Laissant son vélo reposer contre un mur, le petit blond s'étira longuement.
Rouler à toute allure dans les rues d'Artiesta ce soir-là avait été loin d'être de tout repos... ça ne l'avait pas du tout été, même. Deux fois plus de commandes que d'habitude, donc par définition deux fois plus de livraisons et donc, une cadence beaucoup plus accélérée pour le jeune homme dont l'endurance n'était pas non plus exceptionnelle. Et cette odeur entêtante qui s'échappait des boîtes lorsqu'il se déplaçait à vélo, portée par le vent, avait bien failli le tuer. Ce n'était pas juste, pourquoi est-ce que lui n'avait pas le droit aux pizzas ? Mais il fallait qu'il s'en contente et à la place, il préférait noyer son chagrin dans les barres de chocolat.
Il s'était arrêté non loin du parc d'attractions où s'était achevée sa dernière course et lui, son plan initiale, ça avait été de retourner chez lui, s'installer devant un bon jeu ou une série et passer la nuit à ne rien faire et à s'endormir devant la télé allumée. Mais sortir Arabesque de sa pokéball pendant qu'il se reposait quelques instants pour qu'elle puisse prendre l'air avant de rentrer avait changé la donne ; et cela faisait près d'une dizaine de minutes qu'elle fixait l'immense parc avec des yeux ronds et émerveillés. Le garçon avait essayé de l'en dissuader à plusieurs reprises mais elle refusait de l'écouter, et comme il n'avait pas le cœur à la rappeler de force, il l'avait simplement prise dans ses bras pour l'empêcher de s'enfuir sous son nez.
    Longuement, le garçon soupira. Les lieux comme ça, gigantesques et bondés de monde, ça n'était vraiment pas son truc et il détestait à peu près tout ce qui comptabilisait des sensations fortes. Donc la plupart des installations de cet endroit. Pas étonnant qu'il n'y mette jamais les pieds... Et puis, on était jamais à l'abri de se blesser dans un manège. Qu'il s'agisse d'une sécurité mal placée, d'un défaut dans une attraction... Rien n'était sûr. Et ça lui suffisait pour le dissuader d'aller essayer quoi que ce soit.
Mais ce soir-là, Arabesque était déterminée à ne pas l'écouter.
Alors, c'est avec un certain désespoir qu'il l'avait relâchée et qu'il avait fini par accepter de pénétrer dans les lieux sans vraiment le vouloir, se disant qu'une petite balade sous un ciel frai ne pourrait pas leur faire de mal avant de retourner s'isoler dans son appartement. Par contre... ce genre d'endroits, c'était là où il préférait passer inaperçu. Déjà qu'à cause de sa taille, se fondre dans la foule n'était pas toujours évident, mais là... comment rester discret ? Que ce soit la casquette bleue flashy, le polo de la même couleur, le jean un peu trop épais pour sa carrure de brindille et les mitaines, il avait le kit parfait du petit livreur de pizzas -ce qu'il était. Et dans l'impatience de sa starter, il n'avait évidemment pas pu rentrer se changer et en plus, la nuit était encore bien loin de tomber. C'était quoi, le début de la soirée, tout au plus ? Ils étaient en plein milieu de l'été, bien sûr que la fraîcheur et l'obscurité n'arriveraient pas de sitôt...
 
    En traînant les pieds, le petit blond rôdait autour des stands de nourriture et délices glacés en tout genre. En réalité, Ara n'avait pas spécialement d'attrait pour le moindre manège ; regarder les attractions de loin et s'émerveiller sur la moindre petite chose lui suffisait amplement. Quelle chance pour le garçon, qui ne serait pas obligé de se forcer à quoi que ce soit et pourrait continuer de grignoter à sa faim. Il avait commencé par une petite glace trois boules, puis une barbe-à-papa, et maintenant une gaufre toute dégoulinante de sucre et de coulis qu'il dévorait sans le moindre mal avec toute la candeur et l'innocence d'un enfant d'à peine dix ans. D'ailleurs, c'était étonnant qu'il ne prenne pas de poids avec tout ce qu'il pouvait manger et mangeait à la seconde.
Il s'arrêta d'ailleurs quelques secondes pour sortir de sa poche quelques friandises qu'il tendit à Arabesque, qui lorgnait sur sa gaufre avec envie. Elle avait à peu près le même appétit que son dresseur et pour lui comme pour elle, partager de la nourriture ne faisait absolument pas partie de leur vocabulaire. En plus, il avait déjà presque fini, ça ne servait à rien qu'il lui en donne un bout... Enfin, ça c'était ce qu'il pensait pour se déresponsabiliser de son non-désir de partager sa si délicieuse et précieuse gaufre.
    Pourtant, alors qu'il pensait être tranquille dans son coin du parc, à avancer en jetant des coups d’œil distrait aux alentours, il remarque du grabuge dans la direction où il se rend. Un gamin a renversé une femme qui a perdu ses lunettes et, de là où il est, il ne voit pas vraiment ce qu'il se passe. Autant passer son chemin, ça ne pouvait lui apporter rien de bon... Mais quelques secondes plus tard, alors que le jeune homme n'écoutait absolument rien, un nom est crié et une foule commence à se rapprocher et se tasser, emportant dans son élan le pauvre garçon qui n'avait rien demandé et sa starter complètement paniqué. Il n'avait fait que passer pourtant, et il avait même essayé de s'éloigner ! Il ne comprends même pas pourquoi toute cette agitation, d'ailleurs. Mais on le bouscule, l'écrase et il se retrouve ballotté de partout, emporté par le courant de cette marée qui anéantit complètement la moindre de ses forces et le terrasse. Et le pire dans tout ça, c'est qu'il ne peut même pas crier pour qu'on le laisse tranquille.
Presque terrorisé et sonné, il ne comprends pas du tout ce qui se passe. Il est trop occupé à imaginer dans son esprit les pires scénarios. C'était certain, il allait finir par mourir étouffé au milieu de la foule en délire, ou alors peut-être qu'on l'avait assailli pour le rouer de coups ! Mais il n'en était rien de tout ça et, d'un geste brusque, quelqu'un attrape son poignet et y passe une menotte. Ce n'était pas si horrible, en fin de com-
…
Une menotte ?
Reprenant violemment conscience comme si on lui avait tiré la tête hors de l'eau, Arya s'agite et évite de justesse un poignet qui lui fonce droit sur le visage. Il cherchait la police du regard. Qu'est-ce qu'on lui voulait ? Il avait tout payé, il n'avait rien fait de mal !

    Mais dès qu'on achève de le menotter, des caméras sont braquées sur lui... et sur la jeune femme qui se trouve à ses côtés. Il n'a qu'à jeter un coup d’œil à son poignet pour comprendre qu'il n'en portait qu'une et que l'autre était reliée à l'inconnue qui avait manqué de le frapper.  La foule s'éloigne et lui, il a encore du mal à réaliser. C'est alors qu'un homme s'approche d'eux, muni d'un micro et qu'on le filme. Et on les filme.
Mais... pourquoi ?
Qu'est-ce qu'il avait fait de si spécial pour mériter ça ?
Il ne voulait pas que sa carrière commence de façon aussi humiliante, et surtout pas si ça ne concernait pas la coordination ou la danse !
Est-ce que c'était parce qu'il était habillé en livreur de pizzas ? Est-ce qu'on voulait se moquer de lui ? Oui, c'est ça, ils étaient là pour l'humilier, il n'y avait aucun doute là-dessus.
L'homme finit par couper court à ses pensées quand sa voix résonne dans le micro, venant presque vriller les tympans du pauvre garçon. Pour le moment, il les ignore complètement, tourné vers les caméras.

-Bienvenue à la toute première édition de notre nouvelle émission, le « Menottes Challenge » ! ...On a pas trouvé mieux. Le but est simple ; deux candidats choisis complètement au hasard parmi une foule en délire vont devoir réaliser une chasse au trésor comptant diverses épreuves, le tout menottés et dans un temps imparti, avec un trésor à la clé ! Et en premiers invités, nous avons l'honneur d'accueillir nulle autre que la championne Lise Gray !

    Incertain, l'homme s'arrête quelques secondes et braque son regard sur Arya, haussant un sourcil. Il regarde alors ses collègues l'air de dire « vous vous foutez de moi ? »

-Et... un livreur de pizzas.

    En temps normal, le petit blond aurait très certainement réagi à ces paroles qui sonnaient véritablement comme une insulte à ses oreilles. Mais un nom avait fait écho dans son esprit et il n'avait pu que jeter un regard à la jeune femme près de lui.
Non, il ne rêvait pas.
C'était bien à la championne spectre qu'il était menotté, et personne d'autre.
Oh non...
S'il avait espéré rencontré un champion dans sa vie, c'était différemment et surtout pas dans des circonstances pareilles. N'importe qui rêverait de se retrouver aussi près d'une personne comme elle et il avait fallu que ce soit lui. Ça allait être humiliant pour elle. Se retrouver attachée à un pauvre livreur de pizzas habillé de manière ridicule et qui n'avait absolument rien demandé... Et qui en plus ne parlait pas. C'était sa gauche qui était menottée, en plus, et il avait eu la malchance d'être né gaucher. Bonne chance pour écrire avec son téléphone ; c'était sûr, elle allait penser qu'il lui manquait de respect.
À côté d'eux, Arabesque dévisageait le duo atypique d'un air circonspect aux côtés d'un petit germignon aux couleurs inhabituels. Les deux pokémons semblaient perdus au sujet de ce qui se passait.
Pour Arya, il n'y avait aucun doute, c'était définitivement la pire soirée qu'il avait pu passer jusque là.
L'air désespéré, il jette un regard en coin à la jeune femme qui paraît d'une humeur massacrante et baisse la tête, l'air navré et désolé. C'était la meilleure chose qu'il puisse faire, pour le moment...

    Visiblement, ce plan-là ne plaisait pas du tout à Arya.
Pour qui ils se prenaient à prendre des personnes au hasard, les menotter ensemble et les forcer à participer à une émission bidon sans même leur demander leur avis ? En plus, il semblerait que le petit blond n'avait même pas été prévu au programme. Parce que quoi de mieux que d'avoir de la visibilité garantie en incluant une championne d'arène dans son émission ? Par contre, ça, le livreur de pizzas à l'accoutrement ridicule, ça, ça n'avait pas été voulu et le garçon le voyait bien aux regards que les hommes braquaient sur lui. Et lui non plus il n'aimait pas du tout ce qui était entrain de lui arriver. Si seulement il n'avait pas bougé, on l'aurait probablement laissé tranquille...
Mais le mal était fait et maintenant, il était d'humeur massacrante. Impuissant, il ne peut qu'observer les caméramans se tasser autour d'eux, focalisant davantage leur attention sur Lise que sur lui -ce qui l'arrangeait bien, en soi. Mais il avait bien compris qu'elle n'était pas du tout venue ici pour se faire reconnaître ; ce n'était rien de complexe à deviner, elle semblait tout autant agacée que lui. Mais elle, elle était dotée de ce merveilleux don qu'était la parole pour pouvoir exprimer clairement son mécontentement !
Il soupira. Il se détestait d'être aussi vulnérable. C'était bien à cause de son mutisme que n'importe qui pouvait l'utiliser comme il le voulait, il n'avait jamais son mot à dire. Et il ne savait même pas ce qu'elle voulait dire par « monsieur le livreur muet », mais le regard qu'il lui jeta était perplexe et un peu vexé, et il voulait tout dire.

« Bien sûr que j'ai pas l'air préoccupé par la situation parce que tu l'as dit toi-même, je suis muet ! »

    Et pour lui faire comprendre cela, son regard s'affola légèrement tandis qu'il ouvrit la bouche, mimant quelques sons qui ne franchirent jamais la barrière de ses lèvres.
     Non loin de lui, une Pokéball roule alors sur le sol et le Gardevoir de la championne se manifeste, envoyant très vite valser l'homme qui se tenait trop près d'elle. Et le garçon ne put pas empêcher un rire muet de s'échapper de ses lèvres ; il était hors de lui et n'importe quoi était prétexte à moquerie. Mais cette apparition semblait cependant avoir angoissé Arabesque qui avait vu l'homme et sa caméra voler à quelques centimètres d'elle seulement et, paniquée, elle se réfugia dans les bras du pauvre garçon menotté qui soupira et lui caressa maladroitement la tête de sa main libre, lui faisant comprendre qu'il n'y avait rien de grave.
Enfin... normalement.
    Et alors qu'il s'apprête à saisir le plan du parc pour le regarder d'un peu plus près, la championne le lui arracha des mains sans la moindre pitié, lui arrachant un grognement. Aucun doute là-dessus, elle était aussi désagréable que l'avaient indiqué certains commentaires sur sa personne... Mais bon, il allait mettre ça sur le compte de l'agacement et lui laisser le bénéfice du doute pour le moment. Il avait juste à écouter ses indications et espérer qu'ils s'en sortent vite, si les responsables de cette émission les laissaient tranquilles. Ce qui n'était pas vraiment gagné puisque de plus en plus de monde se tassait autour d'eux spécialement pour voir Lise et l'étrange livreur de Pizzas qui l'accompagnait. Enfin... qui était menotté à elle. Arya sentit son cœur se décomposer en entendant certaines remarques, disant notamment qu'il était ridicule d'avoir abaissé la championne à se coltiner un pauvre gars comme lui. Pas la peine d'être aussi méchant, il n'avait rien demandé lui...

    Ce qui devint plus délicat, en revanche, c'est lorsque Lise lui demanda son nom. Évidemment qu'il allait devoir y passer, elle ne pouvait pas comprendre en une fraction de secondes qu'il était dépourvu de toute capacité de parler. De sa main droite, il sort alors son téléphone difficilement, ne se souciant pas des regards braqués sur lui, et commence à y taper quelques mots. Mais très vite, l'un des hommes en charge de cette stupide émission pose sa main sur son épaule et lui fait remarquer que le téléphone n'est pas autorisé. Le petit blond, pas franchement content de ce qui lui arrive, braque alors un regard noir et profondément mauvais sur lui.

« C'est facile de dire ça quand vous séquestrez quelqu'un qui NE PEUT PAS PARLER ! »
   
    C'était bien la première fois qu'il voyait quelqu'un être véritablement intimidé par sa personne.
    Alors, le petit blond soupire et, ignorant superbement l'avertissement de ce monstre, il tend son téléphone à Lise et lui adresse un regard navré.



   Inutile de préciser au passage que son message était plein de fautes, puisqu'il était gaucher et qu'écrire de la main droite, c'était véritablement une plaie pour lui. Lorsqu'il s'agissait de faire face aux caméramans et autres, il n'avait pas spécialement peur ; mais c'était une toute autre histoire de devoir affronter le regard de Lise Gray qui semblait posséder un bouton « mettez-moi en colère » tant il semblait facile de l'énerver sur l'instant. Et en plus, elle lui demandait à lui de l'aider à se situer sur la carte... Lui qui avait un sens de l'orientation absolument déplorable... Il fallait qu'il prenne son temps et qu'il se concentre.
Ignorant le grabuge autour de lui et les remarques acerbes de sa camarade de circonstances envers leurs bourreaux, il détaille alors plusieurs fois du regard et cette fois, il en est sûr, il sait où se situer. Peut-être parce qu'ils se trouvaient non loin d'un stand de nourriture et que c'était les seules choses qu'il savait repérer sur une carte... Il pointe alors la zone où ils se trouvent du doigt avant de regarder d'un œil mauvais les responsables de tout ce joyeux bordel. Puis, son regard s'oriente vers Lise l'air de dire « et on fait quoi, maintenant ? »
Parce que bien sûr, ces abrutis semblaient les avoir livrés à eux-mêmes. Les emplacements des diverses épreuves étaient marqués sur la carte et c'était tout, et chaque épreuve devait vraisemblablement leur donner un indice sur l'endroit où se trouvait le trésor. Vivement qu'ils y arrivent vite... A vrai dire, il se fichait bien de gagner mais finir l'émission était le seul choix qu'ils avaient.
Et il se dit alors qu'il détestait déjà le parc d'attraction et qu'il n'aurait jamais dû y mettre les pieds.