Imaginez un poulet.
Le poulet le plus vicieux, le plus pugnace que vous puissiez imaginer.

Imaginez le gonfler ses plumes. Imaginez le crier.
— Kwaaak !
Vous rigolez ou quoi ? Plus fort.
— KwaaaAAAAaaaak !
PLUS FORT.
— KWAAAK !!
C’est mieux.

Terminant de bastonner de ses ergots un Abo qu’il avait déniché dans les fourrés, la créature des enfers tourna le bec vers son prochain défi.
Il en piaffait déjà d’impatience : la “bonne poire qui lui donnait à manger” avait passé toute la matinée à lui expliquer la suite des événements. Qu’un combat titanesque l’attendait. Que l’enjeu de cette bataille dantesque et que le sort de millions de poussins reposaient sur ses seules plumes. Qu’il était le héros, le protagoniste de cette histoire.

Sans plus attendre, il s’élança.
Banzai le poulet était sur les sentiers de la guerre.
D’un pas conquérant, et d’un coup de boule sonore, il écarta les portes de l’arène.

La championne Acier n’avait qu’a bien se tenir.
— KWAAAK !!

***

La “bonne poire qui lui donnait à manger” s’appelait Astelle.
Et c’est la boule au ventre qu’elle relisait les notes qu’elle avait pris sur son pokématos.
Est-ce que tout était prêt…? Elle avait passé toute la matinée à vérifier la condition de ses pokémons, à prendre le temps de convenir avec eux de signes et de discuter stratégie. Cependant, sa nervosité n’avait pas diminué pour autant…

Les souvenirs de son dernier match d’arène la hantaient.
Cet affrontement tourné en spectacle et en dérision, pour le plaisir du public et l’amusement du champion local. Sa passion sincère et son acharnement accueillis avec l’indulgence bonhomme qu’un adulte témoigne pour la futilité des jeux d’un enfant. Elle s’était faite ridiculiser par leurs différences de niveau respectives.
Et si la colère et la honte qui la poursuivaient depuis cette expérience s’étaient taries… sa peur demeurait vive et poignante d’être rabaissée de nouveau.

La façade du dôme d’acier brillait d’un éclat intimidant sous le soleil.
Astelle Dumas se sentait toute petite, aujourd’hui. Ses préparatifs, nerveux et frénétiques, n’étaient rien qu’une façon de tenir la bride à ses angoisses. Se mordant la lèvre, la jeune fille voulut faire un dernier point avec ses différents pokémons.

Draco-senpai, enroulé en écharpe autour de son cou, qui cherchait à l’apaiser en lui frictionnant gentiment la nuque de ses écailles ventrales.

Dracaufeu, que les battements d’ailes sonores maintenaient en plein ciel, dardant un regard arrogant sur sa dresseuse en contrebas.

Golemastoc, immobile et mutique, pareil à une statue d’argile blanche, qui n’attendait que son commandement pour s’animer à nouveau.

Pyrobut, assis tranquillement pour terminer sa part de tarte à la carotte. D’ordinaire énergique et farceur, il tâchait de rester sage aujourd’hui : pour ne pas stresser davantage sa petite-grande-soeur.

Krakos, nerveuse et inquiète, suivant Astelle à la trace, et se retenant à grand peine d’interrompre ses préparatifs pour l’apaiser et la serrer tendrement entre ses tentacules.

Et finalement…

Oh, ciel.
Où était Banzai ?

A peine la jeune fille se posa-t-elle cette question que l’écho d’un choc métallique retentissant se réverbérait depuis les portes de l’arène. Ouvrant de grands yeux effarés, Astelle récupéra ses pokémons puis se mit à courir de toutes ses forces.

C’est en catastrophe qu’elle franchit l’entrée de l’Arène Acier en criant : “Veuillez excuser mon poulet !”
Mais il était déjà trop tard.
Il grimpait déjà les marches qui menait au trône de la championne.
En aiguisant ses serres. En piaffant de défi.
Banzai le poulet se jetait sur Lauriane !

Au terme d’une habile réception aérienne : le Ténéfix de la championne lui retourna son poulet ! Une passe qui éveilla tout de suite les instincts de joueuse de baseball d’Astelle. Grimpant les marches d’escaliers quatre à quatre, la jeune fille conserva les yeux rivés sur la baballe belliqueuse, puis sauta pour s’emparer du poulet qui déployait vainement ses ailes et son courroux !
— Je te tiens !
— KWAAAK !! protesta Banzai, mais sans attendre, la petite postière préleva une poignée de poffins de sa besace, qu’elle fourra aussitôt dans le gosier de la créature infernale !

Voilà qui lui clouerait le bec !

Le visage livide, et serrant le petit poulet bouffi tout contre son cœur, Astelle se tourna vers la championne en s’inclinant tout bas.
— Je suis vraiment désolée !
Oh là là... ce n’était pas des façons de commencer un match d’arène.
Astelle était catastrophée. Crispée sur sa baballe-de-plumes, et rejouant le contenu de cette entrée en scène désastreuse dans son esprit, c’est à peine si elle entendait les paroles rassurantes de la championne. Comme un petit automate, la jeune fille se redressa tandis que Lauriane confirmait son identité et lui faisait bon accueil.

— Tu dois être Astelle ? Je t’attendais. Bienvenue !

— OUI-C’EST-MOI-ASTELLE-DUMAS-DE-KISHIKA-18-ANS-UN-BADGE-ET-UN-RUBAN-EN-COUPLE-ET-AU-CHÔMAGE, répondit-elle sans respirer, pratiquement au garde-à-vous, et sans réaliser qu’elle livrait probablement un peu trop d’informations.

A cet instant, il y avait comme un grand vide dans les yeux d’Astelle.
Le signe qu’un engrenage s’était grippé sous sa casquette.

Les petits rouages de son cerveau ne tournaient plus.
Et sa petite frimousse expressive avait choisi de traduire ce moment de vide cérébral par une mimique qui lui donnait un air à la fois pétrifié et béat.

— Et ne t’en fais pas pour l’attitude de ton Pokémon. Il n’y a pas eu de mal, tenta gentiment de la rassurer la championne, mais à en juger par l’absence complète de réaction du challenger… ce n’était pas très efficace.

De son côté, mâchonnant ses poffins d’un air chauvin, Banzai continuait de guetter Lauriane de son regard de poulet farci : une expression vive et acérée qui promettait à son adversaire mille souffrances et prostrations, et ce, dès la fin de son casse-croûte.

”Regarde-moi bien.
Je vais te KWAAAK, toi, et puis toute ta famille.”

— Tu me connais peut être déjà : je suis Lauriane, reprit la dresseuse, comme pour essayer de graisser un peu les rouages cérébraux de son jeune challenger, la championne de cette arène. Si tu me le permet, avant de commencer, j’aimerais te poser quelques questions sur les raisons de ta venue. Tes réponses m’aideront à aborder notre combat de la façon la plus appropriée. J’aimerais savoir pour quelles raisons tu as choisi cette arène parmi les autres, ce que tu viens y chercher, et ce que tu attends de moi aujourd’hui.
Tout au long de ce préambule, les méninges d’Astelle commencèrent effectivement à redémarrer.
Et elle affichait cette expression trop universelle de l’élève prise en faute, qui semblait dire : damnation, une interro surprise !
Allons ! Il fallait qu’elle se concentre.

Pourquoi était-elle venue ici ?
Pour remporter un deuxième badge. Pour ne pas rester inactive plus longtemps. Parce qu’elle avait déjà passé trop de journées à fainéanter devant la télévision et que ses parents commençaient à râler. Oui, tout ça était bien vrai. Mais… pourquoi ici ? Pourquoi l’Arène Acier, parmi tant d’autres ? Répondre que c’était l’arène la plus proche de sa maison lui traversa rapidement l’esprit. Ce qui n'était pas une bonne idée. Tout comme dire qu’on pouvait y venir en bus, contrairement à l’Arène Plante que Hayato avait planquée au fin fond de la jungle. Ça non plus non. Et avouer que personne n’ayant envie d’aller voir ce gros bourrin de Bunji de toute façon, c’était clairement Sunyra le meilleur plan dans les environs. Autant de réponses que Lauriane ne risquait pas beaucoup d’apprécier.

Ses lèvres serrées en un pli nerveux.
Ses yeux tournés honteusement vers le sol.
Astelle se sentait un petit peu perdue…
— Je n’y ai pas beaucoup réfléchi, s’entendit-elle confesser à voix-basse.
Ses paroles s’écoulaient lentement. Mais avec la lenteur caractéristique de la sève qui coagule.
La lenteur d’une idée qui se développe, d’une vérité qui se cristallise.
— Je crois que j’avais peur de venir… continua-t-elle, le regard fuyant, et si je suis ici plutôt qu’ailleurs, c’est peut-être juste parce que c’est l’endroit qui m’inquiète le moins.
Hmm ? Soyons bien clair, elle n’était pas du tout en train de dire que Lauriane était la plus nulle de toutes les championnes d’arènes de Lumiris. Non, Astelle exhumait lentement ses pensées, et son raisonnement n’en était encore qu’à ses balbutiements. Sa voix, d’ailleurs, s’était faite plus songeuse. Et signe de son inquiétude : elle tenait son poulet étroitement pressé contre sa poitrine, comme un bouclier-de-plumes-véhément. Comme un rempart dressé pour ne pas affronter en face le défi que la championne représentait, tandis que ses mots fuitaient craintivement des meurtrières.
— Peut-être parce que le dernier match ne s’est pas bien passé. Peut-être parce que je me sentais humiliée qu’on me donne un badge sur une défaite. Peut-être…
Fouillant d’une main dans sa besace, la jeune fille en extirpa un petit badge brillant, qu’elle présenta à la championne.

Peut-être… parce que vous aussi, vous avez perdu contre elle.
Que j’ai pensé que vous comprendriez ce que je ressens.
Que ça vous rapprocherait un petit peu de moi...

Des paroles qu’elle ne trouva pas le courage de libérer.
Qui restèrent coincées, comme des boules de plomb, tout au fond de son estomac.

…mais tandis qu’elle contemplait timidement la championne, par-dessus son petit poulet gavé de poffins, Astelle se rendait bien compte de sa bêtise. La dresseuse accomplie qu’était Lauriane Feroë n’avait absolument rien en commun avec une débutante de son acabit.
La question que lui posait la championne lui semblait d’autant plus douloureuse.
Que faisait-elle ici ?

Une impulsion de s’enfuir en courant la traversa.
Mais avant même qu’elle ne puisse bouger…
…Banzai le poulet – ayant terminé son en-cas – goba le petit badge brillant d’un coup de bec bien placé !
— AAAAAAHHHHHHH !? s’écria la petite postière, en état de choc.
Elle tâcha bien de secouer l’affreux poulet, mais il était trop tard ! Celui-ci avait déjà dégluti et le badge Ruche reposait désormais – en compagnie des poffins – au creux de son estomac !
— Il a mangé le badge ! continua-t-elle en remuant frénétiquement le gros poulet. Qu’est-ce que je vais faire !? Et pour le défi !? Et aux yeux de la ligue ? Est-ce que ça compte encore ? Est-ce que je retombe à zéro badge maintenant !? Et s’il ressort plus tard en faisant popo, est-ce que je pourrais quand même l’utiliser !?

Pas de drames à l’horizon. Banzai le poulet se sentait un peu ballonné.
Il irait juste faire un gros popo tout à l'heure.

Aussi, la conversation reprit son cours entre la championne et son challenger.
Silencieuse et respectueuse, la jeune fille prêtait une oreille attentive aux propos de son aînée (tout en secouant son poulet, la tête vers le bas, de temps en temps). Comme l'expliquait Lauriane, les notions de victoire et de défaite étaient promptes à torturer les jeunes esprits, surtout dans le milieu de la compétition.
Astelle n’était pas différente… et une tempête couvait dans ses yeux clairs.  
— Ça ne vaut rien, d’être une perdante glorifiée.
Des mots bien rudes pour un visage si innocent. Regrettant aussitôt d’avoir laissé sa pensée lui échapper, la petite postière se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
— Pardon… chuchota-t-elle ensuite, le menton baissé.
Ce n’était pas une façon de répondre à une championne qui prenait gentiment le temps de vous instruire… mais c’était malgré tout la vérité sur son état d’esprit. Qu’importe qu’on “reconnaisse votre valeur”, si au moment idoine, vous êtes incapable de triompher. A quoi bon “faire ses preuves” à travers une succession d’échecs ?
A la Centrale aussi, Astelle avait “fait ses preuves”. Elle n’avait pas démérité, oh que non. Au sein du groupe de volontaires assignés à la salle des communications, elle avait brillé, plus radieuse qu’une étoile.

Et alors quoi ? Ses succès ne valaient rien, ils avaient été balayés d’un revers de main par Diomède. L’Admin Mistral les avait tous ridiculisés, prenant la fuite après s’être joué d’eux. Quelle valeur donner à cette défaite ?
A la lumière de ces événements, qu’était la leçon de Yokoss sinon une preuve supplémentaire de son inutilité ? Qu’était-ce, sinon le rappel cuisant qu’en dépit de ses efforts, de sa bonne volonté et de toute son intelligence : elle échouerait toujours au moment décisif.

La jeune fille serra plus étroitement son poulet contre son cœur.
Le regard bas et ombrageux, les lèvres pincées, elle ne fit pas durer cette conversation plus longtemps.
Pour elle, les paroles melliflues de Lauriane étaient pareilles à ces histoires nocturnes, riches d’enseignements, dont on berçait le sommeil des enfants.
…mais cette enfant-ci avait grandi trop tôt, et elle remettait en cause le bienfondé des propos de ces adultes, qui voulaient l’endormir. Ayant vu tous ses principes d’écoute, de tolérance et de compassion foulés aux pieds par ses ennemis, la gentillesse n’était déjà plus le moyen de se faire entendre d’Astelle Dumas.
— Je te propose de commencer, pour voir ce que tu sais faire avec tes Pokémon.
Alors, elle acquiesça simplement à la proposition de la championne, cheminant dans un silence taciturne jusqu’à l’aire de combat.

Ils formaient une drôle de paire, Astelle et son poulet.
Deux petites créatures au profil duveteux. Et pourtant, si terriblement vindicatives et acharnées.
Au terme de ce premier échange, les affinités que partageaient ces deux petits êtres devenaient déjà plus évidentes. On disait que pokémon et dresseur finissaient souvent par se ressembler…

L’arbitre de cette rencontre officielle s’annonça, et comme sa maman le lui avait enseignée au cours de leurs leçons d’aikido, Astelle salua une première fois la nouvelle-venue d’une petite inclinaison du buste. Un geste cérémonieux qu’elle renouvela en prenant place face à la championne.
— Prête ?
— Banzai.

Et le poulet se libéra du nid douillet de ses bras.
Ailes déployées, ses émotions trop longtemps contenues explosèrent dans un cri d’aigle retentissant !
Comme chargé d’électricité statique, son plumage se hérissa. Ses ergots raclèrent le sol. Son bec – ce vicieux gobeur-de-badge – demeurait largement ouvert, comme bloqué sur ce hurlement belliqueux. La pokéball de Lauriane n’était même pas encore retombée qu’il montait déjà à l’assaut.
— Close-combat !
Lui donner cet ordre n’était peut-être pas nécessaire.
Face à ses ennemis, Banzai le poulet ne savait pas faire grand-chose d’autre que de simplement leur rentrer dans le lard. Les subtilités stratégiques qu’elle avait pu lui enseigner se comptaient sur les doigts de la main.
Parvenu au contact du Mysdibule, qui se libérait dans un éclair de lumière rouge, le vilain poulet frappa.
Comment, vous vous demandez ? Mais de ses ergots. De son bec. Et même à coups de boule ! Tout entier engagé dans une mêlée vociférante, aussi confuse que sauvage ! Les bruits sourds de sa tête de pioche, qui martelaient l’acier du Mysdibule avec une réelle passion, résonnèrent avec fracas sur l’arène !
— KWAAAAAAAAAAAK !