Chaque jeudi soir dans une des ruelles sordides de Voltapolis s'organise des combats pokémons particuliers. Tout le monde peut y participer, seulement faut-il repérer les affiches discrètes disposés dans la ville pour connaître le lieu de l'événement.

Personnellement, c'est mon frangin qui m'a fait découvrir le milieu. Il est là depuis un mois et connait des recoins que jamais je n'ai dégoté en moins d'un an à Lumiris – il faut dire que ça aide d'avoir des contacts douteux dans la région.

L'ambiance est beaucoup moins glauque que prévu bien au contraire : l'atmosphère est festif, les gens sont de bonne humeur et explosent de joie à chaque fois que leurs paris sont réussis. L'alcool qui coule à flot anime les esprits et la musique accompagne les plus illuminés dans leur danse transcendantale.

Quant à moi, j'ai paumé mon grand frère dans la marée humaine. Un peu pompette, je galère à rejoindre la sortie lorsqu'un homme au visage familier attire mon attention.

« heEeEeEEyY, salut bégé ! Qu'est-ce tu fiches ici !? J'ai l'impression de pas t'avoir vu depuis un bail ! »

En vérité, je galère à me rappeler de ma première rencontre avec cet individu mais le fait de croiser une personne que je connais parmi ces milliers de visages inconnus me rassure. Sans pression, mon bras passe autour de son cou en faisant attention de ne pas renverser ma bibine.

« On est d'accord qu'on s'connait ? J'ai pas l'impression de m'en souvenir clairement mais ta tête m'dit quelque chose ! Rappelle moi, c'est quoi ton p'tit nom ? »

J'approche gentiment mon oreille de son visage pour être sûre de bien entendre dans ce brouhaha assourdissant.

Le gaillard n'ose affronter mon regard, vraisemblablement gêné. Il faut dire que ce n'est pas tous les jours qu'Ilian croise Manon Dubell et je doute que son entourage habituel soit aussi tactile que moi.

Le garçon admet bel et bien que nous nous connaissons : il s'agit d'Ilian, un ami d'Unys rencontré lors des soirées où nos groupes de potes se sont côtoyés.

« Que fais-tu ici ... ? »

J'avale deux goulées de bière avant de lui répondre avec beaucoup d'enthousiasme.

«  C'est mon frère qui m'a amené ici ! Mais j'l'ai perdu donc pour l'instant je traine un peu toute seule. »

Le brouhaha rend la conversation inaudible. Agacée par le bruit ambiant et la chaleur étouffant, je saisis la main d'Ilian avant de lui proposer de m'accompagner.

«  Ça pue le Roublenard ici ! Ça t'dis pas on sort prendre l'air ? »

Sans même attendre sa réponse, j'entraîne le garçon à l'extérieur de ce trou à Rattatac.

Nous devons marcher quelques mètres pour espérer avoir un peu d'intimité. J'entraîne mon ami sur le toit de la structure : c'est un espace gigantesque avec une vue imprenable sur les étoiles. Tous les deux installés dans un coin au calme, je pose mon gobelet parterre avant de m'étirer. L'air frais de la nuit ravigote mon corps bouillonnant et me donne de l'énergie pour m'amuser jusqu'à l'aube.

«  Aaaah ! » je soupire avec aise.

Je porte une cigarette à mes lèvres avant de rendre mon paquet au jeune homme me tenant compagnie.

«  T'en veux une ? »

Une fois qu'il accepte ou non la cibiche, je m'accoude à la barrière en fumant. Tournée vers Ilian, je prends de ses nouvelles avec un grand sourire.

«  Et toi du coup, qu'est-c'tu fais ici ? J'veux dire, à Lumiris ? T'es parti définitivement d'Unys toi aussi ? »

C'est avec une certaine timidité qu'Ilian me répond. L'air pensif, il me dit que sa situation est quelque peu compliquée : désireux de s'éloigner de sa famille – exactement comme moi –, le jeune homme reste assez vague sur les circonstances de son départ. La seule chose que je sais, c'est qu'il s'est délivré de l'emprise de sa mère en partant aider tonton dans ses recherches. Apparemment, il est mal vu dans la famille d'Ilian de devenir un vagabond et pour une banlieusarde sans éducation comme moi, ces valeurs me dépasse complètement. Un rire moqueur à leur égard s'échappe de ma bouche.

« Ah les daronnes ! Elles ont de graves soucis, elles savent pas laisser leurs fils prendre leur envol mais par contre elles ont aucunes pitié à pousser leurs filles hors du nid. »

Je choppe mon gobelet pour prendre quelques goulées de bières tandis que mon ami me retourne la question :

« Et toi ? Tout va bien de ton côté ? »

Bonne question. Bon nombre de petites choses pourraient croire que je pourrais mener une vie heureuse : je suis libre, j'ai fais de superbes connaissances, j'ai maintenant des objectifs à atteindre et je suis tombée amoureuse de la région avec ses spécialités culinaires, sa population chaleureuse et ses décors naturelles extraordinaires. Pourtant, je sens qu'au fond de moi ce mal être qui me ronge depuis mon adolescence n'est toujours pas parti. Il s'accroche à moi tel un poison qui m'empêche de croquer la vie à pleine dent. Les yeux dans le vide, je finis par trouver une réponse convenable pour mon interlocuteur.

« Ouais, si on veut. C'est largement mieux qu'à Unys déjà, j'ai rencontré des gens superbes et j'ai maintenant des rêves à réaliser. »

Je tire longuement sur ma clope avant de me retourner vers Ilian, un sourire aux lèvres.

« Tu verras, les gens sont tops ici !, au même moment une bande de mec hurle comme des bœufs, Enfin ça dépend des endroits ! Ici c'est la réunion des Frisons. » je finis ma phrase sur un éclat de rire.

Commençant à vaciller à cause de l'alcool, je décide de m'asseoir en tailleur en invitant mon ami à en faire de même.

« Mais du coup, t'es là d'puis quand ici ? Ça fait un bail qu'on s'est pas capté, j'fais genre que t'es nouveau dans la région mais p'têt' que t'y es depuis plus longtemps que moi ! »

J'apprends qu'Ilian est arrivé à Lumiris il y a deçà 3 mois. Lorsqu'il m'annonce qu'il a rencontré une fille, le tonton beauf qui est en moi surgit de plus belle par un rire gras et provocateur.  

« Ah ouais ? T'as rencontré une meuf ? Elle est comment ? Gentille ? Elle est bonne au moins ? »

Je m'adosse à la barrière en fumant ma cibiche, le regard aguicheur. À l'époque, j'ai adoré taquiner Ilian le pubère timide en jugeant les fesses des inconnues passant dans la rue. Je me suis toujours dis que ça le décoincerait et que ça resserrait les liens d'amitié.  

Entre temps, le jeune homme fait une remarque :

« Par contre, cet endroit que nous sommes me fait trop penser à ce que mon père pourrait aimer. Je fais tâche. »

Je prends une bonne goulée de bière avant de renchérir :

« Tu peux pas faire tâche parmi les tâches ! Et pis j'suis sûre qu'ton daron s'rait fier de voir son fils trainer avec une alcoolo dans un ghetto. »

Je glousse de rire avant de tirer une latte, fière de ma rime digne d'une rappeuse en puissance.

« C'quoi tes rêves que tu veux réaliser ? »

Sa question m'anime de toute part : je me lève brusquement en prenant la pause, le regard très sérieux.

« Moi j'vais être CHamPIONNe de type ROCHE ! » je m'exclame en finissant par un rot discret.

Je m'empare une nouvelle fois de mon gobelet avant d'enchaîner avec un discours.

« Tout l'monde veut dev'nir champion de type Spectre ou de type Dragon parce que, je grimace pour une mimer au mieux, CHEH TROP SHTYLEY LÉ DRAGONS É LER FANTOMES, ma voix devient plus dramatique, mais PERSONNE ne pense aux types roches, PERSONNE. Ce seront toujours les éternels oubliés parce que soit disant ils ont trop de faiblesse, soit disant ils sont trop lents alors que NON ILS SONT FORTS ET MIGNONS alors moi j'veux redorer leur blason parce qu'ils méritent d'être représenté. »

Dans ma tête, mon allocution sonne cool, dans la réalité, j'en doute. Je me rasseois par terre en terminant mon verre.

« C'pour ça qu'ch'ui dev'nue dresseuse. Même si en réalité, j'tavoue que j'avais pas d'autres buts au départ que de fuir ma famille ... »

Je choppe une pokéball avant de la jeter un peu plus loin.

« Et lui c'est PP ! Je comptais le faire fight contre quelqu'un à l'intérieur du dôme. D'ailleurs les duels devraient pas commencer à tarder ... »

Je finis tranquillement ma clope, en attendant qu'Ilian finisse son verre avant de l'entraîner dans le hangar.

Ilian ne semble pas convaincu à l'idée d'aller se fritter contre des toxicos en manque de thune. Saisissant bien fermement son bras, je lui affiche un grand sourire carnassier et les yeux brillants de vie.

« Tant qu'à faire, on va l'faire ensemble ! T'es pas un Pulsar nan ? Ca s'ra ton baptême de l'air. En plus y'a les matchs duo. Fais moi confiance et finis ton verre. »

Je m'arrête un instant pour porter son verre à ses lèvres, le forçant presque à boire.

« Allez mon pote, finis ça et tu vas t'sentir pousser des ailes ! T'vas voir on va dérouiller leur tronche et s'faire un max de fric.
- Je suis juste un tout nouveau dresseur … je ne suis pas si fort que ça … ?
- Nan mais t'inquiète ! La plupart du temps, ce sont des mecs désespérés, même pas si baraqué que ça. Même avec un pokémon niveau 5 tu peux les défoncer Et pis, faut bien qu't'entraine ta bestiole et qu'tu renforce les liens nan ? C'est l'occasion rêvée pour ça! »

Je lance un regard à PP qui devine mes intentions. Déçu de savoir qu'il ne sera pas sur le ring, il préfère se taire plutôt qu'être renvoyé dans sa pokéball. Je chope une de ces sphères dans ma poche-banane avant de la présenter à Ilian.

« Pour qu'on soit au même niveau toi et moi, j'vais prendre un notre poké' ! Et tu verras, t'as pas besoin d'être fort pour gagner. Faut avoir le MENTAL ! »

Qu'est-ce qu'il t'arrive mon gars ? C'est ton père ou ta sœur qui t'a castré ? Crois moi, Manon Dubell te fera révéler la bête qui sommeille en toi. Nous avons tous cette partie sombre pleine d'envie primaire qu'on tente d'endormir tous les jours pour rester dans les rails. De temps en temps, il n'y a pas de mal à relâcher la pression. C'est ce que je veux partager avec Ilian, même si pour l'instant ce n'est pas gagné. Doucement mais sûrement, nous retournons dans l'antre des fauves.

***

L'odeur de la sueur et de la bibine me prend directement au nez. C'est à la fois écœurant et excitant : la foule est animée et l'ambiance est à son paroxysme. Sans lâcher mon pote, je l'amène avec moi s'inscrire au prochain match duo. Ensuite, je nous dégote une place avec une vue imprenable sur le podium de la mort, tout en prenant soin de commander deux verres et une barquette de frite. Trouver deux places à l'abri de la cohue n'est pas chose aisée, mais nous parvenons à nous poser sur des marches, légèrement en retrait des participants. Granbull se couche à mes pieds, surveillant d'un œil vigilant les malotrus qui oseraient s'approcher de moi.

« Tiens, t'en veux une ? » je propose une frite à Ilian avec une voix mielleuse.

Je pose la barquette de frite entre nous avant de la dévorer. Bordel, j'ai sacrément la dalle. Alternant nourriture et boisson alcoolisée, nous contemplons la bataille se déroulant sous nos yeux. Il s'agit de six hommes et six pokémons, se battant pour un pauvre bout de ficelle attachée en haut de la cage. Avec l'aide de leurs compagnons, certains parviennent à grimper mais c'est sans compter sur les autres joueurs ne laissant pas la victoire se dérober sous leur pif ! Heureusement que certains critères sont imposés : les pokémons vol sont proscrits et les bestioles ne doivent pas dépasser un certain poids et une certaine taille. Il est également interdit d'utiliser les attaques de nos compagnons sur les participants : tout se fait avec les poings, la volonté et la coopération. J'explique tout le concept à mon ami avant de le laisser souffler.

« T'as quoi comme petite beubête ? J'peux la voir ? Moi, j'te laisse la surprise sur le ring, héhé ... »

En attendant sa réponse, je décide d'ôter mon pull sous la chaleur insoutenable de la salle. Tout est prévu : mon jogging n'est pas là par hasard et sous mon vêtement se cache une brassière parfaite pour laisser ma peau respirer malgré la sueur. Je suis prête ! La fin du spectacle approche et bientôt ça sera à nous de monter sur scène. Comment te comporteras-tu à ce moment-là, Ilian ?