Pourquoi j'ai cliqué sur ce lien, déjà ?

Il s'agit pourtant d'une des toutes premières règles qu'un consommateur d'internet se doit d'appliquer : ne cliquer sur rien dont on ne soit pas certain de la provenance. Sous aucun prétexte.
Je m'y suis appliqué, pendant des jours – un peu plus d'une semaine.
J'ai passé mon portable et mon ordinateur sous tous les anti-virus et les cleaners possibles et imaginables du store – même un ou deux payants, pour tout avouer. Ils trouvaient tous quelque chose à redire, ne serait-ce qu'un historique ou des cookies trop surchargés, mais aucun ne parvenait à se débarrasser de ce message. Aucun, même, ne le percevait comme une anomalie à éliminer, comme un parasite à mettre en quarantaine et à déchiqueter hors du système.
Rien.
Alors, je me suis contenté de l'ignorer – mes yeux faisaient mine de ne l'avoir pas vu, je poursuivais mon chemin entre les fils de discussion de mes réseaux sociaux en tâchant de ne plus y prêter attention.
Déterminé à ne pas m'écarter du droit chemin.

Et puis, le message a changé.
J'en ai eu des sueurs froides.
J'ai voulu ignorer, encore – malgré mon sommeil perturbé et mes angoisses amplifiées. Je virais parano – le besoin irrépressible de regarder par dessus mon épaule, cette sensation dérangeante d'être suivi, d'être surveillé.
En permanence.

Et puis, et puis, ce matin, c'en était trop.
J'étais attablé, mon ordinateur portable face à moi, mes fiches de cours sous les yeux, en train de réfléchir au plan d'un commentaire de texte à rendre bientôt sur la plateforme – concentré sur mon extrait et les multiples onglets d'explications proposées en ligne.
D'un seul coup, le message était apparu – au beau milieu de l'écran.
Il me narguait – mon pire cauchemar de ces derniers jours.

J'ai vrillé – j'ai
juste
vrillé.

J'ai cliqué.

★★★
« ...A–Allen ? Je crois que… Viens voir par là. »

Ma voix était tremblante – bien plus que je ne l'aurais voulu.
Pourtant, elle était basse – comme de crainte que la barraque soit plus habitée qu'elle n'en a l'air.

J'entends ses pas qui s'approchent, mais je ne le regarde pas – je n'esquisse pas non plus le moindre geste. Mon regard, lui, est fixe – seul indicateur de ma découverte (et de sa portée inquiétante).

Devant nous, quelques marches qui se dérobent et s'enfoncent dans le sol creusé. En bas, une porte ; les griffures et les éclats qui entourent ce qui fut autrefois une serrure sont éloquents – la dernière personne qui y est entrée n'y était certainement pas invitée. Le battant est entrebâillé – laissé là, grinçant sur ses gonds,
comme une invitation lugubre à entrer.

« Tu… tu crois que…? »

Tu crois que c'est bien là qu'on avait rendez-vous ?
Tu crois que ce type a eu des ennuis, entre-temps ?
Tu crois qu'on arrive trop tard ?
Tu crois que cette histoire est bien trop grande pour nous, qu'elle nous dépasse ?

Je suis soudain mué d'une témérité qui n'a jamais rien engendré de bon dans ma vie – sinon foncer chaque fois dans la gueule du loup. Mais c'est plus fort que moi – la curiosité, pour l'instant, est encore plus forte que l'horreur potentielle
(l'idée ne me traverse pas l'esprit, à ce moment-là,
qu'on aurait pu tomber sur une scène de meurtre sanglante
ou pire encore).

Je m'enfonce dans la bouche béante de la pièce – sombre.
Je cligne des yeux, le temps de m'habituer à la pénombre ambiante – j'entends le bourdonnement des machines bien avant de discerner les appareils par millier qui jonchent le sol et tous les murs. La plupart, je n'en connais pas l'utilité – même de loin, ils ont l'air trop complexes pour que je prenne le temps de m'y pencher plus que nécessaire. Il y a des ordinateurs, plusieurs écrans et, au centre de la pièce, un établi, couverts d'outils et de matériaux laissés là, l'air simplement posés, en attendant qu'on s'y intéresse de nouveau.
Rien ne détonne vraiment – si l'on part du principe que cette cave tient lieu de laboratoire pour un savant fou, rien ne dérange, rien n'étonne.

Pourtant, c'est viscéral – l'atmosphère est pesante, l'angoisse me tord les entrailles.
Il y a comme une sensation précipitée, un sentiment d'inachevé,
comme s'il avait fallu s'arrêter brusquement au beau milieu d'une confection, tout lâcher d'un seul coup et s'enfuir avant que ne se produise un drame quelconque.

« C'est bizarre… »

Je jette un coup d'oeil à Allen – comme si c'était auprès de lui que je pouvais trouver la moindre réponse, comme s'il en savait plus que moi,
comme s'il n'était pas, lui aussi, un mioche propulsé là par hasard.
Un inconnu – seulement lié par les mêmes messages,
et le même secret.