Assise sur l'unique chaise de mon modeste logement, en face de la vieille table où avec Ayshee, on prend la plupart de nos repas depuis notre arrivée à Lumiris, je ferme les paupières, mes mains posées sur mes jambes, les pieds profondément ancrés dans le sol.

Inspiration. Expiration.

Je souffle à intervalles réguliers en essayant de contenir la boule de nervosité logée au creux de mon estomac. Même si d'ordinaire, j'arrive à parfaitement gérer cette petite pression au niveau de mon coeur lors de divers évènements plus ou moins angoissants, là, c'est différent. C'est aujourd'hui que je passe mon premier entretien d'embauche depuis mon arrivée à Lumiris, dans un salon de thé situé à Windoria. N'ayant pas trouvé mon bonheur à Fort-des-Songes, je me suis dit que le plus simple serait de tenter là bas. La ville n'est pas trop loin, et le froid ne m'a jamais trop dérangée, je le supporte bien.

Ce boulot, dieu sait à quel point j'en ai besoin. Mes économies de ces trois dernières années ne suffiront jamais à elles seules à payer mes études et, de surcroît, mon logement. J'ai déjà eu plusieurs emploi de serveuse par le passé, et j'ai toujours fini licenciée, alors que c'est le boulot dans lequel je me débrouillais le mieux, de mon point de vue. J'ai dû écumer tous les bars et restaurants de Kickenham, comme ça. Mais à pour cet emploi, ça sera différent, et je vais y veiller personnellement. Je me relève alors, une lueur déterminée dans le regard, et quitte mon petit appartement, Ayshee sur les talons. La traversée de la piste cyclable, une fois sorties toutes deux de Fort-des-Songes et mon Absol retournée dans sa pokéball, ne nous prend guère de temps. Il nous reste ensuite seulement un peu de chemin à parcourir, et nous voilà aux portes de Windoria.

Je laisse Ayshee ressortir de sa pokéball. Ma partenaire en profite pour s'ébrouer, surprise de la fraîcheur bien plus importante ici qu'à Fort-des-Songes. Contrairement à elle, j'ai pu m'habituer au fur et à mesure du chemin. Nous pénétrons dans la ville et je balaye différentes rues, l'itinéraire pou me rendre jusqu'au salon de thé gravé dans ma mémoire depuis hier. Quand j'en aperçois la devanture, je prends conscience du noeud qui entoure ma gorge, trahissant une nervosité croissante. Je me motive à voix haute :

– Allez Zeph, ça va bien se passer. Tu es douée, tu as de l'expérience, alors il n'y a aucune raison que tu n'y arrives pas. C'est un entretien important, tu peux le faire.

Heureusement pour moi qu'à part Ayshee, personne ne me voit en train de baragouiner on ne sait trop quels mots, les points serrés et le visage tourné vers le sol. Une fois que j'ai repris un peu d'assurance, je vérifie une dernière fois que ma tenue est impeccable et que je suis bien à l'heure, puis je m'avance vers la porte. Même si l'écriteau indique que le salon est fermé, il y a de la lumière, donc le propriétaire est sûrement en train de m'attendre à l'intérieur. Je frappe donc trois petits coups, histoire de signaler ma présence, et je rentre, avec un fin sourire étirant mes lèvres, suivie d'Ayshee qui a pris une posture droite et calme. Autant qu'elle fasse bonne impression, elle aussi.

Je m'adresse alors au jeune homme qui me fait face, sans doute le propriétaire, Amaury Deltz, en m'inclinant respectueusement :

– Bonjour, vous êtes bien monsieur Deltz ? Je suis Zephyra Kromwell, je viens pour passer un entretien pour le poste de serveuse.

Après une observation rapide de celui qui va être -du moins je l'espère fortement et je ferai tout pour- mon futur employeur, je remarque que malgré son allure élégante qui dégage une aura douce et assurée, il semble aussi nerveux que moi, voire même plus, vis à vis de cet entretien d'embauche qu'il doit me faire passer. C'en est presque mignon.

Zeph, si tu commences à trouver que ton patron est mignon parce qu'il est plus angoissé que toi, tu vas le foirer, cet entretien. Concentre toi.

Il me salue donc à son tour, avec une salve de phrases courtes manquant un peu de chaleur, ce qui contraste avec le climat intérieur du salon, mais colle tout à fait avec les températures de Windoria. Il m'invite à m'asseoir, ce que je fais en délicatesse, chose rare chez moi. Je dois veiller à ce que tout soit nickel. Ne rien faire tomber, ne rien casser, ne rien abîmer. Être prudente, faire attention à tout. Cet entretien, c'est ma chance de payer à la fois mes études et mon logement, un moyen de garder de l'argent en réserve si jamais j'ai des envies futures... Bref. Ce travail, je dois l'avoir.Je n'en trouverai pas d'autre comme celui là. Il me le faut. A n'importe quel prix. Ma détermination intérieure se ravive, me rassure, me fait reprendre confiance. Je n'ai aucune raison de douter. J'ai les compétences demandées, les qualités également, et un sacré panel derrière moi. Monsieur Deltz me demande d'ailleurs de sortir les documents que je devais ramener. Nous en avions convenu ainsi, et heureusement pour moi, je ne les ai pas oubliés. Ayshee, actuellement assise à mes côtés, n'y est pas pour rien dans tout ça. Son ton froid aurait pu en faire fuir beaucoup, mais moi ça ne me dérange nullement. Son stress est plus palpable que le mien, j'imagine donc que c'est pour cela qu'il semble si frigide, non ? Et puis de toute façon, en matière d'employeur, avoir quelqu'un de froid sera la chose la plus douce que j'ai jamais eue, comparé à d'autres patrons que j'ai pu avoir par le passé.

– Oui, j'ai bien apporté les documents que vous m'aviez demandés. Je sors de mon vieux sac en bandoulière un dossier de plusieurs documents soigneusement fermé, avec des feuilles bien triées et bien classées comme il se doit. Tenez, les voici.

Je dépose le dossier juste devant lui. Sur ces feuilles sont consignés absolument tous les petits boulots que j'ai eu depuis mes dix-huit ans, allant de femme de ménage à serveuse, justement, en passant par l'aide en cuisine, bénévole pour aider à réparer les petits dégâts du quotidien, pour retrouver des pokémon égarés, et j'en passe. Ayshee était présente avec moi dès que cela était possible, et elle m'a beaucoup aidée. J'espère donc que si je suis prise, elle pourra en faire de même, ici aussi. J'ajoute alors, toujours d'une voix calme, tandis que monsieur Deltz commence à consulter mon dossier :

– Si vous avez besoin d'une précision quelconque, n'hésitez pas à me demander. Je pourrais vous éclairer sur mon parcours si vous en avez besoin.

Après tout, il y a beaucoup de choses inscrites là dedans. Mais comme j'ai enchaîné plusieurs, non, trop d'emplois de serveuse à un moment donné, il va sans doute me demander quelle en est la raison, et pourquoi je veux à nouveau postuler en tant que serveuse aujourd'hui. Je jouerai carte blanche avec lui, quoi qu'il arrive. S'il ne m'accepte pas, je comprendrais. Mais au moins, je ne vais rien dissimuler, ni sur mes qualités, ni sur mes défauts.

Je sens une légère perle de sueur couler le long de ma tempe lorsque je vois mon potentiel futur patron saisir dans ses mains délicates le dossier que je lui tends pour l'examiner avec précision, rehaussant ses lunettes à fine armature sur son nez droit. Impossible de déchiffrer l'expression concentrée qu'il arbore, si bien que je ne peux à aucun moment deviner ce qu'il pense des lignes qu'il lit, ni l'avis qu'il est, peut-être, en train de se forger peu à peu sur la travailleuse que je pourrais être en poursuivant sa lecture des feuilles qu'il a entre les mains. Pour mes précédents emplois, je n'avais été refusée qu'une unique fois pour travailler dans un magasin de fleurs. Le fleuriste, gras et bourru, n'avait même pas ouvert mon dossier. A peine j'étais arrivée pour me présenter à mon entretien qu'il m'avait méchamment renvoyée, sous prétexte que "une fausse princesse aux deux mains gauches qui veut travailler dans le milieu des fleurs, ça vendra jamais". Merci bien. Très aimable. Je crois que je ne suis plus passée chez aucun fleuriste, depuis.

Puis vient le moment où monsieur Deltz referme le dossier que je lui ai confié, rompant le silence lourd et ambiant qui s'était installé, seulement entrecoupé par les bruits de remous légers du Crémy qui se prélasse dans sa tasse de thé. Désormais, c'est l'heure des questions. L'homme me demande tout d'abord ce qui m'a amenée ici, pourquoi j'ai choisi ce salon plus spécifiquement et pas un autre. Aussitôt, mes méninges se mettent en route pour formuler une réponse adéquate. J'ai dit que je jouerai la carte de l'honnêteté, et je ne changerai pas d'avis sur ce point. J'ai besoin d'argent. Je préfère faire fonctionner les petits commerces et entreprises que les grands cafés et autres bien plus industriels qui ne sont même plus agréables. Un salon comme celui-ci est une première pour moi, et son organisation me donne envie d'y contribuer. Je veux donner le sourire aux clients, parce que c'est quelque chose qui me tient à coeur. Voilà. Je crois que c'est bon. C'est pour toutes ces raisons que je souhaite travailler ici. Il ne me reste plus qu'à formuler cela convenablement.

Tombe ensuite la seconde question. Celle à laquelle je m'attendais. Celle, également, que je redoutais. Pourquoi avoir eu autant d'emploi de serveuses en aussi peu de temps ? Parce que c'était des grands bars et cafés, et qu'à la moindre erreur, on se prenait la porte. Parce que mon paternel me blacklistait de l'endroit à chaque fois qu'il apprenait que je trouvais un nouveau poste. Avec son influence, il me faisait virer sans problème. Et comme il n'y avait pas autre chose de disponible que des postes de serveuse, je continuais d'en demander, jusqu'à ce que tous les établissements de restauration finissent par me refuser. Je crois que c'est à peu près à cette période que j'ai entendu parler de Lumiris, et donc qu'après, je suis partie en laissant tout derrière moi.

Une fois que tout est bien en ordre dans mon esprit, je réponds à l'homme qui me fait face toujours avec ce même ton doux et calme, espérant à la fois dissiper sa nervosité et la mienne :

– Si j'ai choisi le White Spring, c'est tout d'abord parce que j'ai besoin de revenus pour payer mon logement et mes études, je ne vais pas vous mentir. Alors oui, j'aurai pu prendre un autre établissement que celui-ci. Je marque une courte pause et reprends une inspiration profonde. Mais si j'ai choisi de postuler ici plutôt qu'ailleurs, c'est parce que ce salon est différent de tous les autres endroits dans lesquels j'ai travaillé. Il est particulièrement bien agencé pour les Pokémon, qui passent avant leurs propriétaires. Et ça, c'est important pour moi. Je souhaiterais donner le sourire à la fois à mes clients humains mais aussi à leurs partenaires Pokémon qui les accompagnent. Et il n'y a qu'ici que je pourrais accomplir cet objectif. Cet endroit me plaît beaucoup, alors j'aimerai vraiment y travailler, contribuer au bon fonctionnement du White Spring.

Je prends le temps de calmer les micro tremblements de mes doigts avant de poursuivre cette longue réponse qui, j'espère, pourra satisfaire monsieur Deltz, bien que je comprenne qu'il choisisse, au final, de peut-être ne pas me garder.

– La raison, plutôt les raisons je dirais, pour lesquelles j'ai cumulé autant de postes de serveuse sont ma maladresse, l'ambiance de travail plutôt déplorable pour la plupart des établissements mais aussi le fait que je me sois retrouvée renvoyée de mon travail à chaque fois que j'en trouvais un nouveau, pour des motifs divers et variés. Une personne plus haut placée souhaitait que je ne trouve plus d'emploi dans ce domaine qui pourtant me plaît, et je ne pouvais pas m'y opposer.

Et voilà. Franchise, mais sans tout de même étaler la totalité de ma vie familiale et des conflits qui y régnaient sur la table. Une franchise qui va peut-être me coûter ce poste. Mais au moins, je ne regretterai pas de ne pas avoir dit la stricte vérité dans tout ça. J'ajoute alors, le regard toujours droit et planté dans celui de mon interlocuteur :

– Je comprendrais qu'après avoir entendu cela, vous ne souhaitiez pas m'embaucher, ça serait tout à fait normal et justifié. Mais si vous choisissez tout de même de m'accorder ma chance, je vous promets que je ferai tout mon possible pour que ce salon s'épanouisse sans jamais faillir à la tâche.

Et c'est bien vrai. Je souhaite sincèrement aider et contribuer au bon développement du salon de thé. reste à espérer que je puisse avoir ma chance.

Le silence qui suit mes propos est sans doute l'un des plus angoissants que j'ai jamais vécu de toute mon existence. Je me tortille nerveusement sur ma chaise, et même quand Ayshee vient déposer le bout de son museau sur l'une de mes paumes de mains, mon anxiété ne disparait pas. J'ai vraiment peur que monsieur Deltz refuse ma candidature, après mes révélations. Mais au moins, je ne lui ai pas menti sur mes compétences et mon passif en jouant cette carte de l'honnêteté qui est à double tranchant. Si je suis prise, j'aurai tout gagné. En revanche, si je suis refusée, j'aurai au moins la fierté de lui avoir tout dit sans détour.

Soudain, il se lève subitement de sa chaise pour faire les cents pas dans une ellipse presque parfaite devant moi. Une goutte de sueur cascade le long de ma tempe puis de ma joue, suivant la trace de sa prédécesseure, tandis que mes prunelles inquiètes sont posées sur son visage en intense réflexion.

Faites qu'il m'accepte, faites qu'il m'accepte, faites qu'il m'accepte...

Je prie intérieurement de toutes mes forces pour ne pas essuyer un refus. Cela se retranscrit visuellement par mes doigts qui s'enfoncent dans le tissu de mes collants hauts et par mes paupières qui se sont closes. Je prie pour être embauchée dans ce salon de thé dont tous les attraits m'attirent. Je prie pour y travailler en tant qu'employée modèle, pour le faire vivre comme il se doit.

Et puis les pas de mon interlocuteur s'arrêtent de même temps qu'il explique qu'il ne veut pas que je sois un quelconque automate parfait en travaillant ici, mais juste moi. Je rouvre un oeil lorsqu'il ajoute dans un ton qui semble bien plus doux que le ton nerveux qu'il employait jusqu'à présent pour me dire que lui-même est très maladroit, et qu'il a bien observé que j'avais saisi ce qui était le plus important dans le salon de thé qu'il dirige. Je relève alors la tête vers son visage, illuminé d'un sourire radieux, tout en attendant le verdict final. Et puis il me tend sa main élégante, en prononçant les mots que j'espérais tout au fond de moi, même si tout mon être s'était préparé à un refus total.

"Bienvenue au White Spring mademoiselle Kromwell"

Cette phrase résonne tel un écho dans chaque recoin de mon esprit, et je ne réagis pas tout de suite. Puis mes lèvres s'entrouvrent lentement, mon visage se teint d'une expression littéralement stupéfaite, mes yeux s'écarquillent et mes joues se colorent de rose. Une exclamation de stupeur résonne dans toute la salle alors que je me lève d'un bond pour attraper sa douce main, manquant au passage de faire tomber la chaise sur laquelle j'étais assise.

– V-Vraiment ? Je veux dire, je suis vraiment engagée ?!

Mes pupilles scintillent et une euphorie totale ébranle mon corps, contrastant sérieusement avec l'attitude grave que j'avais jusqu'alors. Je n'arrive vraiment pas à réaliser que je suis prise. Que malgré ma maladresse, monsieur Deltz ait accepté de m'engager. Je n'en reviens pas. C'est... Incroyable.

– Merci beaucoup ! M'exclamé-je en m'inclinant subitement devant lui après avoir lâché sa main. Je vous promets que je ne vous décevrais pas !

J'allais tout faire pour, en tout cas. Et même si je sais que je ne peux échapper à ma maladresse, je pourrais au moins faire des efforts pour limiter le plus possible la casse et apprendre ainsi à mieux la contrôler. Prendre confiance en moi, aussi. C'est l'un de mes objectifs, après tout, en plus de celui de faire vivre le salon de thé de monsieur Deltz comme il se doit !