Ah, purée, ce qu’il avait la dalle! Il donna un autre coup de pied contre le sol pour accélérer sur son skateboard, tournant furieusement à un coin de rue pour tenter de semer l’agent de police qui faisait crier ses sirènes pour le rattraper et le sommer de s’arrêter depuis qu’il l’avait aperçu dans une ruelle sombre en train de faire des graffitis sur le mur d’un hangar. Nemerya était tellement une ville dense, surtout,  qu’entre le quartier industriel et le centre-ville, quand on savait trouver les bonnes rues à remonter, ça allait plutôt rapidement.

Parlant de remonter, Kyo donna un coup sur son skateboard, le récupérant sous un de ses bras alors qu’il se mettait à courir pour monter une pente assez abrupte -et comme souhaité, il arrive pile poil en même temps que l’arrivée du bus de nuit qu’il avait l’habitude de prendre; s’y engouffra, salua le conducteur et trouva un siège tout au fond où on pourrait l’oublier. il frotta les tâches de peinture qui s’étaient formées sur ses mains; sa mère le tuerait s’il se présentait aux ateliers de danse avec une manucure qui n’était pas tout simplement parfaite. Encore heureux, dans toute cette aventure il ne s’était rien écorché!

Une fois arrivé au centre-ville, Kyo enfonce bien sa capuche sur sa tête; avec tout ça, il n’a pas pu prendre de photo de son œuvre, pas plus qu’il ne l’ait terminé. Il espérait pouvoir y retourner avant qu’un autre artiste de la cacanne ne s’y installe pour y ajouter son flair -mais après tout c’était là le gros de l’art urbain, éphémère qu’il soit. il se dirigea à la place habituelle; à cette heure, c’était la sortie officielle des bars, et donc tous les petits bourrés du coin s’amassaient autour des stands de nourriture extérieurs qui fermeraient une petite heure plus tard. Le voilà qui jette son dévolu sur un camion à taco, et commande le diablo maximus, un taco ultra épicé qui lui grillerait les papilles gustatives pour trois jours -mais il n’avait pas d’atelier de thé à donner dans les jours suivants, alors il pouvait se le permettre.

Armé de son burrito-taco-sandwich ultra épicé, Kyo pose son fessier sur un banc de parc pas trop loin, accotant son skateboard contre l’accoudoir du banc. Il prit une première bouchée, laisant une grimace s’étendre sur son faciès expressif alors que la première dose d’épices venait brûler ses papilles gustatives. Il avala; le feu se répandit dans sa gorge, puis son estomac. Une deuxième bouchée eut le luxe d’achever ce qu’il lui restait de sensation dans la bouche, et Kyo se mit malgré le froid du mois de mars à suer sous son hoodie. Quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux, et pourtant il était des plus radieux. Rien ne battait, après tout, un diablo maximus après une soirée de délit.

Il se rendit à ce moment enfin compte qu’il n’était pas seul sur son petit banc de parc; un homme y était aussi installé, en train de grailler pareillement. Eh; il fera bien l’affaire en matière de sociabilisation. Kyo se pencha pour fouiller dans son sac à dos, en sortant deux bières d’importation dont il ne pourrait de toute manière pas savourer le goût, mais qui avait un bon pourcentage d’alcool. Il tendit la première à son compagnon improvisé, un large sourire de racaille sur son visage.

« Une p’tite bière m’sieur? C’est déshonorable de boire seul, après tout »

Kyo, à cette heure-ci, il peut être parfois difficile à plaire, surtout quand il avait dû jouer la course-poursuite avec les policiers un peu zélés qui auraient a-do-rés le garder pour une nuit au commissariat, pour une fois. Ils ne faisait que leur travail; Kyo le savait, et pourtant il ne pouvait pas s’empêcher de grincer des dents quand il les croisaient, ces rabats-joies avec aucune appréciation pour le vrai art. Pourtant, si c’était la Kyo qui portait un kimono comme si c’était normal à Lumiris, cette qui tapait dans l’œil pour ses manières douces et féminines, celle-là n’avait rien contre les policiers, mais c’était sûrement parce qu’ils la laissaient tranquille. Ne parlons pas de la petite dissociation mentale qui se produisant en lui à ces moments-là; en tout cas lui, pour la protéger elle, il devait s’arranger pour ne pas se faire prendre. Pour ne pas avoir besoin d’appeler maman et de lui briser le cœur, de la faire s’inquiéter.

Parce que Kyo, c’est la personne qui voulait le beurre et l’argent du beurre, sans compromis.

Bref tout ça pour dire, ça lui fit vraiment plaisir que l’autre homme-là, il prenne la canette sans faire de chichi. Il leva la sienne bien haut en disant un petit « Kampai! » de circonstance, hochant de la tête avec entrain alors que l’autre jouait le jeu. « Très malpoli » insista Kyo en ricanant, prenant une gorgée en même temps que son invité improvisé. Il ne lui donna pas son nom, ni ne le demanda; ils resteraient probablement deux inconnus dans la nuit, et c’était aussi bien; bien peu de bonnes genses étaient encore debout à cette heure-là, et elles n’étaient bien souvent pas en train de boire et bouffer dans un parc sans égard pour l’interdiction de flâner passer dix heures. Un nouveau ricaname perce la nuit alors qu’il se redresse un peu sur son siège;

« Ouais, alors, c’est pas plus mal que ça nous laisse pas manger jusqu’au lendemain, vu qu’il risque de m’envoyer en catastrophes aux chiottes  de toute manière. Comme on dit, le neuf pousse le vieux… Mais la diablo maximum, il sort mieux tout seul.»

Un petit brin trop direct, détaillé, honnête? C’était tout à fait Kyo, ça! Et pourtant ça ne l’empêcha pas de prendre une autre bouchée de son burrito, qui, maintenant qu’il avait les papilles gustatives en feu (et tout le reste de ce qui menait à son estomac), goûtait encore meilleur. On découvrait vraiment toutes les subtilités du met, et ce goût de lime dont Kyo raffole tant.

« Moi, ce que je manigance? » fit le jeune artiste, l’air de se poser la question pour la première fois de sa (pas très) saine vie. « Rien, tout, quelque chose entre les deux, mais en tout cas comme à chaque soir, on met un peu plus le désordre dans le statu quo. » Même si la réponse pouvait sembler vague, c’était en tout cas très vrai. Un petit graffiti à la fois, un petit vandalisme ici et là, on ne pouvait pas dire que ça ne faisait de mal à personne, au contraire; fallait simplement bien choisir qui cette personne était. Apporter un peu de beauté dans un monde trop occupé pour s’en préoccuper, aussi. C’est complexe, la vie d’artiste, parfois. Au final, comme tout le monde, il se sentait dépassé par les événements et impuissant.

Peut-être qu’au fond, c’était ça qu’il protestait : l’impuissance. Alors pour se sentir en contrôle, il fuyait la police et faisait de l’art pour le simple plaisir d’en faire. « J’prend plaisir dans c’que j’fais » finit-il par dire simplement, tournait ses grands yeux expressifs vers l’inconnu, avec un peu d’espoir, comme s’il y avait un code secret à déchiffrer dedans son regard. Ah; si seulement il pouvait lui dire tout ce qu’il ressentait. À la place, il prit une autre gorgée de bière; son ventre se remplissait doucement et ça lui créait une douce chaleur qui se propageait dans ses membres. À ce temps-ci de l’année, Nemerya était encore plutôt froide, et lui n’était sorti qu’avec un hoodie et des gants de laine fine (qui servaient surtout à ne pas se salir les mains et à ne pas se blesser, soyons réalistes).

« Et vous, vos manigances vont bien, ce soir? » lui renvoya-t-il finalement. « Les honnêtes travailleurs dorment, à cette heure… ça doit vouloir dire que vous êtes pas net, non? » un autre rire, plus calme, le secoue; il se trouve très drôle, ça oui. Ça n’était pas dit sous le ton du soupçon, pas vraiment; on pouvait sentir qu’au final, Kyo n’en avait pas grand-chose à faire, que ses activités soient légales ou pas, ou honorables ou pas. Nah; tout ce qu’il voulait, c’était de partager un infime moment avec lui, un moment qu’il aurait oublié dans une semaine, peut-être. « J’aime votre chapeau » continua-t-il comme si c’était une suite très logique à la conversation, « Vous avez dégoté ça où? »

« Ouais, c’bien ce que j’ai dit » fait Kyo, un brin amusé par la semi-surprise de l’homme à ses côtés. « Vous avez pas d’petit fibre rebelle, vous, m’sieur? » s’enquit-il en le regardant faire tournoyer le liquide dans sa canette de bière. « Enfin, j’suppose que is, un peu, puisque vous êtes ici » un petit rire le secoue alors qu’il prend une autre gorgée de sa bière bien amère. Est-ce qu’il aimait le goût? Il n’en était même pas certain, à vrai dire. Mais au boulot il ne buvait comme alcool surtout que du sake ou des bières d’importation, alros ça lui faisait un gros changement et il appréciait cette phase exploratoire. Par contre ça lui asséchait la bouche comme pas possible, et avec son bourrito extra spicy, disons que ses papilles gustatives se plaignaient!

« Vous avez raison m’sieur, bien sûr » acquiesça-t-il en mimant une moue. « Mais quelque chose m’dit qu’vous êtes pas un de ceux là. Je veux dire un honnête travailleur, qui fait le genre de boulot que personne d’autre ne veut faire. Vous avez l’air… » oui, rendu là, on jouait aux devinettes. Il le regarda de haut en bas, et dit du bout des lèvres; « vous avez l’air tout droit sorti d’un roman policier! Vous êtes acteur, peut-être? » ah, mais comment il était à côté de la plaque avec ses supositions bidon. Après, vu l’heureu avancée et l’alcool ingérée, fallait pas trop en demander pour la cohérence.

« Ah bah, j’sais vraiment pas à qui vous pourriez vouloir ressembler. J’connais pas beaucoup d’mecs qui portent des chapeaux comme vous, là! C’était un personne de série télévisée peut-être? »Oui, il croyait à sa théorie de l’acteur de plus en plus, lui. « Promis » enchaina-t-il, « je veillerai jamais. Vieillir c’pour les vieux et ceux qui ont pas d’imagination, de toute manière. Et j’suis ni l’un, ni l’autre. Puis j’ai une bonne génétique, je vais probablement ressembler à un gamin pour les vingt prochaines années de ma vie »

Il s’esclaffa en se frappant la cuisse, se trouvant vraiment drôle. Oui, y’avait les gênes, et aussi sa très petite taille qui n’aidait en rien. Puis y’avait ses hobbies de petit délinquant, aussi. Allait=il continuer le skate et les graffitis même dans vingt ans? Merde- il ne savait pas s’il serait encore un homme, dans vingt ans, ou s’il aura laissé tout ça derrière lui, comme un manteau qu’on enlève pour al dernière fois. D’un coup, en pensant à ça, il se rendit triste; c’était ridicule, vraiment, mais c’était comme ça. Alors il ferma son clappait et bu en silence, comme fixant un point à l’horizon.

Kyo souriait doucement à son ainé, se laissant aller vers l’arrière pour fixer le plafond sans étoile que constituait le ciel de Nemerya. « Ah, vieillir… on a pas le choix, à un moment, je crois. Un jour je serai un parent, et j’aurai des enfants, et pour eux j ne pourrai pas me mettre dans les ennuis. Alors autant faire des bêtises maintenant. » Il croise ses bras derrière sa tête, pensif. « et vous m’sieur, avez-vous des enfants? En voulez-vous? » Sa tête s’était légèrement tournée vers lui pour le regarder, l’air étrangement plein d’espoir. C’est que Kyo adorait les enfants et, évidemment, parler de leurs petites et grandes personnalités, alors il espérait qu’on lui raconte tout d’enfants qu’il ne connaissait pas.

« Vous ne vous rappelez pas? » dit Kyo, pensant en premier qu’on le baratinait. Il s’était dit; tant pis, s’il veut garder son métier secret, c’est son affaire. « Vendeur de chapeau, oui, ça vous va bien. C’est un savoir ancestral, peut-être êtes-vous le fils d’un chapelier! Enfin, à votre âge vous devez avoir votre propre boutique. » Dit Kyo, comme si tout les adultes passés les vingt ans devaient avoir réussis leur carrière et être très populaire. Mais c’est l’inquiétude que le gagna très, très vite, lorsque l’homme commença à se demander quelle était leur discussion. Il avait clairement un problème cognitif, et Kyo ne s’y connaissait pas du tout, mais;

Il se leva et vint s’accroupir près de Nelson, au sol, pour poser sa main sur un de ses genoux et le regarder dans les yeux, comme pour y trouver quelque chose. Il dit; « Bon, M’sieur, ce serait probablement mieux de retourner à la maison? Vous savez où c’est? Je vais vous y emporter. Est-ce que vous vous sentez bien? Vous avez mal au cœur? »

« Tout le monde n’a pas le désir de devenir parent » dit-il, lui qui pourtant savait avec toute la certitude du monde qu’il serait un parent un jour. C’était le genre de chose qu’il n’avait jamais remis en question, même s’il n’était vraiment pas prêt à ça pour le moment. De toute manière, des enfants ça se fait mieux à deux, et dans sa vie il n’y avait personne d’intéressé, personne d’intéressant. C’était triste, mais c’était comme ça; Kyo avait auparavant surtout été intéressé par ses études et son art, et il ne s’était pas arrêté à penser à flirter avec des inconnus, à faire ce genre de rencontre. Puis ça devenait un peu compliqué, puisqu’il menait une double vie.

Kyo sourit doucement à l’homme à qui elle donne sur le moment et le coup de l’ébriété plus d’années qu’il n’en avait vraiment. Peu à peu ses habitudes à elle commençaient à transparaitre, sans qu’il n’en ait l’impression; ça lui venait juste comme ça, et c’était pas plus mal. Après tout ils étaient tous les deux la même personne, même s’ils avaient chacun leur manière de montrer qu’ils s’inquiétaient. « C’vrai qu’nos pokémons sont un peu comme nos enfants  »dit-il en venant caresser la tête de son magnifique Zorua. « Mais je vais vous donner raison, les Wimessir sont connus comme étant des pokémons très serviable et soigneux. Votre Sebastian, c’est bien un mâle, c’est ça? Les femelles sont très maternelles, je suppose que c’est semblable pour les mâles, à leur manière. »

« Oh » dit simplement Kyo lorsque l’adulte lui demande d’arrêter de s’inquiéter pour ses vieux os -une pique qui d’ailleurs semblait confirmer pour Kyo que Nelson avait un âge bien avancé, alors que pourtant il n’en était rien! Vingt-six ans, c’est pas la fin de la vie, là! Il n’avait que six petites années de plus que Kyo; il avait une plus grande différence d’âge avec son frère et se sœur, voir le double, même. Tout de même, le détective tente de se relever sans succès, et l’inquiétude de l’artiste revient au galop. « Votre portefeuille, monsieur » dit Kyo en tendant la main vers lui, et pour le coup il devait avoir l’air d’une vrai racaille qui voulait lui faire les poches. Mais c’était son espoir qu’il ait une carte d’identité avec adresse, genre un permis de conduire, quoiqu’il en doutait puisque son aîné lui avait laissé savoir qu’il devait rentrer en taxi. Peut-être avait-il une carte d’hôpital, un numéro de téléphone en cas d’urgence, quelque chose qui permettrait à Kyo de s’assurer qu’il rentre bien chez lui et ne se fasse pas harponner par de la vraie racaille.

« Si vous voulez » offrit Kyo, « Je vais vous chercher un autre truc à boire, pas de l’alcool hein, pour venir aider votre sang un peu. Et un autre truc à bouffer, ça vous fera du bien aussi, si vous avez encore faim »