Tu te souviens de ce temps, ce temps merveilleux où tu avais quelque part où habiter, de ce temps où tu avais une mère, une soeur, et un père, une famille unie ? Te souviens-tu de ce temps révolu où la vie avait un sens à tes yeux, où ces pupilles grises appréhendaient le monde avec une innocence pure et légitime dont tous les enfants semblent posséder le secret ? Une innocence parfaite. 

Quelque part bien enfoui dans ta mémoire déchirée, lacérée, tu as les lambeaux d'une enfance qui a bien existé. Une enfance où la vie qui se profilait semblait douce et belle. Peut-être même apaisante. Où un avenir semblait possible même. Un avenir autre que celui dans lequel tu es désormais plongée, entre deux mondes, deux existences, perdue quelque part où personne ne peut t'atteindre. Perdue dans un lieu étrange qui n'appartient qu'à toi et sans lequel tu es démunie, perdue, déchirée. Sans lequel tu n'es qu'un vulgaire pantin désarticulé qui ne peut même pas trainer sa carcasse. 

Belle vie. Douce vie. Espoir teintant les lèvres, étoiles brillant dans les yeux. Puis.
Il est parti. Ils ne s’entendaient plus. Mais tu aurais voulu qu’il reste. Il est parti avec elle. La prunelle de tes yeux. Celle avec qui tu passais tes journées, jouais, celle pour qui tu prenais plaisir à poser des questions et donner des réponses, à former la connaissance générale. Partie. Envolés. Seule avec ta mère. Oh, tu l’aimais. Mais elle ne comblait pas ta solitude, elle alla seulement combler la sienne dans les bras d’un autre pour finir par se remarier. Remplacer ton père. Oublier ta sœur. Enfin, telle était ta vision d’une enfant de huit ans qui voyait son paradis tourner au désastre. 

Horrible orage se déversant sur tes jours, tes nuits, ton être. Ce fut un déluge sur ta vie, votre vie, à ta mère et toi. Un tsunami ravageur apporté par ce nouvel être dans la famille. Tu l’aurais détesté si la peur n’Avait pas pris toute la place dans ton petit corps fragile. Son autorité n’était pas en mesure d’être défiée. Ne pas y plier entraînait des conséquences. Des nuits de larmes dans un lit autrefois apaisant, sentiments contradictoires face à l’absence de ta sœur ; douleur et manque, mais espoir et soulagement également. Tu étais perdue, incapable de comprendre comment tu pouvais faire face à autre de détresse, d’émotions, comment seulement tu pourrais y survivre. 

Te souviens-tu de ta rencontre avec Asriel ?
Cette fameuse nuit, quand les couleurs sombres et pourtant réconfortantes du crépuscule tapissaient cette chambre qui t’apparaissait comme un refuge. Tu t’étais assoupie, pleurant jusqu’à l’épuisement le plus total et sombrant dans un sommeil sans rêves. Enfin, plus tard, tu apprendras qu’il y a toujours des rêves, seulement on ne s’en souvient pas à chaque fois, mais pour l’instant, c’était un sommeil sans rêves. Et lorsque tu avais ouvert les yeux, tu avais vu cette petite forme jaune devant toi qui t’observait sans ciller, sans bouger d’un seul poil. Tu aurais pu sursauter, avoir peur. Mais la fatigue remplissait tes membres de plomb. Et puis, ta chambre se situait dans un grenier, il était ainsi logique de retrouver quelques bestioles traînant ici et là. Seulement, celle-ci semblait tout particulièrement s’intéresser à ta personne et tu t’arrachas de ce sommeil si peu réparateur pour t’asseoir sur ce lit et la regarder, cette petite forme. Tu ne t’étais jusqu’alors jamais véritablement intéressée aux pokémons. Le nom de son espèce ne t’était donc pas venu en tête en l’observant et pourtant, la bestiole semblait intriguée, et compatissante aux larmes séchées sur tes joues d’enfant. Elle s’était doucement approchée de toi, et elle avait grimpé sur tes genoux écorchés. Dans le plus grand des silences, tu l’avais dévisagé en comprenant que cette bestiole te faisait comprendre qu’elle ne partirait pas. Qu’elle resterait. Ce fut la dernière nuit où les larmes franchirent la barrière de tes yeux, la dernière nuit où tu traversais cette existence dans la plus grande des solitudes. Tu étais toujours profondément seule, tu te sentais toujours autant abandonnée, rejetée, indésirée et comme étant un monstre. Mais tu avais désormais Asriel auquel t’accrocher. Une douceur. Une présence. Pour les nuits de solitude. Les soirées si rudes. 

L’enfant d’autrefois effacé, perdu. Envolé. Tu n’étais plus un enfant et tu avais l’âge d’un enfant. Tu ne savais plus ce que tu étais, qui tu étais, mais tu n’étais plus rien de ce que ta sœur avait connu. Faut croire que les expériences changent. Ton « père » était bien autoritaire et ne supportait pas que l’on désobéisse, tu t’étais souvent exposée à des punitions strictes et sévères laissant des marques autant physiques que psychologiques. 

Tomber.
Trop.
Bas.
Abysses infinies.
Alors, tu avais décidé que tu ne voulais plus vivre sous le même toit que cet homme, ce nouveau mari, celui qui devait remplacer ton père, tu ne voulais plus vivre dans cette maison. Du haut de tes 15 ans, tu avais pris un petit sac à dos, et sur ton épaule Asriel, et le peu d’argent de poches que tu avais pu obtenir en faisant quelques travaux ici et là pour des voisins. Et tu avais pris la fuite. Tu étais partie. Dans le jargon policier, on nomme ça une fugue. Dans ton dictionnaire personnel, c’était partir à la recherche d’oxygène pour respirer. Fragments d’esprits qui tentaient de garder contact avec la réalité. Mais avais-tu seulement pris le temps de réfléchir à ce geste, et au fait qu’une presque adolescente, et bien, c’était une proie si facile ? 

Tu n’étais plus chez toi. Et tu ne le serais plus jamais. Tu connus le sommeil à même le sol et la privation de liberté, tu passas entre tellement de mains sans pouvoir te rebeller parce que certains souvenirs demeuraient dans ta tête. La seule personne ayant eu le malheur alors de se rebeller n’avait que trop mal fini. Et le bruit, la détente, demeuraient ancrés dans ta mémoire, se rejouaient sans cesse. Et une terrible nuit où le scénario allait se répéter, tu pris les ficelles. Tu en fis tes marionnettes. Tu ne réfléchissais pas, tu ne pensais pas, l’adrénaline prenait toute la place dans ton corps, dans tes veines, mais tu savais seulement que tu devais agir et tu avais laissé ce besoin urgent te contrôler. Tu étais toi-même une marionnette. 

Et puis tu courus. Tu courus longtemps. Peut-être trop. Jusqu’à ce que tes poumons menacent d’exploser. Jusqu’à ce que tout ton être soit en feu, que tes jambes ne te soutiennent plus, que l’énergie ne soit plus du tout présent, qu’un lointain souvenir et tu te laissas alors choir devant un bâtiment, dans la rue. Tu tentas de reprendre ta respiration, reprendre ton souffle. Comprendre peut-être comment tu avais pu tourner ainsi, mais cette pensée ne fut que fugace. Tu n’étais plus en mesure de te remettre en question, plus en mesure de penser que peut-être quelque chose avait provoqué un changement, tu n’avais tout simplement même plus conscience d’avoir été quelqu’un d’autre, un enfant plus joyeux et innocent. On t’avait perdue. Tu t’étais perdue dans un chemin obscur de traumatismes et d’un autre monde artificiel dont tu ne pouvais plus te passer.

un canon sur la tempe ; ton doigt sur la détente ; fais de moi ce qu’il te plaît ; 

j’ai encore le goût de nos nuits blanches sur les lèvres.

Tu fus longtemps seule. Dans la rue. Très exactement six mois. Tu te retrouvas, pendant ces longues semaines interminables, quelques jours dans un hôpital. Dommage collatéral. C’est ainsi que tu avais décidé de l’appeler. Ainsi que tu avais décidé de nommer cette forme derrière une vitre, enfant prématuré qu’on tentait de faire vivre. L’appeler ainsi était ton seul moyen de t’en dissocier, de t’en éloigner, pour ne pas tomber en pièces suite à l’action que tu t’apprêtais à faire. your hand so small held a strand of my hand so strong ; all I could do was keep believing, was that enough ?

Then you were here and now you’re gone ; i want you here ; an ache so deep that I can barely breathe  

Tu l’avais observé longtemps derrière cette barrière translucide qui vous séparait. Tu avais même posé ta main contre celle-ci avec un regard bien trop sec. Pourquoi aucune larme ne venait ? Tu n’étais plus rien qu’un jouet possédant un immense défaut de fabrication à renvoyer à l’usine, mais y’a pas d’usine pour les êtres humains. Sauf peut-être les hôpitaux psychiatriques. Dans ce cas, ces êtres cruels devraient y être envoyés. Pas toi. Toi, tu étais la victime, celle qui devait être aidée, celle envers qui on devait ressentir une compassion, mais tu rendais la tâche bien ardue. Un concentré de haine, c’était tout ce que tu étais désormais, une bombe à retardement, un poison ambulant. Enfin, normalement. Devant lui, devant cet être qui n’avait jamais rien demandé, tu n’étais qu’une carcasse vide et si désolée, un être empli de remords qui aurait voulu pouvoir changer le cours des événements, modifier l’histoire. Alors que ta main regagnait sa place le long de ton corps et que les yeux de Statitik se discernaient dans tes cheveux longs, tu t’éloignas. Pas à pas, petit à petit, tu t’en allas pour finir par franchir le portique de l’hôpital et abandonner ce nourrisson à son sort. Geste qui te poursuivra jusqu’à ta tombe. 

it's already over now

 « Ton enfant. C'est ton enfant. »  Tu t'étais tenu devant lui, droite, toujours hautaine, toujours directe et violente. Tu apprenais à cet homme que tu ne connaissais pas, qui s'était servi de ton corps pour son plaisir, ou plutôt, à qui tu avais donné ton corps sous une contrainte dont lui n'avait jamais eu conscience. Tu lui apprenais la présence d'un enfant. Tu lui apprenais Eden. Tu n'en avais rien à faire de ce mépris qu'il te crachait à la gueule, de sa méfiance, de son incapacité à te croire. Cet enfant avait ses yeux. Et tu n'aurais jamais pu oublier ses yeux.
Tu le laissais faire. Tu le laissais cracher ce dédain, tout rejeter en bloc. Ce n'était pas ton problème. « Écoute. Elle s'appelle Eden. Si tu veux être son père, elle est à l'hôpital. Si tu vas pas la chercher, c'les services sociaux qui s'occuperont de son cas. » Ta voix était froide. Sans appel. Et toi ? Ton coeur ?
Inexistant.
Tu étais brisée, intérieurement, tu mourrais.
Cet enfant était ton fruit défendu. Ton erreur et ton paradis. Eden. Tu te détestais de la laisser. De l'abandonner. Tu la détestais d'exister.

Et de retour à ce que tu as toujours connu : la misère. Un jour de plus, et une autre nuit, les journées se succédaient au même rythme alors que tu restais dans cette rue, à errer, à n’être qu’un fantôme sillonnant entre les passants sans destination prévue. Jusqu’à ce qu’il te trouve et qu’il décide de te venir en aide. Raziel avait décidé de te prendre en charge, de te traîner dans son appartement douillet et agréable, de t’intégrer dans sa vie et de t’aimer comme tu étais, de t’aimer dans toute ta toxicité. Il prit soin de toi, t’offrit de quoi manger, de quoi exister. Il était parfait, il était doux, gentil et patient. Il était adorable et toujours prêt à te venir en aide sans jamais rien te reprocher. Il était un ange tombé sur terre, mais tu avais insisté à lui trouver des défauts, à briser sa couverture, à toucher les points sensibles pour le briser parce que tu avais ce besoin que tout le monde se brise, que tout le monde souffre et soit à l’image de ton cœur lacéré. Il avait supporté, encaissé. Il avait accepté ta personnalité si horrible, avait appris à aimer le monstre que tu étais. Tu l’avais mené à sa perte. Jamais il n’aurait dû te rencontrer, t’aimer. Jamais il n’aurait dû s’arrêter devant toi dans cette rue, et te proposer un toit. Parce que ton esprit avait déraillé alors que tu conduisais son automobile et l’impact avait été si important qu’il n’en sortit ni indemne ni vivant. Tu te souvenais de ses hurlements. Tu ne parvenais pas à te souvenir pourquoi tu n’avais pas réagi. Tu n’étais qu’un cadavre animé inhumain et tous ceux qui te côtoyaient allaient finir en cendres. Après tout, tu avais mené en enfer un ange tombé sur terre. Tu n’avais jamais remis en question le nom qui lui avait été donné par ses parents. Raziel lui allait à merveille. L’ange Raziel. Clairement, lui aussi était un ange. Alors lui donner un nom d’ange était si logique. 
Et tu avais foutu un an en l'air. Un an de paradis infernal, d'enfer paradisiaque. Un an qui s'est écrasé, envolé en pièces, foutu en cendres.
Un.
An.

Cet accident vint à tellement t’étouffer que tu ressentis le besoin de fuir, d’aller ailleurs, de changer de vie, de changer d’être. Tu ne voulais plus être Ana. Tu ne voulais plus être toi-même. Alors tu parvins, avec le peu d’argent restant, et en utilisant son adresse comme lieu de résidence, à modifier légalement ton nom. Et lorsque ce fut terminé, tu fis le pouce pour aller quelque part. Où ? Cette indication t’échappait. Quelque part tout simplement. Tu ignorais la douleur prenant tout ton être provenant des côtes fracturées et de ta cheville tout simplement brisée qui se retrouvait dans une attelle. Tu avais même une canne avec toi pour t’aider à ne pas mettre de poids dessus. Ton genou aussi avait subi des dommages sans parler de ta tête et de la commotion qui venait. Mais tu n’avais pas eu la moindre considération envers les médecins et tu avais quitté contre avis médical. Tu devais fuir. Ils ne pouvaient pas te retenir. 

Devant tes yeux s’étendaient désormais une toute autre région. Ici, Ana était morte et n’existait plus. C’était Eleanore Anastasya Idrys qui respirait. 
Qui respirait jours après jours, qui explorait régions après régions. Jusqu'à arriver à Lumiris, après. Les douleurs de l'accident toujours présentes, parce que non soignées.