La danse, ces corps qui se mouvent avec une grâce éternelle, une harmonie sans pareille, comme des anges déchus qui rêvent à nouveau de voler. La musiques, avec ces mélodies entraînantes, entêtantes, dont les notes tourbillonnent à l'infini et résonnent jusque dans notre âme. La scène, cet endroit où se mêlent lumière, sueur et poussière, là où se déroulent sous nos yeux des prestations qui resteront gravées dans notre rétine, avec des chants, des voix et des silhouettes en mouvement que nous n'oublierons jamais, tant l'aura qu'elles nous laissent entrapercevoir est d'une magnificence inégalable et inégalée. J'avais oublié, tout ça. Simple spectatrice de l'ouverture du dôme concours de Fort-des-Songes, j'étais une simple spectatrice parmi tant d'autres. Il y avait foule, pour l'ouverture de ce dôme. Pour moi, c'était une première qu'assister à ce genre d'évènement, mais il me semble qu'à Lumiris, c'est plutôt chose courante que de pouvoir avoir le privilège d'admirer ce genre de prestations. Prestation d'autant plus important que c'était l'ouverture du dôme.

Quand les lumières se sont éteintes, puis rallumées, et que tout a commencé, avec ce coordinateur à la voix sublime, j'ai ressenti comme un ébranlement dans tout mon corps, jusque dans mon coeur. Cela faisait des années que je me m'étais pas rendue à ce genre d'évènement artistique, que je n'avais pas assisté à quelque chose de semblable. Mais surtout, c'était ma première fois en tant que simple spectatrice, appartenant au public formant un seul corps de soutien constitué de milliers de personnes, toutes là pour admirer et soutenir leur artiste. Une sorte d'Hexadron gigantesque et très organisé. Enfin, par moments seulement. La dernière fois, sur les planches, là bas, c'était moi. Pas cette scène-ci, bien sûr, cela semblait évident. C'était à Kickenham. La dernière prestation que j'avais réalisée. La dernière fois que j'avais enflammé les foules, avec mon duo de danse, et qu'elles avaient hurlé notre nom. La dernière fois que j'avais brillé sous les projecteurs. Ensuite, tout s'était éteint. Tout était devenu noir. J'avais disparu dans l'obscurité, abandonné la lumière, et je n'y étais jamais retourné. Cette danse, c'était ma dernière. Une dernière danse, avant que tout ne s'arrête.

Ba-boum, ba-boum, ba-boum.

Quand le rythme s'est endiablé, les battement de mon coeur, de concert, se sont accélérés et intensifiés. Mes doigts fourmillaient furieusement dans mes poches, mon torse tremblait. Une multitude de sensations que j'avais omises, qui n'existaient plus pour moi ces trois dernières années. Une connexion avec la musique et la danse que j'avais rompue, et qui réapparait là, tout à coup, comme une évidence, comme pour me faire accuser le coup d'avoir délaissé cet art qui m'était pourtant destiné, il fallait le croire, depuis la naissance. La prestation se termine en un final tout simplement magique. Les yeux plein d'étoiles, je n'ai même pas remarqué que ma respiration s'était coupée, jusqu'à ce que les lumières s'éteignent et que le spectacle soit définitivement terminé. Reprenant mon souffle de façon saccadée tandis que la plupart du public présent quitte déjà les lieux, ma tension corporelle retombe peu à peu. Mon coeur, lui, tambourine encore, mais finit également par se calmer. Il ne faut pas non plus oublier pourquoi, il y a trois ans de cela, bientôt quatre, j'ai arrêté la danse, définitivement. Une passion qui nous dévore de l'intérieur et qui finit par nous empoisonner n'est plus une passion. Une passion qui nous prend la tête et qui devient tel un couperet dans la bouche familiale n'est plus une passion. Une passion qui se transforme en fardeau et nous pèse plus que ne nous fait s'épanouir n'est plus une passion. Pour m'envoler, j'ai dû couper les liens qui me retenaient à la danse. Cela ne s'est pas fait sans sang et larmes. Mais c'était la condition pour que je puisse partir, quitter mes géniteurs qui me pourrissaient la vie, sans encombres.

Quand toute tension est retombée dans mon corps, quand mon coeur a repris son rythme paisible, je rouvre les yeux, que j'avais clos quelques minutes plus tôt. La salle est totalement vide, maintenant. Il ne reste que Nâga, mon Séviper, Ayshee, mon Absol, et moi. Si ma fidèle partenaire depuis neuf ans est déjà habituée à assister à ce genre de spectacles, puisqu'elle m'a vue danser autrefois, pour Nâga, c'est une première, vu qu'il n'est avec nous que depuis quelques jours. Et à voir l'éclat dans les yeux reptiliens du Séviper, je peux affirmer sans nul doute possible que cela lui a plu.

– Bon, je murmure avec une voix basse et rauque. Il est temps pour nous de rentrer.

Je quitte ma place et nous déambulons vers une porte non loin de la scène et des coulisses qui semble être celle de la sortie de ce chapiteau. Nous débouchons dans un long couloir, que nous traversons à pas lents. C'est étrange, il a l'air plus long que celui que nous avons emprunté pour venir assister à la représentation. Peut-être nous sommes-nous trompés de direction ? Non, c'est sans doute l'effet de la prestation qui fait que nous ne nous souvenons pas exactement de la direction par laquelle nous sommes venus. J'ai d'ailleurs jugé inutile de prendre un plan, quand nous sommes arrivés. A trois, nous devrions facilement nous y retrouver.

Un son d'abord étouffé, puis de plus en plus clair au fur et à mesure que nous progressons, parvient à mes tympans et me fige l'espace d'un instant.

Cette musique... Je la connais.

Je me mets alors à trottiner doucement, sous la stupeur d'Ayshee et Nâga, qui finissent pas me suivre en accélérant également le pas. De là, j'arrive dans un autre chapiteau, un peu moins conséquent que le premier, mais dont l'étrange spectacle qui s'y déroule y est tout aussi impressionnant. Un Dragmara donne de la voix, dans une illusion de voix humaine si parfaite qu'on croirait réellement que c'est un être humain qui chante et non pas un Pokémon. Un Lampignon se charge de la musique, avec une aisance que je n'avais jamais pu observer jusque là. Et au milieu, deux danseuses, un Flotoutan et un Lockpin, bougeant avec autant de grâce que des danseuses humaines professionnelles. Toute cette scène se reflète dans les divers miroirs présents dans la pièce, et même moi, pourtant simplement à l'entrée, j'y apparais.

Ba-boum, ba-boum, ba-boum.

La piste, gelée par le Dragmara, sur laquelle apparaît une brume et où tombent des gouttes de pluie devenues cristaux, m'appelle. Ne pas réfléchir. Y aller. Mon corps prend le contrôle, et alors que le Flotoutan et le Lockpin s'écartent pour effectuer une magnifique rotation sur eux-mêmes, j'entre dans la danse.

Telle une patineuse artistique, je glisse sur le sol gelé avec aisance, comme si j'avais fait ça toute ma vie. Je lève les bras, mon dos se cambre comme un arc, et les deux Pokémon danseuses en font de même. J'ai rejoint leur duo pour former un trio qui évolue désormais sur la piste avec une majestuosité incroyable. Je reste au centre de la scène, me déplaçant désormais dans une danse solo, tandis que le violon s'accélère. Ce solo, la dernière fois que je l'ai réalisé, c'était il y a trois ans. Ce solo et cette musique, c'étaient ceux de ma dernière danse, celle que je n'ai jamais oubliée. La Flotoutan, partie sur le gauche, exécute une attaque Surf suivie d'une attaque Cascade, s'élevant alors dans les airs, et faisant tourbillonner l'eau autour d'elle au fur et à mesure qu'elle redescend. Moi aussi, je tourbillonne, avec une énergie sans pareille. La Lockpin, à droite, a bondi également en hauteur grâce à une attaque Rebond parfaitement maîtrisée, tandis qu'un Onix aux couleurs particulières, près duquel se sont logés Ayshee et Nâga pour regarder la scène, lance une attaque Luminocanon de concert avec un Voile Miroir du Lockpin. Le chapiteau s'illumine alors, brille de mille et un éclats argentés. Pendant ce temps, après que la Dragmara chanteuse ait lancé une nouvelle attaque brume, celle-ci se condense, s'enroule autour de moi tandis que je danse. Quand je me replie sur moi-même, elle m'enveloppe dans son intégralité, tel un cocon. Puis soudain, transportée par l'eau manipulée avec brio de la Flotoutan, je m'élève dans les arts. Je me déplie et saute, pointes tendues, bras écartés, et j'atterris à nouveau sur cette eau qui m'emmène dans les airs. La Lockpin est là, avec moi. J'attrape ses douces pattes et nous tournoyons à deux, pendant que la Flotoutan nous fait redescendre petit à petit vers le sol. Le spectacle se termine par une nouvelle attaque Lance-Pluie, transformée en poudreuse par la Dragmara, et puis nous tourbillonnons, la Lockpin, la Flotoutan et moi, jusqu'à nous figer, toutes trois dos à dos, au centre de la scène, alors que le dernière note retentit.

Le Lampignon coupe la musique, la Dragmara s'est tue. Quittant chacune notre position finale, nous reprenons notre souffle, mes partenaires danseuses d'un spectacle et moi. Ayshee vient me donner un coup de tête en couinant amicalement et Nâga siffle de contentement. Je crois que cette prestation inattendue leur a beaucoup plu. Je m'empresse ensuite d'aller remercier tous les autres Pokémon présents sous le chapiteau, la respiration toujours emballée :

– Merci à tous, c'était vraiment magique. Je me tourne plus particulièrement vers la Flotoutan et la Lockpin. J'ai été ravie de danser avec vous. J'espère que ce plaisir est partagé.

A la vue de leur frimousse ravie, je pense qu'elles sont très heureuses d'avoir eu une nouvelle partenaire inattendue. Des applaudissements sortis de nulle part se font alors entendre dans le chapiteau. Je me retourne, surprise. Qui peut bien se trouver ici et avoir assisté à toute la scène ?

En voyant surgir un inconnu, celui qui est à l'origine des applaudissements sincères qui résonnent dans le chapiteau, mon cerveau me projette brusquement en arrière, à une époque où j'étais bien plus jeune. Je suis sur la scène, avec mon groupe de dans, composé uniquement de jeunes filles. Aucun Pokémon. Nos corps sont tendus, nos respirations endiablés et désordonnées à la suite de la représentation que nous venons de donner, sur cette même musique. Les yeux aveuglés par les projecteurs, la salle emplie de spectateurs qui apparaît très sombre devant nous, nous sourions à pleines dents, sans savoir vraiment à qui ni à quoi, puisque nous ne distinguons rien. Enfin, lorsque les rideaux rouges et épais se referment, nous coupant la vision de ce public qui nous ovationne, nous détendons nos muscles, baissons les bras, puis quittons notre position pour retourner dans les coulisses. Je m'assois sur le banc, délaçant mes chaussons de danse, une certaine fierté dans le regard malgré la fatigue qui bientôt risque de courbaturer mes membres. J'entends alors des applaudissements résonner partout autour de moi, mais ceux-ci sont différents. Ils ne proviennent que d'une seule et même personne, qui s'avance peu à peu pour venir vers moi.

Kieran.

Je me reconnecte brutalement à la réalité, le visage stupéfait, au moment où la Flotoutan avec laquelle j'ai dansé et tournoyé va chercher une caméra avec laquelle elle a sans doute filmé toute la prestation. Une perle de sueur cascade le long de mon front pour aller se perdre quelque part sur les planches. En clignant plusieurs fois des yeux, je reconnais enfin l'homme aux cheveux blancs avec ce tatouage si particulier sur le visage, celui qui vient tout juste de cesser de nous applaudir. C'est le propriétaire du dôme concours, le coordinateur qui a donné la prestation incroyable que je suis allée admirer il y a une heure de cela. Une heure ? Je ne sais même plus trop, en fait. Du temps s'est sans doute écoulé depuis, mais combien, ça je ne sais pas. Tout ce que je sais à cet instant précis, c'est que je suis une inconnue, restée dans son dôme après la fermeture, qui a dansé avec des Pokémon qui lui appartiennent sans trop de doute possible sans avoir été invitée à rester. Dans quoi ai-je mis les pieds sans avoir réfléchi aux conséquences ?

M'attendant à un sermon, je suis muette de surprise quand le coordinateur complimente la prestation que j'ai donnée avec ses Pokémon. Du talent. C'est ce qu'il dit. Il pense de façon honnête et véritable que j'ai du talent. Mon coeur bondit dans ma poitrine, mais je reste modeste en apparence. Une pointe d'amertume a également surgi en moi : le talent, je ne suis pas certaine de vraiment en avoir. Il y a bien des gens plus talentueux que moi, et ce coordinateur en est le premier exemple. Je ne pense pas qu'on puisse me mettre dans le même panier que des artistes qui sont de véritables prodiges avec des dons indéniables. Quand je le vois féliciter ses Pokémon avec amour, ça me rappelle qu'Ayshee et Nâga sont restés dans un coin tout ce temps, eux aussi. Les deux concernés se rapprochent tandis que je me tourne vers eux, et à en voir leur frimousse toute illuminée et les sifflements de contentement de mon récent nouveau compagnon, je crois qu'à eux aussi, ça leur a vraiment plu. Je fais un clin d'oeil discret à Ayshee, qui frotte le haut de sa tête contre ma paume tendue. Cette fois-ci, au moins, je ne lui ai pas marché sur les pattes.

Je tressaute en entendant le coordinateur parler de mon intrusion dans son dôme et du fait qu'à cette heure-ci, plus personne hormis son personnel ou ses Pokémon ne devrait être ici.

Alors ça y est ? Je vais vraiment me faire sanctionner ?

Non, toujours pas. L'homme m'excuse grâce à la passion, l'énergie et tout le dévouement que j'ai pu mettre dans ma danse, ce qui est assez ironique, quand on y pense. Car si je ne m'étais pas perdue dans le labyrinthe des chapiteaux, je n'aurai pas dansé, et peut-être que j'aurai été surprise à un autre endroit, et donc cette fois-ci j'aurai subi une sanction ou un rappel à l'ordre. Mais là, me perdre dans ce lieu précis m'a finalement sauvé la mise. C'est assez incroyable, je dois bien l'avouer. Il me tend ensuite la main et se présente. Il se prénomme Even, donc. Enfin, je me sens un peu stupide, puisque j'ai assisté à sa prestation, donc j'aurai pu retenir un minimum son nom. Heureusement qu'il me le redonne.

J'attrape timidement sa main pour la serrer avec douceur et me présenter à mon tour :

– Je me nomme Zephyra, Zephyra Kromwell. Merci beaucoup pour tous vos compliments, même si je pense que vos Pokémon les méritent bien plus que moi. Je m'incline ensuite vers l'avant, présentant mes excuses. Je suis vraiment désolée. Je sais que je n'ai strictement rien à faire ici, ni moi ni mes Pokémon, surtout à une heure si tardive et après la fermeture. En fait, j'ai assisté à votre prestation d'ouverture, et au moment de quitter la salle... Nous nous sommes perdus, moi et mes partenaires. La musique m'a conduite ici, et puis j'ai dansé, mais pardonnez moi ! Je sais que je n'aurai pas dû. Je vous présente toutes mes excuses.

Even n'a pas l'air en colère, mais je préfère m'excuser pour ma nouvelle bêtise, que je peux rajouter à la liste étonnamment longue de toutes les gaffes que j'ai déjà pu faire jusqu'à présent. La prochaine fois, je penserais à prendre un plan avant d'aller assister à quoi que ce soit. Peu importe si j'ai du talent ou si le feu de la passion brûle en moi, ça n'excuse en rien mon geste. J'espère que le coordinateur ne m'en tiendra vraiment pas rigueur.

Ce n'est pas la première fois que mon sens de l'orientation me fait défaut, ces temps-ci. Si l'on ajoute à cela mon inattention qui grimpe en flèche à chaque fois que je visite un nouveau lieu sans repérer le moindre de mes pas pour trouver le chemin du retour, cela pourrait vraiment finir par me poser problème à l'avenir. Ce manque croissant d'attention s'accompagne, et heureusement pour moi, d'une chance accrue dans les rencontres que je fais, plus ou moins fracassantes sur le moment. Je ne suis encore pratiquement jamais tombée sur une personne foncièrement mauvaise, et c'est tant mieux. Là tout de suite, ce que j'espère au plus profond de moi, poings repliés et légèrement serrés, muscles encore tendus, c'est qu'Even ne me passe aucun savon pour être restée dans son dôme sans son autorisation. Il n'a vraiment pas l'air d'avoir emprunté ce terrain vu la douce gentillesse qui émane de lui, mais je reste tout de même sur mes gardes. Il lui serait légitime de me donner une quelconque remontrance, après tout.

Les quelques mots s'échappant d'entre ses lèvres, que mon cerveau parvient plus ou moins à laisser connectés entre eux, me rassurent instantanément. La tension pesant sur mes frêles épaules se relâche, les traits de mon visage se détendent eux aussi instantanément, pour qu'une expression naturellement joyeuse vienne y reprendre sa place d'origine. En observant la complicité qu'il possède avec ses Pokémon, il n'est pas difficile de deviner qu'il les chérit par dessus tout, et que surtout le lien qui les relie à lui est profond et, pour la plupart des ses compagnons je pense, ancien. Il suffit de voir l'expérience que ses Pokémon possèdent dans le domaine de l'art, en plus des capacités qu'ils ont utilisées quand j'ai pu danser à leurs côtés. Ils ont tous dû travailler très dur pour en arriver là, tout comme leur coordinateur. La prestation d'Even à laquelle j'ai assistée me l'a, là aussi, prouvé, en plus de me rappeler le fossé qui me sépare de personnes si brillantes et besogneuses, des personnes destinées, tôt ou tard, à briller. Un chemin tortueux vers la lumière de la scène que j'ai abandonné, moi.

Le coordinateur aux cheveux blancs semble, contre toute attente, très satisfait du spectacle auquel il a pu assister. Parce que son dôme concours a été créé pour ça. Pour des gens qui ont la passion de l'art, peu importe la forme prise par celui-ci. Mais est-ce que j'en fais véritablement partie ? Après tout, j'ai tourné le dos à cette voie, il y a plusieurs années. Peut-on encore me considérer comme quelqu'un qui a la passion ? Je ne sais pas. Mais Even a l'air de le croire, lui. Et ce n'est pas n'importe quel artiste qui est convaincu que la passion brûle dans mes veines et court sous ma peau. Il me tend d'ailleurs la caméra qui appartient vraisemblablement à son Flotoutan, et dessus apparaissent les images de ce que j'ai pu donner en spectacle. Mon souffle se coupe et mes pupilles s'agrandissent.

C'est moi qui ai dansé comme ça ?

Non. Impossible. Et pourtant. Les images ne peuvent pas mentir. Je n'entends que d'une demi-oreille la recommandation d'Even, qui dissimule juste une toute légère remontrance, me disant de revenir la fois prochaine aux heures d'ouverture. Le coordinateur me confirme ensuite ce que je pensais plus tôt. Le talent n'est que la base, la passion n'est qu'une aide supplémentaire. Le reste s'acquiert par un travail long et rigoureux. Des répétitions, encore et encore. Longues, difficiles parfois. Répéter jusqu'à épuisement un mouvement unique jusqu'à le maîtriser parfaitement. C'est ce qui permet de progresser pour s'envoler dans le ciel et se rapprocher à chaque fois un peu plus des étoiles.

La Flotoutan, partie chercher des bouteilles d'eau sous la demande de son dresseur, revient m'en tendre une après avoir donné la sienne au coordinateur. Je la remercie avec un doux sourire et desserre le capuchon de la bouteille. Boire un peu ne me fera pas de mal, après l'effort que je viens de fournir. L'eau rafraîchit mon corps et me permet de me détendre un peu plus. Refermant le récipient en plastique, je ris à la remarque d'Even, qui songe à ajouter des pancartes directives dans son dôme. Effectivement, comme il le dit, ça ne serait pas du luxe. Ça évitera à d'autres têtes en l'air comme moi de se perdre entre les dômes en cherchant la sortie de la salle principale de représentation. Puis une lueur de curiosité étincelle dans son regard, une lueur qui m'est bien familière, elle aussi. Il veut savoir ce que j'ai pensé de son spectacle pour l'ouverture du dôme. Je prends le temps de m'asseoir sur l'un des bancs qu'il a indiqué et, tandis qu'il en fait de même, je réfléchis. Non, je n'ai pas oublié ce que j'ai ressenti, il y a à peine quelques heures. Joie, tristesse, un mélange d'émotions dont certaines me sont aussi familières qu'inconnues, où pour la plupart il m'est impossible de mettre un nom dessus. Fixant le sommet du dôme, la tête légèrement penchée vers l'arrière, je tente de formuler une réponse qui a du sens :

– Votre prestation... Était tout simplement magique. Bouleversante. Stupéfiante. Il m'est encore difficile de mettre des mots sur ce que j'ai ressenti en vous voyant sur scène, mais... Je marque une courte pause, cherchant la fin de ma phrase. Vous avez réussi à transmettre beaucoup d'émotions et de sentiments au public, en faisant démonstration d'un talent et d'une perfection rares. Enfin, ce n'est que mon avis ! Pour ma part, cela faisait bien longtemps que je n'avais pas assisté à une si belle représentation.

Prestance, chant, mouvements, accord avec ses propres Pokémon. Il n'y a rien à redire sur Even, il n'est pas coordinateur de Fort-des-Songes pour rien. Je crois que si j'avais pu voir quelqu'un transmettre autant de passion quand j'étais plus jeune, peut-être que mon lien avec la danse ne se serait pas rompu, peut-être même que j'aurai connu une toute autre évolution. Mais on ne peut pas changer son passé, et je n'aurai surtout pas pu changer ma famille, en ce qui me concerne. Inutile donc de ressasser tout ça. Reprenant une gorgée d'eau, je fais signe du bout de l'index à Ayshee et Nâga en indiquant l'abreuvoir, pour qu'eux aussi aillent se désaltérer un peu. Méfiante pour l'une et timide pour l'autre, ils s'approchent tout de même et finissent par boire avec les Pokémon de l'artiste.

– On voit que vos Pokémon ont passé du temps à s'entraîner, tout comme vous. J'ajoute, un magnifique sourire prenant naissance sur mes lèvres.

Il règne entre Even et ses partenaires une harmonie sans pareille. Et la vidéo filmée par la Flotoutan montre bien à quel point ses Pokémon sont eux aussi vraiment passionnés et doués dans leur domaine. Ça fait vraiment plaisir à voir.

Le coordinateur semble absolument ravi de ma réponse, ce qui me fait sourire, mes joues prenant une légère teinte rosée. Toutes mes paroles, après tout, sont venues droit de mon coeur, sans barrières ni détours, un pur éclat de franchise qui ressort telles quelles mes impressions brutes du spectacle auquel j'ai pu assister avec joie. Il m'apprend d'ailleurs qu'il est en réalité champion coordinateur, ce que j'ai plus ou moins supposé puisque les lieux lui appartiennent. Et avec un tel niveau de prestation artistique, je trouve qu'il mérite amplement son titre. Even a également un long parcours derrière lui. Il a bénéficié du soutien de ses Pokémon, de connaissances qu'il a pu se faire à Lumiris, d'amis. Tout ce que je n'ai pas encore, ou plutôt très peu, puisque je ne suis dans la région que depuis très peu de temps. Mais j'espère que moi aussi, peu importe la voie que je choisirai, je pourrais toujours compter sur le soutien de personnes nouvellement rencontrées avec qui j'aurai au préalable noué des liens. Car en ce qui concerne mes deux partenaires, je n'ai aucun doute qu'eux me soutiendront toujours. Je coule un regard en direction d'Ayshee et Nâga, qui semblent étancher leur curiosité en observant les Pokémon du coordinateur se trouvant autour d'eux. Oui. Je ne pourrais jamais douter de leur soutien. Il sera infaillible, quoi qu'il arrive.

Une famille. Voilà à quoi Even se compare, lui et sa troupe. Un éclat triste balaie un instant mon regard, avant de disparaître aussi vite qu'il y est apparu. Une famille. Je ne sais pas vraiment ce que c'est que d'avoir une véritable famille. Mon modèle, si on peut le qualifier ainsi, est biaisé. Ce n'est même pas un modèle familial, à mes yeux. Alors comment être certaine de former une bonne famille avec ses partenaires Pokémon si l'on ne sait pas à quoi doit-elle ressembler ? En me tournant vers le coordinateur, cette question brûlante sur le bout des lèvres, je me rends compte à en voir le regard aimant et paternel avec lequel il observe un à un les membres de sa troupe que j'ai tort de douter autant. Je secoue la tête, ravalant cette interrogation désormais inutile. Je n'ai pas besoin de me poser autant de questions. La famille que je formerai avec mes Pokémon, puisque je nous considère également comme appartenant tous les trois à une famille, sera à l'image que je choisirai de lui donner. En fin de compte, il m'est inutile de chercher un modèle à tout prix. Pas besoin de modèle. Nous créerons la famille que nous aurons envie de former, tous ensemble.

Je me permets de contempler Ayshee et Nâga quelques instants. L'Absol, c'est ma camarade de toujours. Cela fait neuf ans qu'on se connaît et qu'on se côtoie, et si certaines journées ne sont pas faciles, nous trouvons toujours un terrain d'entente. Neuf années déjà. Autant de temps depuis lequel je n'ai pas vu Kieran. Quand j'y repense, cela me donne l'impression que, plus qu'un cadeau d'anniversaire, il m'a offert Ayshee comme cadeau d'adieu. Parce qu'il se sentait coupable de me laisser seule aux griffes de nos géniteurs. Parce qu'il se sentait coupable de ne pas pouvoir rester et veiller sur moi. Alors il a confié cette lourde tâche à un jeune Pokémon à peine sorti de l'oeuf, qui même si elle en avait les compétences, aurait peut-être rêvé d'une autre existence que celle, compliquée, que j'avais pu lui offrir. Mais notre arrivée à Lumiris avait changé cela. Ayshee a commencé à s'épanouir, je l'ai bien remarqué. Et si elle est heureuse, alors moi aussi.

Et puis, il y a eu l'arrivée de Nâga, ce grand et majestueux Séviper que nous avons rencontré, elle et moi, lors de notre première excursion dans les bois. Si au départ je m'étais attendue à un caractère agressif et imposant, en dépit de sa carrure, Nâga était tout le contraire. Calme et doux. Timide. Il n'a pas encore pu se faire d'autres connaissances qu'Ayshee, interagir avec les Pokémon du coordinateur est pour lui une première en matière de réelle sociabilisation. Et à en voir son attitude hésitante, je pense que cette expérience ne peut lui faire que du bien.

Even m'expose alors sa vision des concours à Lumiris, qui sont différents de ceux d'autres régions, puisqu'ici dresseurs et Pokémon se produisent ensemble en totale harmonie, accroissant l'étroitesse des liens entre partenaires humains et Pokémon. C'est un regard que je ne peux que partager. Ces concours où il n'y a pas uniquement que les dresseurs ou que leurs compagnons qui se produisent sont une idée brillante qui renforce l'attrait des concours organisés dans la région. Pour tout dire, aucune autre forme de concours donnée dans d'autres régions du globe, comme à Hoenn par exemple ou à Unys, ne m'a fait réellement envie, malgré mon expérience et mon attrait pour l'art. Il n'y a qu'en arrivant ici, puis en assistant à la prestation du coordinateur aux cheveux blancs, qu'un bourgeon de désir de remonter sur scène, de peut-être m'accorder une seconde chance, en emmenant cette fois-ci avec moi sur scène mes Pokémon, est né.

Mes joues reprennent une couleur pourpre alors qu'Even me livre que si jamais je m'essaie à un concours, il serait ravie d'y assister.

– V-Vraiment ? Bafouillé-je, surprise, avant de me reprendre. Je veux dire, je serai ravie moi aussi si vous y assistiez, ça serait un grand honneur que vous veniez me voir !

Le bourgeon se fendille. Faire un concours, dans un avenir proche ? Pourquoi pas ? Et puis, qu'un champion coordinateur me dise qu'il serait ravi d'y assister, c'est un véritable honneur, plus que ça même, c'est incroyable. Je suis bien consciente que tout le monde n'a pas cette chance. Comme quoi, je ne suis peut-être pas si malchanceuse que je le crois. La chance, ça se provoque. Aurais-je donc réussi à provoquer ma chance ? Je sers mes poings avec entrain.

– Je n'ai pas encore trop réfléchi à l'idée de me préparer à un concours, à vrai dire, mais ça m'a traversé l'esprit. Et avec ce qu'il s'est passé tout à l'heure, je... Je pense que je pourrais à nouveau essayer. De remonter sur scène. Avec mes Pokémon, cette fois-ci.

Je souris à mon interlocuteur, mon coeur empli d'une douce espérance. Si jusqu'ici je n'étais pas convaincue de mes capacités, là, c'est différent. Je pense que je peux le faire, si jamais je me prépare assez pour. Non. Je peux le faire.