Vous savez, dans la vie, on arrive tous à un certain moment où l'on se demande si on a vraiment vieillit. Si on a vraiment vécu tout ce que l'on a vécu. Personnellement, j'ai eu ce moment à vingt-cinq ans, au moment de grimper dans l'arbre au fond de la cour de mes parents pour aller me glisser dans une cabane en bois trop petite pour que je me lève debout. Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas, au fond. Ma vie était dans un genre de gouffre intersidéral ou, à tout le moins, quelque chose s'en rapprochant fortement. Cet endroit était mon dernier refuge, mon dernier havre de paix. Et c'était la dernière fois que je le voyais. Le lendemain, je quittais Flocombe, la ville où j'avais grandit, pour débuter mon voyage vers Lumiris. Derrière moi, je ne laissais plus rien que des ruines. Enfin, ça et mes parents. De braves gens, je ne vais pas le nier. Très compréhensifs, très forts. Plus forts que moi.

Ils ont élevé deux enfants, mon frère aîné et moi. Nous n'avons jamais manqué de rien et, en soit, ma vie a été plutôt ordinaire. La seule chose qui différait, chez nous, c'est que Gabriel, mon frère, est tombé gravement malade. Ça m'a fait un choc de voir que je ne pouvais pas l'aider, que je ne pouvais rien faire pour lui. Dire qu'il rêvait de parcourir le monde, de devenir un grand dresseur, mais sa condition ne le lui permettait pas. C'est pour ça que j'ai décidé de le faire à sa place, quittant le domicile familial à dix-neuf ans. J'ai réussi à faire l'acquisition de mon premier Pokémon, une Lapras que j'avais surnommée Fovy. Nous sommes parties sur les routes ensemble, avons amassé quelques badges, la totale. À chaque nouvelle escale, je prenais des photos, je les envoyais à mon frère. J'appelais presque chaque jour pour lui raconter ma journée, les nouvelles aventures que j'avais vécues. Et les jours mornes, j'inventais. L'important c'était de le faire rêver, de lui permettre de vivre tout ça, ne serait-ce que par procuration. Au final, je suis rentrée chez moi avec cinq badges en poches. J'avais fait plus de la moitié du chemin, mais c'était incroyablement taxant pour moi. Les voyages incessants, la route, la solitude. Je suis rentrée à la maison, prétextant une pause de quelques mois. Je ne suis jamais vraiment repartie.

Ça m'a donnée l'occasion de me recentrer un peu plus sur ma propre vie, sur ce que je voulais en faire. J'ai aussi pu commencer à développer quelques relations sociales, sans compter que j'ai pu passer plus de temps au chevet de mon frère. La vie a continué de faire son bout de chemin sans encombres et j'étais retombée dans la routine. Je me suis trouvée un petit boulot à l'arène locale, pour faire office de challenger précédant le champion, et j'ai même repris mes études. Les choses n'ont recommencé à bouger qu'à mes vingt-et-un ans, lorsque le champion de notre arène a décidé de faire un changement de carrière. J'ai vu là une opportunité de continuer ce que j'avais commencé, quitte à ce que ce soit un peu différent du postulat de départ. Et c'est ainsi que je suis devenue la championne de type glace pour l'arène de Flocombe, après que ma candidature ait été retenue. Tout allait tellement bien, deux années de pur bonheur. Ma famille était fière de moi, j'ai rencontré un jeune homme charmant habitant Méanville et ma vie se portait mieux que jamais : tout semblait me réussir. C'était trop beau pour être vrai.

Mon frère est mort. Je n'ai pas su comment digérer la nouvelle et, fidèle à moi-même, me suis isolée des autres. C'est dans le travail que j'ai cherché un refuge, m'éloignant graduellement des gens qui comptaient pour moi. Thomas a bien essayé de m'aider, mais j'ai refusé de m'ouvrir à lui. Déjà que nous habitions des villes différentes et que les moments passés à deux étaient bien trop rares, je refusais de lui ajouter ce poids sur les épaules. Je n'aurais qu'à prendre sur moi, qu'à être plus forte. C'est ce que je me disais. Dans la pratique, on a simplement continué à dériver, chacun de notre côté, jusqu'à nous séparer. Autant vous dire que ça n'a pas arrangé mon état. Il y a déjà presque une année que je n'ai plus eu de ses nouvelles, mais qu'importe. Ce que vous devez savoir, c'est que je n'avais plus de vie en dehors de l'arène et que les gens commençaient à être inquiets. D'autres se demandaient même s'il était une bonne idée de me laisser en charge des lieux, commentaires qui ne faisaient que me provoquer encore plus. Je devais leur prouver qu'ils avaient tort, que je pouvais le faire. Il ne me restait plus que ça et je me suis conduit à ma perte.

Ce jour-là, nous avions déjà mené deux autres combats, mais je n'en avais cure. Si quelqu'un voulait se battre, j'étais disponible, j'étais en forme et j'aurais l'esprit clair, attelé à la tâche. Je me savais capable de le faire, j'en avais le talent, j'avais l'expérience nécessaire depuis le temps. Ce que je n'ai pas pris en compte, c'est que le rythme effréné de mes batailles était plus difficile à suivre pour mes Pokémons. Fovy, ma compagne de toujours, a été grièvement blessée. C'était ma faute et, avec le recul, je crois que j'avais besoin de cette violente gifle pour me ramener à la réalité. Je ne pouvais plus continuer à dériver de la sorte. Cette histoire m'a fait comprendre que j'avais tout faux. J'étais en train de me servir de mes Pokémon sans leur accorder le soin qu'ils méritaient, sans être une bonne dresseuse. Ma Lapras ne m'a pas pardonnée, elle m'en veut toujours, et je la comprends. C'est ma mère qui a décidé de la prendre en charge pendant sa convalescence, je pense que c'est mieux comme cela. Quant à mes autres Pokémons, j'ai décidé de les confier à mes camarades de l'arène. Je ne me voyais pas les garder, continuer de les regarder en pleine face après la façon dont je les avais traités pendant aussi longtemps.

La seule qui a voulu rester avec moi, c'est Ava, une Vulpix chromatique originaire de la région d'Alola. Sans doute était-elle trop jeune pour comprendre. Tout ce qui comptait pour elle, c'est que j'étais sa mère. Que je sois douée ou pas dans ce rôle, c'était dérisoire. Je me suis donc résolue à la garder, à essayer de recommencer à neuf avec elle. Peut-être que, ainsi, je réussirai à devenir une meilleure personne. Peut-être réussirai-je à me faire pardonner pour ma conduite exécrable. En attendant, mon père m'a proposé d'aller me ressourcer quelques semaines chez ma tante, à Lumiris, et j'ai accepté. Qu'est-ce que j'ai à perdre de toute façon ?