belle. Et presque pas effrayante.
— C’est vrai, chuchota-t-elle en levant une main vers les étoiles. Il est rare que la nuit soit suffisamment claire pour qu'émergent nettement les Ailes du Cryptéro.
Les doigts d’Astelle chatouillèrent le ciel ; esquissant une constellation après l’autre dans une série de gestes déliés.
— D'ailleurs, auprès de la Grande Ursaring (vous voyez l’étoile polaire qui lui sert de truffe ?), on distingue même le petit Polarhume avec sa Goutte au Nez !

Astelle avait appris à lire dans les étoiles et à déchiffrer les constellations. Ce n’était pas sa première visite à l’observatoire, et totalement incapable de rester longtemps désœuvrée, il n’était pas surprenant qu’elle se soit documentée sur le sujet.
D'ailleurs, si les « Ailes du Cryptero » et la « Grande Ursaring » étaient célèbres parmi les corps célestes, la constellation du « Polarhume à la Goutte au Nez », par contre, n’existait dans aucun manuel d’astronomie qui fut un tant soit peu sérieux… et pour cause : elle venait de l’inventer.
Un sourire malicieux s'étira sur les lèvres d’Astelle.
Est-ce que l’inconnu allait se laisser prendre à sa supercherie ?

Peu désireuse de laisser la conversation mourir trop tôt, et de se retrouver seule à nouveau...
...la jeune fille s’empara de sa thermos puis se servit de son large bouchon comme d’un gobelet, qu’elle vint remplir de chocolat chaud.

— Vous en voulez ? proposa-t-elle en tendant la coupe à l’inconnu.

De son côté, elle but directement à la thermos.
La boisson avait un fort goût d’épices et de cacao, qui déposait sur la langue une amertume que le sucre ne parvenait pas tout à fait à chasser. Elle tenait Astelle éveillée, aussi efficacement que du café.
C’était sa compagne au cours de ces nuits où elle avait trop peur pour dormir.

Après avoir englouti une bonne rasade de chocolat, la petite postière releva vers son interlocuteur un sourire joliment décoré d’une moustache cacaotée. Astelle était contente qu’il soit venu lui parler.
Les étoiles, pour merveilleuses qu’elles étaient, n’avaient pas beaucoup de conversation.
Et quand on inventait de nouvelles constellations rigolotes, c’était toujours plus amusant d’avoir un complice avec qui les partager.

A la recherche du Poissirène à la Nageoire Australe, l’imagination d’Astelle s’envolait vers les étoiles.
Ses pensées dansèrent sur la voûte céleste. Tracèrent des esquisses sur le firmament. Reliant ensemble les points lumineux, dessinant les formes rondouillettes du poképoisson imaginaire.

S’emparant du carnet au fond de sa besace, ainsi que d'un crayon pour croquer cette constellation nouvelle sur le papier, un rire de gorge secoua le petit corps d’Astelle.

Voyant que le jeune homme partageait son hilarité, mais pour une raison tout à fait différente : elle accepta le mouchoir qu’on lui tendait en rougissant (non, elle n’avait pas du tout fait exprès de se maculer la frimousse de moustaches en chocolat !). Mais en se tapotant délicatement les lèvres, Astelle songea que l’inconnu avait un rire agréable, et que pour prolonger cette mélodie, elle se serait volontiers ajouté une barbe et des favoris cacaotés !

— Ça fait beaucoup de bien. Il est rare d'apprécier un moment de ce genre ces temps-ci... Surtout en bonne compagnie. Pourrais-je connaitre ton nom, si ce n'est pas trop indiscret...?

Elle opina doucement du chef, puis médita la question du jeune homme. Il n'y avait pas de mal à le lui dire, pourtant, au moment de répondre, ses intonations se firent à la fois hésitantes et malicieuses.
— Je pourrais vous donner mon nom… mais il désigne une personne que je crois courageuse et hardie. Qui mène sa vie sous le soleil, et n’a que peu d’accointances avec la nuit et ses silences. Ce soir, je ne suis pas cette personne. Ce soir… je suis juste une Croqueuse d’Etoiles, décida-t-elle en faisant tourner le crayon entre ses doigts. Et une buveuse de chocolat à moustaches.

La jeune fille reprit une gorgée du breuvage cacaoté, en s’efforçant toutefois de ne pas se tacher, cette fois. Son haleine chargée d’épices, et sa langue réchauffée, elle inclina la tête d’un air espiègle.
— Et vous ? Qui êtes-vous, ce soir ? Et dans quel bocal céleste allons-nous faire vivre le Poissirène Austral que vous m’avez confié ? demanda-t-elle en montrant le contenu de son carnet à l’inconnu.
Outre la combinaison d’étoiles qui composait la constellation du poisson factice, d’autres croquis noircissaient les pages du manuscrit. La jeune fille avait une aisance manifeste avec le crayon, et peut-être même un réel talent quand il s’agissait d’encrer ses dessins. La quantité d’esquisses était impressionnante, mais soulevait une question : combien d’heures et combien de nuits blanches avaient été nécessaires pour accomplir ce travail ?

Les yeux clairs de la Croqueuse d’Etoiles étaient soulignés de cernes profonds. Et dans son empressement à parler au jeune homme, à maintenir la conversation vivante… il y avait comme un soupçon d’effroi. Une inquiétude à l’idée de se retrouver seule à nouveau.
En compagnie des étoiles muettes, et du silence de la nuit.


Toute à l’écoute de sa réponse, les yeux fatigués de la jeune fille glissèrent sur l’inconnu.
Ce soir, Astelle voyait sans voir. Son esprit, si vif d’ordinaire, était comme éteint.
Peut-être par manque de sommeil, peut-être par intuition, Astelle ne poserait pas de questions difficiles ce soir. Pas de questions sur les gestes un peu maladroits du jeune homme. Sur ce bras qui restait invisible sous des vêtements trop amples et trop épais. Sur les raisons qui amenaient son cœur troublé à chercher la quiétude des étoiles.

L’Astelle de ce soir était une amoureuse du secret. Un esprit libre qui ne connaissait pas la suspicion. Presque un fantôme. Une illusion de joie capricieuse. Qui s’évaporerait comme la brume s’efface sous le soleil du matin.

C’était une jolie façon de dire que l’Astelle de ce soir était une lâche.
Trop honteuse d’elle-même pour simplement donner son prénom.
Trop effrayée pour dormir. Trop terrifiée pour sortir.
Et même incapable d’affronter la nuit sans d’abord la placer sous une coupole de verre. Sans habiller son ciel de constellations rieuses et pétillantes de bonheur.

Comme sensible au malaise sournois qui empoissait le cœur de la jeune fille, l’écharpe rose qu’elle portait autour du cou ouvrit un œil paresseux, puis un autre, puis se trémoussa pour se renfoncer sous ses vêtements, et y chercher un peu plus de chaleur.

L’écharpe rose d’Astelle:

Evolué récemment, le bébé pokémon n’avait pas encore perdu ses vilaines habitudes de Minidracos, lesquels étaient de gros dormeurs, perpétuellement en train de muer. Désormais Draco… Mini-senpai n’avait plus vraiment d’excuses, mais continuait de passer une partie non-négligeable de son temps à roupiller autour du cou d’Astelle.
Les écailles de son ventre étaient toutes douces, aussi, la jeune fille ne s’en plaignait pas ! D’autant plus qu’il lui tenait bien chaud.

Et parce qu’il serait toujours là pour elle…
…cette chaleur serait toujours présente dans le sourire d’Astelle.