On finit par s’habituer. On finit par s’habituer au silence d’un foyer. À l’absence de réponse. À la mort présumée d’un être cher. On finit par s’habituer à l’idée de se morfondre sans la tendresse espérée au soir. On finit par s’habituer au froid de la nuit, à la solitude des soirées éphémères, bien qu’elles nous semblent éternelles.
Un jour, j’imagine…

En attendant, la nuit est encore froide. Elle est dure. Elle me tue. Dès l’instants où les grillons entament leur hymne, je scrute la mer. C’est le seul moment où j’ai le temps. C’est le seul moment où l’on me laisse m’abandonner à l’espoir, au frisson du désir et à la finesse de cette vie que j’ai l’impression qu’on me ravit.
Il fait noir. Vous êtes où ?

La nuit pèse de son voile noir. Le jour rend mon visage plus écarlate, les larmes ne manquent pourtant pas à le rougir. Et au crépuscule, je ne suis plus assez intéressante pour ceux prétendent vouloir m’accompagner continuent de me suivre.
La brise saline de la mer vous plaît-elle ? Ou vous aussi vous ennuyez-vous là-bas ?
Vous souvenez-vous seulement qu’ici, je vous attends ?
Votre voyage est long.

Oh ça pour être long. Il l’est. Voilà bien un mois maintenant. Tout le monde agit encore comme si c’était le potin du jour. À tous les carrefours, on me dévisage comme si je devais être cette veuve épleurée que l’on décrivait dans les médias. Celle qui avait refusé toutes les entrevues depuis qu’on lui avait dit que la carcasse du navire Wailord avait été repérée au large. Je devais être triste. Absolument. Et j’avais beau l’être, je refusais de m’abattre à le montrer. Je refusais de laisser entrevoir ma vulnérabilité.
Vous m’avez dit que c’était mieux de garder ces larmes pour notre maison. Vous m’avez dit que comme ça, personne ne les utiliserait contre moi. Personne ne dirait plus que j’étais fragile.

Et je serrais les poings. Je m’efforçais de saluer. Bonjour. Good day. How is your family ?  J’étais la Belle que tous saluaient après tout. Par sympathie plus que par respect… et ça m’agaçait. Si je commençais à m’y faire, il y avait une complaisance, maintenant, qui me dérangeait. Il y avait ce faux intérêt pour mon bien-être qui me dédaignait. Et il y avait ces sourires hypocrites. Ces crapules qui tenaient d’abuser ma vulnérabilité, ces amis qui ne savaient pas comment réagir.
Et moi qui marchais.

Moi qui marchais jusqu’à ce que le soleil se lève. Moi qui ne dormais plus que pour dire que je respectais un minimum mon corps. C’était faux. Il n’y avait rien de plus faux. Lentement, mais sûrement, je sentais ma santé se fragiliser, je sentais les os de mes côtes frotter contre le haut de mes coudes tant que je me nourrissais peu. Mon bien-être n’était plus une priorité. Ni pour moi ni pour personne d’autre…
Ni pour vous.

De toute façon, bientôt, je ne serais plus Miss Lumiris. Bientôt je sombrerais dans l’oubli. Au pire, je deviendrais aigrie comme Lise. Au mieux, j’atterrirais sur mes pattes et je refaçonnerais le peu d’équilibre que ma vie pouvait contenir. Je forgerais un visage qui imposerait à la fois l’altruisme et le succès auquel je soupirais.

Mes ongles, lentement, lacéraient ma peau et je ne grimaçais pas à la douleur que cela provoquait. Je fixais l’horizon. Le prolongement du canal qui filait sous la piste cyclable vers Kishika. J’appréhendais. J’appréciais. Je laissais couler d’acides larmes sur le long de mes joues avec l’espoir qu’elles soient assez puissantes pour que le pont cède.
Dans l’eau, je serai avec vous. Je pourrai dormir.

Et pourtant, la vie me retenait. La vie continuait de vouloir me voir souffrir et je me refusais à abandonner le combat. Je n’étais pas suicidaire. Je cherchais simplement cette chaleur perdue. Je cherchais simplement cet homme dont le souvenir persistait à hanter mes esprits. Je l’aimais. C’était normal. Et je tentais de me convaincre, de me rassurer par ces songes, par ces mots que je savais puissants, robustes et que j’espérais éternels. « Je t’aime Lyanora Caelum. »  Il l’avait juré. Il n’aurait pas rompu sa promesse.
C’est le fil qui me retenait, qui m’apaisait.

Paradoxalement, c’est aussi celui qui me tourmentait. Celui qui m’avait rendue soudainement si rigide. Celui qui me poussait dans ce gouffre sans fin où j’entendais sans cesse ce petit bégaiement qui m’avait fait craquer. Celui qui me rappelait combien j’étais seule. Celui qui prenait bien soin de me faire sentir misérable et rejetée.
Celui qui me révoltait.

Et l’eau était bonne ? N’était-elle pas trop froide ? Vous a-t-elle emporté avec elle pour vous sauver ou vous a-t-elle transmis sa température ? Vous a-t-elle avalé pour ne plus vous recracher ou vous a-t-elle gâté d’une myriade de coquillage qui vous ont réanimer, si tant était que vous étiez inconscient ?
Et l’eau vous a-t-elle plissé la peau comme elle le fait toujours ? En avez-vous ri ? Avez-vous ricané en vous vantant de devenir vieux ?
Et l’eau vous a-t-elle bien traité ? Vous qui l’aimez tant, vous a-t-elle dorloté comme vous aimez tant le faire.

Je me sens changer. Où êtes-vous mon amour ?

Et je n’ai pas peur de le dire. Lentement je m’isole. Lentement je triomphe sur mes émotions. Lentement je prends une ascension qui me dépasse, qui dépasserait même la plus haute des montagnes. On dit qu’il fait froid en altitude. Je confirme. Le froid est grand. Le froid est agressif. Le froid s’en prend à toi et s’amuse à piquer sur les balafres qui déjà te hante. Et tu n’y peux rien. Et je n’y peux rien. Je ne suis qu’une âme errante qui franchit les portails entre le monde et la réalité au rythme de ses humeurs changeantes. J’ai cessé de m’occuper du jardin. Il est envahi par les mauvaises herbes. Il faut dire que le temps me manque à force de chercher un remède. Le voisin m’a proposé son aide, le regard inquisiteur que je lui ai jeté aurait effrayé même la plus imposante des fleurs.
Ne me dérangez pas qu’hurlaient mes yeux. Allez vous-en qu’ont soufflé mes lèvres.

C’est grand le monde quand vous n’y êtes pas. Vous saviez ?
Non, sûrement pas, Vous ne vous êtes jamais ennuyé de la chaleur de votre propre corps de la même manière que moi pour vous. Alors laissez-moi vous dire que c’est vaste. Encore plus lorsque les larmes brouillent suffisamment notre regard pour qu’il ne discerne plus aucune forme.

Je n’ai pas pris de bain ce matin. Ils annonçaient de la pluie. Il a fait soleil, et pourtant j’ai cette journée comme celle qui avait été annoncée. J’ai mis un imperméable, j’ai eu mon parapluie, ouvert, dans la main toute la journée et je ne me suis jamais rendu compte que mon bras fatiguait. Il a fait chaud. Mon corps contient moins d’eau. Peut-être que ça me permettra de passer outre tout ça. Peut-être qu’on ne verra plus dans mes yeux le reflet de mon chagrin. Peut-être qu’on ne verra plus sur le bord de mes lèvres les rictus de rire qui s’en sont allés.

La vie continue qu’ils disent. Tu rencontreras quelqu’un d’autre qu’ils se permettent. Et si je ne voulais pas ? Et si je voulais que l’on me laisse choisir ce qui changera ou ne changera pas ma vie ? Et si j’aimerais que l’on accepte que mon indépendance m’appartienne. Faudra sourire aux caméras. Bientôt, mais pas maintenant. Surtout, ne change rien sur ton physique, on pourrait mal l’interpréter.

Tant pis.
Tant pis mille fois.

J’ai choisi le rouge. Juste une mèche, je vous rassure. Je sais que cette couleur vous plaît et une part de moi a l’impression de vous emporter là où mes pas me mènent. C’est peu. C’est vulgaire. C’est presque une insulte à la gigantesque place que vous occuper en mon esprit. Je suis petite face à vous. Je ne suis qu’un grain de sable face à ce séquoia qui vous représente. Je suis petite en mon âme car il manque le morceau qui permet à mon semi de germer. Il manque les minéraux. Il manque votre étreinte, votre amour.
Et le secret, c’est l’amour, toutes les grands-mères le disent.

Et ça je ne l’oublie pas. Pas plus que votre visage quand vous m’embrassiez.

J’ai frappé des rochers. J’ai hurlé. J’ai demandé à la lune quand vous reviendriez. Et le silence de la nuit m’a tuée. Dites-moi où je dois aller. Dites-moi où vous m’attendez. Je m’y rendrai. Promis. Même si ça devait prendre des années.

En attendant, il y a cette veste que j’ose porter toutes les nuits. En attendant, il y a cette mèche écarlate sur ma tempe. En attendant, il y a ces robes colorées qui restent dans la garde-robe. En attendant, je me vêts de ces tenues noires et sobres.
À quoi bon porter des couleurs si vous n’êtes pas là pour les nommer ?

Et je change lentement. Je me sens changée. Froide, inaccessible, je m’éprends de ces traits que j’ai autrefois méprisés. Et je n’y peux rien. Je n’arrive pas à le contrôler. Vous étiez ce garde-fou qui m’empêchait de sortir de la route et, en votre absence, j’ai perdu le contrôle plus d’une fois. Ce n’était pas volontaire. On a voulu franchir les limites. Je me suis braquée. Des hommes ont voulu vous remplacer, j’ai hurlé, j’ai frappé. Je me suis étranglée des larmes que je retenais et cracher le venin que je ne me savais pas posséder à leur visage. J’ai mordu un homme. Il m’a insultée. Je ne me suis même pas excusée. Je n’étais pas désolée. Je l’avais avisé que je ne souhaitais pas qu’il franchisse mon espace personnel. Ces soudains accès de courage qui avaient pu me gagner dans le passé, sur la croisière par exemple. Ils sont là presque toujours maintenant. La preuve se trouve en cette nuit : Je marche sans me soucier de qui que ce soit, de quoi que ce soit. Je marche comme si c’eût été normal de marcher à cette heure. Je n’avais pas plus peur que je n’aurais eu peur si vous étiez là.

Je crois que je m’habitue lentement à votre absence. N’allez pas croire. Vous me manquez. Vous me manquerez toujours. « La vie continue Miss. » qu’a dit mon gérant et… lentement, je commence à l’accepter. La vie continue, mais elle change. La Lyanora que vous avez connue tend à, lentement, se séparer de moi. Son sourire a quitté le premier. Suivi par son raffinement continuel. J’ai commencé à exiger des choses. J’ai commencé à faire des caprices. Je deviens cette femme que j’ai toujours craint de devenir. Une femme proche plus près de ma mère que de ma grand-mère. J’ai toujours le cœur grand. J’ai toujours envie d’aider. J’ai toujours cette candeur qui me rend si attachante… mais j’ai aussi cette noirceur. Ce désir continuel de jeter des cailloux au visage de ceux qui me manquent de respect et de ceux qui me sous-estime.

Est-ce que c’est ça grandir ? Ça fait mal de grandir. Chaque humain vit-il forcément tout ça ? Suis-je la seule ? Ai-je seulement le culot d’affirmer que je suis la seule personne suffisamment digne d’intérêt pour prétendre être la seule à subir ces aléas de la vie ? Et pourtant… je me sens bien seule.