Le temps s’écoule, inlassablement.

Debout au milieu de la scène, les bras écartés tels les aiguilles d’une horloge, je patiente. Les yeux fermés, je laisse ma respiration se calmer, se synchroniser au son des grains de sable qui s’écoulent dans le sablier, légers comme le souffle d’air d’un papillon. Mon bras droit se relève, légèrement arrondi, finalisant ainsi la troisième position. Mes muscles sont détendus et pourtant placés avec précision. Le son du métronome résonne doucement autour de moi avant que les premières notes de piano ne se fassent entendre dans la salle. Je laisse mon corps répondre à ce signal. Bouger et se déplier au rythme de la musique. Mes pieds volent sur le plancher de la scène, cette dernière tel le cadran d’une horloge. Jamais je ne m’éloigne de ce cercle invisible qui s’étend autour de moi. Tel un mécanisme bien huilé, je danse et m’étends à l’infini. Les yeux ouverts, j’observe le monde se teinter d’un kaléidoscope de couleurs vives au moindre de mes mouvements.

Cette sensation de liberté et de légèreté est si douce, si enivrante. Je pensais avoir oublié ce que c’était de pouvoir avancer aussi spontanément, comme si rien d’autre ne comptait que cette dimension créée par la danse. Depuis des années, je la garde éloignée de moi, me refuse à la laisser approcher. Car si elle me rend libre, la souffrance des souvenirs est toujours là, s’emparant de moi avec une régularité effrayante. Ma vie a longtemps été réglée à la seconde près à cause d’elle, faisant de moi un simple automate à la fréquence parfaite, pour qui l’erreur n’était pas permise. Malgré tout, l’espace d’un instant, il m’arrive de la laisser m’emporter, m’emmener voguer sur ces souvenirs, cette époque où suivre les pas, le rythme et les mouvements, déplier mes ailes, n’était que source d’émerveillement. Jusqu’à ce que l’engrenage ne se bloque et que je me laisse enfermée dans un système rouillé et brisé. Jusqu’à ce que la sonnerie d’un réveil m’en tire brusquement et que la réalité ne se rappelle à moi.

Comme à cet instant. Où le battement d’un cœur se désynchronise de celui du métronome.

Je cligne des yeux et la scène s’évapore comme elle est apparue, emportant avec elle cette fille rêveuse et libre que j’étais il y a des années. Devant moi, la salle de danse est vide, tous les membres du club s’étant échappés pour rentrer dans leurs chambres. Seule Gene est encore là, face au grand miroir, le port de tête haut, les bras devant elle, arrondis, les jambes tendues sur la pointe des pieds. Sa position est parfaite. Seule l’oscillation légère de son corps à chacune de ses inspirations et expirations montre qu’elle n’est pas qu’une simple statue. Dans le reflet du miroir, je la vois sourire et rompre sa position. Avant qu’elle ne puisse me voir, je m’éloigne de cette image, laissant derrière moi ce souvenir vers lequel je ne cesse pourtant de revenir, tel un cycle parfait, peu importe que je veuille le fuir à tout prix.  

Le temps s’écoule, inlassablement.

Grain de sable après grain de sable. Le passé s’écrit, tel une légende qui se construit. Et, à l’instar d’une vieille horloge comtoise, possédant une clé unique capable de la faire fonctionner, c’est à moi, je le sais, de trouver celle qui me permettra de me libérer de ces souvenirs douloureux, de briser ce ressort qui me retient encore en arrière, comme un coucou mal réglé. En attendant, j’avance dans ce couloir, m’éloignant de la salle de danse où ma sœur embrasse son propre passé, construisant son avenir comme elle le souhaite, et j’ai ce désir enfoui, d’un jour, parvenir à la prendre comme exemple.

Champ lexical "Horloge":