J'en ferais meilleur usage qu'elle, m'a-t-elle dit – je me mords la lèvre en jouant nerveusement avec le ticket safari offert par ma psy' (à l'emploi du temps trop débordé pour perdre du temps à l'utiliser, il paraît) dans ma poche. Je le devine abîmé sur les bords, froissé du temps qu'il a passé à voyager d'une poche à l'autre – parce que je repoussais à chaque fois le moment d'y aller.

Appréhension,
anxiété,
l'ordre importe peu puisqu'elles s'entraînent mutuellement l'une et l'autre – et qu'elles me paralysent sitôt qu'elles pointent le bout de leur nez.

Pourtant, aujourd'hui, j'ai cédé – difficile de savoir par quel sortilège, par quelle accalmie j'ai trouvé la force de me traîner jusqu'ici, jusqu'au guichet du Safari, Rhapsodie trottant sagement à mes côtés ; je préfère ne pas retracer le fil des déboires de mes pensées
(je sais ce qu'il se cache dans les ombres de leurs recoins dissimulés).

Peut-être un peu froid et malpoli – je déteste ça, pourtant je ne sais pas faire autrement, ma gorge reste nouée et ma voix se tait, sourire je n'y parviens même pas –, j'échange mon ticket contre cinq balls avant de m'avancer à l'intérieur.

Le nez levé vers le ciel, je plisse les yeux – le soleil, derrière les nuages gris, les rend blancs, immaculés, et leur éclat trop franc pour mes yeux clairs brûle mes rétines. Lorsque je cherche à redessiner les contours de la verdure qui m'entoure, ma vue est gâchée par les phosphènes envahissants – j'avance à tâtons, le temps de quelques pas.

J'entends les broussailles craquer sur ma gauche, et Rhapsodie tourne la tête en direction des fougères en même temps que moi. Tandis qu'il s'approche en rampant près du sol, j'avise sur ma droite une silhouette mouvante – bien humaine cette fois – et lui fait signe de ralentir le pas.

« Doucement, s'teuplait ! je souffle à voix basse, en espérant qu'il m'entendre. Je crois… Je crois qu'il y a des Pokémon, juste là. »

J'indique les buissons de mon index, avant de porter celui-ci à mes lèvres – si tu restes, tais-toi – puis de suivre les pas de mon Evoli qui s'est immobilisé, non loin de la source du bruit.

Quel abruti.

Je fais les gros yeux – comme si ça pouvait suffire à faire taire un idiot lancé dans sa connerie.
Sa voix fait s'immobiliser les broussailles, quelques secondes, comme si la bestiole tentait de deviner les intentions de ce nouvel arrivant. Puis, l'air de rien, les bruissements reprennent.
Je soupire – mi-soulagé, mi-agacé. Je m'apprête à reprendre la parole, dans une vaine tentative de raisonner l'inconnu (déjà fort irritant de sa simple présence), mais il a déjà libéré son Galekid – pire, il l'a lancé à l'attaque.

Je n'ai pas le temps d'apercevoir les détails de la masse ronde et blanche qui s'extrait des épais buissons que, déjà, sans doute effrayé, le Pokémon s'enfuit à grandes enjambées.

« Putain, t'es sérieux ? Tu soûles, mec, je t'avais dit de... »

Un bêlement.
C'était... vraiment, un bêlement ?
(D'un Wattouat à l'agonie, sans doute).

Rhapsodie s'est déjà lancé sur la trace du bruit tonitruant, et je le suis en pressant le pas – j'abandonne l'autre à quelques mètres derrière moi (qu'il se débrouille ou qu'il se casse), pour apercevoir, à l'ombre d'un arbre, un Moumouton achever sa course dans la laine d'un autre, et joindre ses bêlements à celui de son confrère.

« Je... »

...ne sais pas quoi dire ?

Je ne saisis pas bien la scène qui se déroule sous mes yeux – il me faut une dizaine de secondes, pour comprendre ce qui provoque la détresse de ces Moumoutons. Une pomme bien rouge, perchée à quelques battements d'ailes de Poichigeon au dessus de sa tête – inaccessible.

« Si tu pouvais éviter de les attaquer encore, ce serait sympa, je lance à l'autre derrière moi – sans doute poussé lui aussi par la curiosité. J'ai pas très envie de leur courir après dans tous le parc, tu veux ? »

Je m'approche de l'arbre et, du même coup, des Moumoutons qui ne bougent pas d'un pouce. Le premier ne fixe que sa pomme, le deuxième ne quitte plus la laine dans laquelle il a trouvé refuge, et qui étouffe à moitié ses bêlements insupportables – s'ils pouvaient au moins la mettre en sourdine.

« Bon sang, je vais aller la chercher vot' pomme, mais pitié, fermez-la. »

Les premières prises sur le tronc sont les plus difficiles à trouver ; les autres suivent toutes seules, et atteindre la branche convoitée est un jeu d'enfant – je n'ai rien perdu de mes longs après-midi à escalader les bois de Cimetronelle.

« Eh, toi là, si j'étais toi je m'éloignerais un peu... Ca serait dommage qu'une pomme te tombe malencontreusement sur la tête. »

Oui.
Tout à fait.
Malencontreusement.

J'avance avec précaution sur la branche, qui me paraît toutefois suffisamment solide pour soutenir mon poids – plume (faudrait pas se mentir ; une bourrasque pourrait bien me mettre à terre si je n'avais pas l'équilibre aussi sûr à l'instant où je ne touche plus terre). En ligne de mire, la pomme, tout juste au dessus de moi, presque à portée de main – et l'autre Moumouteubé qui bêle toujours à s'en briser les cordes vocales, juste en dessous (sérieux, il va pas la fermer ?).

« Ah, ah, ah, je ris exagérément, les syllabes soigneusement détachées, sans même adresser un regard à l'autre – l'abruti, le surnom est officiellement adopté. »

Enfin, j'arrache la pomme.
Juste à côté, une deuxième, plus petite – parce qu'il faut admettre, tant même, que la première pèse son poids. Puis, en prenant garde de ne pas faire de faux mouvement, je me baisse pour m'installer à califourchon sur la branche encore épaisse, et je laisse tomber la pomme la plus ronde aux pattes du Moumouteubé, qui n'attend pas un instant avant d'entamer son quatre heure – je croque un morceau dans l'autre que j'ai gardée.

Est-ce que...?

Lentement, je tire de mon sac à dos une Pokéball vide. Au pied de l'arbre, Rhapsodie s'agite – je crois tout d'abord que c'est à cause de moi, puis je remarque que l'autre Moumouton se carapate... dans les crins colorés d'un Ponyta apparu d'entre les ombres des arbres.

« Ce safari est un cirque..., je grimace, en entendant d'ici le poney hennir... euh, roucouler ? Elle a été élevée par un Poichigeon tu crois ? »

Je ricane, et puis me concentre de nouveau sur la boule de laine qui n'a – étonnamment – pas encore fini de boulotter sa pomme.
Hésitation légère, puis je lance la Pokéball dans sa direction.
Le geste est simple mais maladroit – la ball tombe au sol, à côté de la pomme entamée.

Un.
Deux.

Il s'échappe.

« Putain, t'es sérieux, Moumouteubé ? J'cède à tes caprices et toi tu m'remercies comme ça ? »

Je m'agite sur ma branche, renfrogné – un rien vexé, j'admets. Je croque encore deux morceaux de ma pomme, puis passe mes deux jambes du même côté de la branche pour me laisser tomber au sol après y avoir jeté mon sac (rien n'est fragile à l'intérieur, encore heureux). Et puis, doucement, je m'approche du Moumouton, retourné à sa lourde tâche de finir sa pomme durement gagnée, et glisse mes doigts dans sa laine épaisse.
Si elle était vivante, aucun doute qu'elle pourrait me dévorer tout entier, cette laine dont on ne saurait deviner quand elle cesse de pousser.

« Tu veux bien me faire plaisir ? »

Deuxième Pokeball, alors que le Pokémon termine tout juste sa pomme, et tandis qu'il disparaît dans le faisceau rouge, je jette un coup d'oeil à l'abruti – pour voir comment il s'en sort, avec son étrange Ponytigeon.
(Rhapsodie aussi l'observe, tête inclinée, une oreille dressée, l'autre couchée – comme si lui non plus ne comprenait plus rien à ce qu'il se passe sous nos yeux depuis moins d'un quart d'heure).

« Tu s'rais tellement fabulous à dos de Ponyteubé, je raille, en jetant un coup d'oeil à ma propre capture. »

Un...
Deux...

Trois.

La balle s'immobilise dans l'herbe,
un cliquetis retentit.

Satisfaisant.

« Enfin ! »

Je me baisse pour récupérer la Pokéball, sous l’œil curieux de Rhapsodie qui vient la renifler. Je lui accorde une caresse sur la tête, une grattouille entre les oreilles pour le rassurer – il reste mon favori, évidemment. Envers et contre tout.

À la réflexion, je ne sais pas bien si c'est hilarant ou pitoyable, que mon tout premier Pokémon capturé de mes propres mains soit aussi... aussi.

« Je l'appellerais bien Moumouteubé, mais j'imagine que ça passe moyen... T'en penses quoi, Rhaps ? Pomme, c'est mieux, pas vrai ? »

Il grogne un quelque chose d'indéchiffrable, que j'interprète comme une approbation – après tout, il pourrait bien ne pas être d'accord, ce n'est pas lui qui aura à justifier le pourquoi du comment d'un nom à la moindre présentation.

« Allez, Pomme, reviens ! »

Moumouteubé réapparaît – sans doute un rien hébété. Il me fixe, les yeux vides (et on dirait quelque chose comme un Magicarpe sans âme), et je crains un instant qu'il ne se remette à bêler. Heureusement, il n'en est rien – il baisse la tête s'en remet au fruit bien entamé que je l'ai sciemment empêché de terminer.

De mon côté, je jette un coup d’œil à l'autre reparti en quête d'un Pokémon – quelque chose d'un peu moins... rose et pailleté, j'imagine, et hausse un sourcil en suivant son regard et que le mien atterri sur un... c'est quoi, au juste ?

Un Canoireau ?

« Youhou, merveilleux, j'crois qu'on a trouvé le cavalier de la licorne fantastique ! Manque plus que le dragon et la sorcière... »

Bien sûr, je déconne,
mais remarque,
on n'est plus à ça près.

Je hausse un sourcil tandis que le silence s'allonge et se prolonge – mon regard défile d'un côté et de l'autre, du canard au crevard, du crevard au canard. Si leurs yeux lançaient des Ball'Ombre, aucun doute qu'ils seraient tous les deux pulvérisés – au lieu de quoi, la guerre froide s'étire, le moment en devient quelque peu gênant.

C'est à la fois risible et terriblement intime, ce qu'il se passe.

Même Pomme a relevé la tête pour observer la scène, et Rhapsodie s'est assis à mes pieds, tête inclinée, l’œil curieux.
Ca semble ne jamais s'arrêter.

Et puis, enfin, il fait un geste et dégaine une Pokéball, qu'il lance sur le Poké-chevalier. La balle s'agite dans l'herbe, avant de s'immobiliser tout à fait, en émettant le même cliquetis que la mienne, un peu plus tôt.

Je soupire, et mes épaules se relâchent – à croire que j'ai retenu mon souffle tout du long.

« Eh bien... C'était intense. »

Digne des plus beaux combats d'arènes diffusés à la télévision.
(Spoiler : non.)

« Je pensais pas que c'était le genre de Pokémon qui t'intéressait. – remarque, ce n'est pas comme si je savais quoique ce soit sur lui, mis à part son goût pour me contredire. Tu vas l'appeler comment ? »

Parce que, oui – le nom de son Canard-Poireau est plus important que le sien (que je n'ai toujours pas eu l'audace de demander).

Je grimace lorsqu'il rétorque, et je dois bien avouer qu'il marque un point, me forçant ainsi au silence – pour le moment. Comme pour constater ses dires, je pose les yeux sur le Moumouteubé retourné à son herbe, et je soupire – pour sûr, j'aurais sans doute pu trouver mieux...
Mais quand même – c'était le tout premier Pokémon que je capturais de mes propres mains.

... À la réflexion, je me demande s'il ne s'agit pas tout compte fait d'une circonstance aggravante de l'ordre du ridicule de la situation.
Vrai que j'aurais pu choper quelque chose d'un peu plus stylé, quand même.

J'y compte, soit dit en passant – maman doit bientôt se rendre à Fort-des-Songes, et j'ai entendu tout un tas de choses sur un Bois qui s'y trouve. D'une façon ou d'une autre, je saurai bien la convaincre de m'emmener avec elle là-bas puis de me laisser me promener seul (sans tout à fait lui dévoiler mes plans, évidemment).

« Non mais, pour de vrai, tu... »

Ah.
Mais c'est qu'il ne me calcule même plus, en fait.

Il s'est déjà éloigné – et je songe, un instant, à en faire de même.
Et puis...
Et puis, ce serait trop facile,
(et le RP serait déjà terminé).

Alors, sans plus attendre, je me lance sur ses talons, en branchant mes écouteurs à mon téléphone que je range dans ma poche après avoir lancé une playlist. J'enfile un écouteur, l'autre est glissé dans le col de mon sweat. Rhapsodie trotte à mes côtés, en reniflant les alentours, et Pomme, étonnement, n'a pas besoin d'être rappelé qu'il s'engage à notre suite (peut-être que cet abruti n'avait pas tellement tort, à propos des troupeaux...)

« Bon, bah du coup, si tu fais honneur à ton Pokémon spirituel, j'dois faire de même hein. Donc j'vais te suivre, t'en penses quoi ? »

Rictus aux lèvres – je me suis connu moins bavard,
mais il m'a cherché en premier.

« J'ai l'droit de savoir ton nom ? Nan, t'sais, histoire de pas te chercher un surnom débile quand je raconterai notre grande aventure. »