Je jette un énième coup d'œil en direction de l'heure affichée sur l'écran verrouillé de mon téléphone. Les minutes s'étirent, deviennent des heures dont je perds le fil. J'attends. J'ai l'impression que c'est tout ce qui reste. L'attente.
L'appartement est silencieux – Lauriane est partie tôt ce matin, et j'ai compris qu'elle ne serait pas rentrée dans une heure ou deux quand j'ai constaté l'absence d'Oplyn dans le salon et la télécommande sagement posée sur la table basse.
J'ai tourné en rond pendant des heures, frappé par une énième insomnie puis par l'ennui ; je n'avais pas encore fermé l'œil lorsque j'ai entendu ma colocataire se lever et même quitter l'appartement. Je n'ai quitté ma chambre qu'après – parce qu'il faisait définitivement trop jour pour que je puisse dormir en ayant la conscience en paix.

Je sors de la salle de bain, où j'ai passé de l'eau froide sur mon visage pour réveiller mes nerfs engourdis par la fatigue, et je me réinstalle sur l'un des tabourets de la cuisine, face au petit ordinateur portable ronronnant, ouvert sur tout un tas de pages que je survole sans vraiment m'y attarder – la concentration envolée.
Je ne sais pas pourquoi je m'acharne à trouver quelque chose quand j'ai aucune putain d'idée ; des cours, une formation, n'importe quoi pour redonner du sens au quotidien mais rien ne m'accroche particulièrement. Les emplois de mes parents me vendent pas du rêve et les seules matières scolaires qui m'intéressent et dans lesquelles j'excellais au lycée m'ouvrent la voie d'études supérieures et de métiers à l'air insipide. Pas faits pour moi.
Je peux pas rester éternellement là, à rien branler, à traîner dehors et à attendre que ça passe, que quelque chose tombe du ciel. Mais j'ai jamais rien trouvé qui m'ait fait me dire c'est ça que j'veux faire pour les cinquante prochaines années de ma vie.

Presque salvatrice, une notification retentit sur mon téléphone. Le nom qui s'affiche sur l'écran n'est pas celui que j'attendais – celui que j'attends désespérément depuis des semaines en essayant d'oublier –, pourtant les quelques lettres qui s'alignent m'arrachent une esquisse de sourire. Je n'ai même pas tout à fait le temps de déverrouiller, relire, donner du sens au(x) message(s) et trouver une réponse politiquement et socialement correcte qu'une troisième notification vient s'ajouter aux deux premières – celle-là me laisse confus.

…
À tout de suite ?
Les sourcils froncés, je fixe l'horloge numérique de mon ordinateur, qui change de minute comme pour me narguer. C'est quoi, à tout de suite ?
Est-ce que t'es à côté ? Est-ce que t'arrives de Sunyra ?
Erreur 404.

Les minutes filent et – pas de réponse. Pas même d'accusé de réception. Rien d'autre qu'un silence qui s'étire, et moi qui demeure dans ma confusion. Un soupir aux lèvres, je pose mon téléphone et additionne dans ma tête – verdict, pourvu que tu viennes de Sunyra (sinon, tant pis pour toi), je devrais avoir le temps de descendre à l'épicerie du quartier d'à-côté.
Paraît que c'est mon tour de remplir les placards et le frigo.

…

Une heure et demie écoulée. Pas de messages, pas d'appel manqué. J'en déduis que t'es en plein trajet, et qu'il me reste probablement l'équivalent du temps déjà attendu à tuer. T'es infernal. Je sais pas bien si je suis censé m'inquiéter ; si tes messages sont véritablement alarmants ou si t'es juste toi – terriblement dramatique.
Par confort, et pour ne pas m'inquiéter, je préfère encore la deuxième option.
Histoire de moins me ronger les sangs tandis que je t'attends.

J'ai enfin enregistré trois onglets en favoris, dans un sous-dossier peut-être rangé dans un dossier études lorsque j'entends frapper. Coups qui résonnent dans le couloir tandis que je me lève et franchis la distance qui me sépare de la porte – j'ouvre à peine, réalise tout juste qu'il s'agit bien de toi que tes mots s'alignent déjà plus vite que mes propres idées. Tu t'engouffres dans l'appartement sans que j'aie eu le temps de ne serait-ce que songer à protester, et je referme la porte derrière toi avant de te suivre du regard.
Incompréhension totale.

« … Salut. »
Façon comme une autre de gagner du temps – juste assez pour que tes mots prennent sens dans mon esprit et que j'en déduise le genre de cheminement qui a pu te conduire… là.
« … Laisse-moi deviner, t'as fait un pari débile, ou tu t'es vanté de tes futures prouesses en arène, ou une connerie comme ça ? »
Ç'aurait simplement été du Mana'arii tout craché.
« Moi non plus, j'avais jamais fait ça y'a huit mois. » je lâche en haussant les épaules, contournant ta silhouette dans le couloir pour me glisser jusqu'à la cuisine. « Aujourd'hui j'ai deux badges, et j'suis peut-être en route pour le troisième. » Risette appuyée – y'a un côté satisfaisant, je crois, même si c'est un peu déplacé.
Me sentir meilleur qu'un autre, pour une fois.
Même si c'est meilleur que toi – et qu'on devrait pas se réjouir égoïstement de l'inexpérience des gens qu'on aime.

Je tire du réfrigérateur deux cannettes, dont une que je tends dans ta direction avant de décapsuler la mienne, adossé au rebord de l'évier.
« Hm… J'garantis pas de pouvoir t'aider à simuler ta disparition ni ton changement d'identité... » Je raille – parce que c'est facile de me moquer, un peu. « Mais j'peux être ta première fois, par contre. » Je laisse flotter un silence de quelques secondes – délibérément.
C'est devenu ridiculement facile d'être comme ça quand c'est avec toi.
« T'as tes Pokémon sur toi ? »

« Évidemment que je les ai apportés… Tu me prends pour un idiot? » Je m’étais tu. Silencieux, j’avais simplement plongé mon regard au fond du sien. Indéchiffrable, j’avais laissé un sourire lourd de sous-entendus s’étirer sur mes lèvres. Je n’avais pas prononcé le moindre mot… Et c’était bien plus drôle de cette façon-là.
Laissant filer d’entre mes lèvres un rire qui ne laissait place à aucune ambiguïté, j’avais haussé les épaules. « Écoute… Je sais pas, moi. T’avais l’air tellement stressé, t’aurais pu les oublier… » À dire vrai, je réalisais avec un certain agacement que je n’en savais rien. Je ne connaissais rien de ses petites manies, de ses maladresses, de sa tendance à l’organisation ou au contraire – enfin, ça, après avoir mis les pieds chez lui à la suite de l’interlude aquarium, j’en avais bien une petite idée. Mais les détails qui le faisaient au quotidien, au-delà de nos entrevues ponctuelles… m’échappaient.

De nouveau silencieux, je portai ma canette à mes lèvres pour me désaltérer tout en l’observant. Je profitais qu’il ait l’attention portée ailleurs que sur moi pour le détailler – et, comme souvent quand j’y songeais un peu trop longtemps, les souvenirs n’avaient pas tardé à s’imposer à ma mémoire. Ceux d’une proximité dont je n’osais même pas esquisser un semblant ; à croire qu’il fallait tout réapprendre à chaque fois que je le retrouvais.
La vérité, c’était bien que j’ignorais ce à quoi j’avais ou non droit. Ce qu’il voulait, ce qu’on était… Et ce que ce statut sans nom me permettait.
Alors, par sécurité, je continuais de me tenir à l’écart – tout à la fois si proche et pourtant trop loin.

Sa voix m’avait forcé à me détourner de mes malheureuses contemplation, et j’avais de nouveau perdu mes prunelles dans l’ambre chaleureuse des siennes. « Hm… C’est pas si dark ni si edgy que ça. Chez mes parents, ouais… Mais ici, j’avoue que j’ai jamais… pris le temps. » Pris le temps de décorer ; de faire de cet endroit un peu chez moi. Lauriane n’était pas en faute ; j’aurais pu remercier tous ces dieux en lesquels je ne crois pas d’être tombé sur elle plutôt que sur quelqu’un d’autre. Mais je m’étais installé ici de façon si précipitée ; pour fuir quelque chose plutôt que pour me trouver… « Donc ne t’attends pas à grand chose si t’as pas envie d’être déçu. » Si j’avais saisi son sous-entendu (il m’avait arraché un frisson, torture délicieuse), il m’avait laissé hésitant. De quelle façon étais-je supposé m’en saisir pour lui renvoyer la balle ?
Je m’approchai, mais sans la certitude de parvenir à la moindre initiative qui ne me ridiculiserait pas. Mon assurance en dent de scie avait encore un long chemin à faire pour simuler un tant soi peu celle dont Mana’arii s’habillait.

Je m’installai simplement sur un tabouret de la table plaquée contre le demi-mur qui séparait cuisine et salon, laissant délibérément mon genou frôler le sien – sans plus d’audace que ça. « Y’a des terrains vagues à cinq minutes d’ici, on pourra aller s’entraîner là-bas, et puis… » Je jetai un coup d’oeil à l’heure affichée sur l’écran de mon téléphone portable. « Si tu gagnes assez vite, on aura à peu près quatre heures devant nous avant que ma coloc’ soit rentrée… » Cette fois, je levai les yeux pour darder mon regard droit dans le sien.
C’était long, quatre heures…
« On y va quand tu veux. »
Parce que pour rien au monde je n’aurais perdu la moindre seconde de ce temps volé.

Je m'étais, au bout du compte, sans doute vu plus troublé par l'empressement soudain qui t'avait animé que par nos mains qui s'étaient entremêlées. Cette audace-là n'avait été saluée que d'un frémissement discret – intimidé par cette aisance-là que moi je n'avais pas. Les murs fragiles, maladroitement dressés, semblaient toujours s'effondrer au moindre de tes bousculements. Il était si simple de me faire chavirer, lorsqu'on s'appelait Mana'arii Ehu-Kai et qu'on m'adressait ces regards-là. Ceux qui demandaient, sans un mot, s'ils avaient le droit à ce qu'ils convoitaient – ceux qui désiraient sans posséder.

L'esquisse d'un rire au bord des lèvres, je cède à ton impulsion. « Ok, ok… Laisse-moi récupérer mes Pokéballs, à moins que t'aies envie de prendre ta revanche sur mon terrible Rhapsodie… » L'intéressé, occupé à lisser sa fourrure à grands coups de langue énergiques depuis un coin de la cuisine, redresse la tête dans ma direction à l'entente de son nom.
Il nous emboîte le pas tandis que j'avance dans le couloir, et j'attrape mon sac échoué au sol de ma main libre – avec la pensée fugace que c'est peut-être bien la seule chose que je regrette de ma vie à Nemerya ; ne plus avoir de jardin où laisser mes compagnons libres de vivre leur vie comme ils l'entendent plutôt qu'enfermés dans leurs sphères. Ledit sac bazardé sur mon épaule, je me saisis de mes clefs sur le meuble de l'entrée, et c'est sans un regard en arrière que, porte fermée, et escaliers dévalés, je t'entraîne en direction de ces terrains vagues qui seront notre champ de bataille amicale.

C'était comme une petite clairière paisible, à l'égard des regards trop curieux de la rue, un square presque paisible si l'on omettait les bruits de la ville qui transcendaient les haies pour nous parvenir. Le mur d'un immeuble d'un côté, et des arbres de l'autre – nous étions ainsi en zone ombragée, et protégés des bourrasques de vent froides qui s'invitaient dans les rues depuis que nous étions sortis. « Ça te va, ici ? J'me suis dit que c'était pas trop mal pour une première, y'a pas trop de distractions et on devrait s'entendre penser et parler. » J'avais libéré ta main pour tirer de mon sac deux Pokéballs qui avaient attiré le regard curieux de Rhapsodie. Je m'étais accroupi pour le laisser les renifler, et il avait presque aussitôt reculé, l'air peu amène. Son manège m'avait arraché un rictus amusé – j'en oubliais presque, parfois, qu'il ne les appréciait guère.

Laissant rouler une des sphères au bout de mes doigts, elle s'était ouverte pour libérer Athéna – jeune dragon aux grands yeux curieux ; Pokémon espiègle, envahissante et capricieuse qui avait définitivement choisi de ne pas évoluer. « J'te présente Athéna. J'espère que t'as rien à bouffer sur toi, sinon elle va venir te faire les poches à la première occasion. » Qu'importait combien je pouvais bien la nourrir… Elle continuerait de chercher le moindre morceau de poffin ou de biscuit oublié.
Comme si elle avait compris qu'on parlait d'elle, la Bébécaille avait poussé un cri enjoué, et s'était ébrouée, dardant son regard dans ta direction.

« On commence quand tu veux ! »
Fais-moi trembler, si tu le peux.