Nerveuse, je jetai des coups d'œil réguliers en direction de l'entrée. Installée sur l'un des fauteuils roulants derrière le comptoir, j'écoutais d'une oreille distraite mes deux collègues qui échangeaient, café serré à la main, sur les dernières informations concernant le risque d'incendie qui empirait de jour en jour, à mesure que les températures grimpaient. Aucune promesse de pluie à l'horizon, rien qu'une sècheresse étouffante qui prédisait bien des drames dans les prochaines semaines. Ici, à Ferranium, nous ne serions pas les premiers touchés par l'urgence. Il faisait toujours plus frais et plus humide dans ces hauteurs où, jusqu'à bien tard en juin, on pouvait encore apercevoir de ça, de là des amoncellements de neige poisseuse sur le bord des routes et sur les flancs des collines. Nous étions surplombés par des monts enneigés et un volcan en veille dans un blizzard…
Le paysage me rappelait les années de mon enfance, vécue dans le nord de Lumiris et non loin d'ici. Windorienne dans l'âme et dans le sang, Mirawen n'était pas chez moi, même si je m'y habituais… J'étais heureuse d'avoir décroché mon stage à Ferranium, si proche de la ville qui m'avait vue grandir. Une amie d'enfance, qui avait pris son indépendance en début d'année, m'hébergeait en échange d'une contribution aux achats de supermarché… Et c'était agréable, d'être loin du domicile parental qui n'était pas chez moi.

Je n'étais en fonction que depuis quelques jours. Ma maîtresse de stage, Mia, était une femme occupée, mais bienveillante. Petite, l'air espiègle, elle débordait d'une énergie qui me dépassait. Son visage, jeune, semblait souvent marqué par les traits de l'inquiétude. Elle faisait partie d'une branche de l'équipe plus portée sur le travail de terrain que celui de bureau et, parfois, quand elle parlait, je devinais que nous partagions des récits communs. Elle m'avait déjà parlé de Windoria, brièvement, quand j'avais mentionné avoir vécu ici presque toute ma vie – jusqu'à ce que la ville soit détruite, en vérité. Il y avait dans ses yeux des orages indescriptibles quand elle parlait de cette organisation criminelle responsable de bien des malheurs de la région, auto-proclamée Mistral.
La plupart du temps, je me contentais d'observer les ouragans de loin.

Mais, aujourd'hui, c'était un peu différent. Elle attendait quelqu'un. Je ne savais pas grand chose, sinon qu'il avait participé à l'exploration d'une base Mistral du volcan Eneka. Et qu'il avait des questions. Et, comme elle était occupée, c'était à moi de l'accueillir et de l'amener jusqu'à Mia.
Il n'avait pas tardé, heureusement – j'avais aperçu une silhouette qui n'était pas celle, engoncée dans un uniforme, d'un Ranger, et le nom qu'il avait donné à l'une de mes collègues de l'autre côté du comptoir m'avait interpellée. Je m'étais redressée, relevée.

« Monsieur Sextant ? Vous êtes ici pour rencontrer Mia, c'est ça ? » J'avais attendu le signe d'une approbation, avant de contourner le comptoir et de lui faire signe. « Vous pouvez me suivre, elle vous attend. » J'avais commencé à grimper les escaliers, en direction de l'étage où se trouvaient tous les bureaux dédiés à l'administratif (la partie la moins plaisante du travail de Ranger). Sans un mot, j'avais guidé notre invité jusqu'à une porte entrouverte au bout du couloir, où j'avais doucement toqué. « Mia ? Il est arrivé. » L'intéressée, penchée sur un tas de feuilles, avait brusquement relevé la tête. « Ah ! Audrey, merci. Fais-le entrer. » J'avais ouvert la porte et m'étais écartée pour libérer le passage, et Mia s'était levée de sa chaise pour venir tendre une main ce monsieur Sextant. « Leonard, je t'en prie, viens donc t'installer. » Je haussai un sourcil surpris. Ils se tutoyaient ?
Sans poser de question, je m'apprêtai à retourner au rez-de-chaussée lorsque ma maîtresse de stage m'avait interpelée. « Audrey, reste donc avec nous ! » Elle avait visiblement omis de demander son accord à son invité… Mais je m'étais laissée convaincre, et j'avais refermé la porte dans mon dos avant de venir m'installer sur l'un des fauteuils de la pièce.

« Excuse-moi de ce rendez-vous tardif, il y a eu pas mal de choses à faire, ici, après l'exploration… Comment vas-tu, depuis ? » J'avais laissé mon regard courir de l'un à l'autre, sans un mot. « De quoi voulais-tu me parler ? » Curieuse, j'avais braqué, de biais, mes prunelles en direction de ce fameux Leonard.
J'ignorais pourquoi Mia m'avait demandé de rester… Mais j'imaginais qu'elle avait bien une idée derrière la tête. Ça lui ressemblait peu, les hasards simplement spontanés.

Je m'étais tue, sage et attentive, imitant la posture droite et concentrée de ma maîtresse de stage. Elle ne parut pas surprise des absurdités débitées par son invité, qui m'avaient arraché nombre de sourcils haussés et de regards en biais. Les légendaires… Je n'étais pas sans ignorer l'histoire de l'île, ni les légendes qui l'entouraient. De nouveaux éléments semblaient être déterrés, depuis près d'un an, mais rien qui justifiait qu'on puisse croire à de telles absurdités. Les prétendus dieux… n'étaient rien que des prétextes à la guerre. Des égéries de la violence insoluble.

Mia avait gardé le silence, longtemps – ça n'avait duré qu'une poignée de secondes mais, pour moi, ç'avait été trop à supporter. Je m'étais redressée sur ma chaise, adressant un regard mauvais à ce Sextant qui ne m'inspirait rien qui vaille. « Vous croyez vraiment à ces choses-là ? Des créatures que deux ou trois personnes prétendent avoir aperçues ? Comme si les Pokémon n'étaient pas déjà tout puissants et capables de terrasser des civilisations, faudrait en plus qu'ils aient des dieux omnipotents ? » J'étais mauvaise. Cassante. Je…
Je crois que c'est parce qu'Elvire était comme lui que je déteste tant l'entendre. Elle croyait dur comme fer en ces histoires ridicules, elle était rêveuse et portait en elle une foi incorruptible.
Mais ses dieux imposteurs ne l'avaient pas sauvée.

« Pourquoi ça vous intéresse autant que ça ? Vous croyez pas qu'on a déjà assez à faire avec les réels et les vivants ? Vous croyez qu'on a le temps de s'occuper de contes pour enf… » La voix de Mia avait tonné. « Assez ! » Je m'étais tue, bouillonnante d'une rage que je n'expliquais pas. Il était ridicule… Ils étaient tous ridicules. « J'ai vu la barraque dans laquelle j'ai vécu pendant quatorze ans être détruite sous mes yeux. Je refuse que ce soit à cause de… de… » de putains d'histoires qu'on se raconte pour donner du sens à nos erreurs et à nos bains de sang.
J'avais serré les poings. J'avais laissé le silence dévorer mon cœur enragé. J'avais laissé l'implosion mourir sur le bord de mes lèvres sans rien ajouter.

Mia, de l'autre côté du bureau, avait soupiré. « Bien… Leonard, j'ai déjà dit tout ce que je savais. Il n'y a rien de plus que nous sachions qui ne soit pas écrit dans les livres d'histoire. Moi-même, j'ignore si ces dieux en lesquels mes aïeux croient ont un jour existé. » Elle m'avait adressé un regard d'avertissement, si froid que je n'avais pas trouvé la force de protester. « On raconte simplement que notre feu doyen Cirrus est responsable de la paix rompue de nos terres d'autrefois. Qu'il a gâché le pays de glace où nos dieux et nos ancêtres vivaient en paix. Mais… J'imagine que c'est là l'histoire de toute colonisation. Les envahisseurs se persuadent qu'ils apportent la civilisation et le savoir à des peuples sauvages qu'ils ne font qu'anéantir. » Il y avait une telle amertume dans sa voix… J'aurais été incapable de déterminer, tout à fait, contre qui elle était dirigée.

« Nos ancêtres Minst-Rahel ont vécu en paix ici pendant des décennies, des centenaires… En cohésion avec ces légendaires qui protégeaient la terre sacrée des hommes en échange de paix. Haglaglaz, Lokrigan et Valdrasil ne sont pas dangereux. Ils sont, au pire, blessés par l'avarice des hommes… » Elle avait baissé les yeux sur les documents sur son bureau, les doigts agités sur son stylographe. « Toutes les régions du monde ont leurs propres guerres à mener… »