J'ai bazardé ma bicyclette sur le bas-côté, loin de la piste, loin du bruit des voix et des circulations, loin des gens et loin des hommes. Jamais assez loin – il faudrait retrouver les fins fonds de Windoria ou des bois, il faudrait se perdre là où le commun des mortels ne va pas. À défaut c'est un bord de route, un fossé de piste – c'est une étendue d'herbe grasse frôlée par le soleil et les bruits étouffés qui viennent d'en haut. Coussin moelleux de végétation, mousse épaisse et feuilles craquantes – tout autour le paysage est incendiaire. Brun, rouge, vert et bleu, et les rayons donnent à certains recoins des aspects enflammés de fin d'été. On se croirait au beau milieu d'une fin du monde en plein zénith.

Assis en tailleur à même le sol, Rhapsodie contre ma cuisse et Prisme sur l'épaule, j'observe le coupable de mes tourments d'un œil sans doute hostile. L'objet du crime – celui qui m'a forcé à m'arrêter, celui qui aurait bien valu la peine que je casse deux ou trois paires de dents si ces abrutis s'étaient pas barrés en courant quand j'ai gueulé – se tient là. Immobile. Insouciant aux maux du monde, et même à ceux qu'on lui inflige (on qu'on essaie). Surface vaguement granuleuse par endroit, blanc cassé, rêche et abîmée mais pas fendue – l'œuf est intact, malgré sa chute.
J'aurais tué ces sales mioches, qu'ont trouvé ça marrant de le bousculer comme s'il n'hébergeait pas une vie fragile. Je les aurais tués, putain.

À défaut, je les aurais au moins fait fuir.
Et maintenant…
Et maintenant, je fais quoi ?
Je le ramène au Centre Pokémon, avec le risque qu'ils le refusent par défaut de capacité d'accueil ? J'appelle des Rangers, pour qu'ils s'en occupent ? Je pourrais contacter Lauriane... Je pourrais, mais mes doigts se refusent à presser le bouton d'appel lorsqu'ils frôlent son nom dans mon répertoire.
L'œuf n'a pas d'yeux, pourtant c'est comme s'il me fixait.
Il est à moi désormais.
Qu'est-ce que j'en fais ?
Mes doigts pianotent, sans que j'aie trop l'occasion d'y réfléchir.

Parce que j'ai plus les mains qu'il faut, aujourd'hui, pour prendre soin de quelque chose, de quelqu'un – parce que mes mains ont manqué tué, parce qu'elles ne sont plus innocentes. Elles ne sont plus tendres, et tout ce qu'elles ont touché elles l'ont blessé – et j'ai peur, j'ai peur, ciel que j'ai peur.
Ciel comme je comprends Akari, aujourd'hui – lui et ses prunelles qui m'imploraient ; lui et ses mains en lesquelles il n'avait plus foi.
Comment pourrai-je encore protéger cette vie alors que d'autres j'ai manqué les voler ?

Je tends la main et puis la repose sans avoir même effleuré la coquille. J'ai pas la force. J'ai plus l'audace. J'ai plus le courage d'essayer.
C'est fini, déjà, l'époque où je croyais qu'être Nova c'était avoir trouvé ma voie.

J'arrive.

C'est comme une promesse au milieu des mensonges, une étincelle dans l'obscurité, un éclat limpide dans les limbes. J'arrive et moi j'attends. J'attends que filent les minutes, j'attends que vienne la résolution. J'attends que la réponse à toutes mes questions surgisse de l'œuf ou d'ailleurs. J'attends un signe, quelque chose – n'importe quoi qui pourrait m'indiquer la marche à suivre.
J'ai plus cette aisance que j'avais, avant. Avant c'était simple, avant j'étais plus sûr de moi, pourtant bancal et vacillant mais pas tant, pas comme ça, pas comme maintenant. Avant je me savais capable d'aller au bout d'une nuit et de guider cette vie fragile jusqu'à l'aube. Mais aujourd'hui… aujourd'hui ? Aujourd'hui je sais plus comment on fait. Je sais plus quels gestes, je sais plus quelles attentions.
Je sais plus.
C'est plus moi, tout ça, maintenant.
Il est resté là-bas, ce Damien-là qui savait y faire et qui osait ; il est resté en arrière, dans les ruines de juin, dans les décombres de la centrale.
Il s'est perdu dans le dédale des couloirs sans fin, des terreurs et des blessures.
Il est resté là-bas… Et m'a laissé démuni.

Je ne cille même pas au bruit des pas qui s'approchent, au son des herbes qui se froissent sous ton poids quand tu t'assois – à vrai dire je ne t'adresse même pas le moindre des regards. Je ne fixe rien d'autre que l'œuf – comme de crainte qu'il disparaisse si je le lâche des yeux rien qu'un instant. « Je… Y'avait des gamins… Des morveux, des pauvres cons… Ils ont trouvé l'œuf, qui devait être caché sous un nid de feuilles, et ils ont foutu des coups dedans. J'pas réussi à les choper, ils se sont barrés quand j'suis arrivé et je… J'pouvais pas le laisser tout seul. » Jolie, jolie petite coquille et je ne sais même pas ce qu'elle renferme. Je sais seulement que le nid a été ravagé, et je sais que ses parents ne reviendront plus. Parce que le règne animal est ainsi fait, l'instinct de survie plus fort que l'instinct maternel.
Ces pauvres cons ont détruit un nid et, du même coup, mis en péril la survie d'un être même pas encore né.
Quel genre d'abrutis faut-il être ?

Enfin, j'ose frôler des doigts la surface de la coquille – et, rassuré par le contact tiède sous mes doigts, je parviens à détourner mon regard d'elle pour le poser sur toi. Et c'est troublant, tu sais – ton regard éteint et le faux contact dans ton sourire. Y'a un truc qui déconne – un quelque chose qu'a déraillé.
On sait trop bien, toi et moi.
On sait trop bien que ça peut plus être pareil désormais.

C'était y'a une éternité – c'était une autre vie. Une existence que je pensais déjà bien compliquée – j'ignorais qu'il pouvait exister pire que ce que j'avais déjà traversé.
« … Je passais ma dernière épreuve de bac, ce jour-là. J'attendais le tram, pour rentrer à Sunyra. Il était à quelques dizaines de mètres du quai quand l'électricité a sauté. »
Quand le sol a tremblé, quand l'air a vibré. Quand la centrale a explosé, mais qu'on n'en savait encore rien. Quand le message d'évacuation a retenti dans toute la ville.
Quand j'ai avancé à contre-courant.

« Tu faisais quoi, toi ? »

Tu faisais quoi avant que Lumiris sombre dans la nuit ;
tu faisais quoi, toi, dis-moi, avant de fendre la foule en sens contraire ?
Tu faisais quoi, toi, quand tu t'es décidée à rester, et à marcher

tout droit direction l'abîme ?

C'est fou quand on y pense, c'est tragique et insensé ; se dire que cette journée était la même que toutes les autres, nouvelle case à cocher dans l'enchaînement routine des banalités – les heures sans surprise jusqu'à celle qui avait tout fait dérailler, la seconde précise où notre existence entière avait basculé.
Et si c'était à refaire je le ferais pas, tu sais ; je laisserais ça à d'autres, j'essaierais pas d'être un héros. Si c'était à refaire je suivrais le cours des flots pour fuir Voltapolis et rentrer tout droit chez moi – j'irais pas jusqu'à cette putain de centrale. C'était aussi stupide qu'égoïste et moi je voulais juste me prouver que j'étais capable d'être fort, capable d'être quelqu'un et puis, et puis la vérité
la vérité c'est qu'on n'est jamais personne face à ce genre d'absurdité.

La folie humaine à son paroxysme et
Arceus, dis-moi,
comment on guérit de ces mémoires-là ?

Un frisson remonte le long de mon échine, et je ferme les yeux, brièvement, le temps d'inspirer profondément. Quand je les rouvre c'est pour fixer l'œuf sous la paume de ma main. Qu'est-ce que je fais de lui ? « Je… Je sais pas, j'imagine… Que je pourrais essayer de le confier à un Centre Pokémon ou à un refuge… » Je pourrais. Je pourrais, mais j'entends déjà cette petite voix dans ma tête qui se moque – elle sait que je n'aurais pas la force, plus maintenant. « Ou… Je vais essayer d'être un digne représentant des Nova et de… J'en sais rien, pour être honnête. »

Les yeux baissés, j'esquive ton regard. Encore, toujours – parce que je me souviens cette nuit-là, je me souviens l'obscurité, la détresse, les lettres rouges sur l'écran noir, ma voix dans le micro et puis la tienne dans l'oreillette et… « Je… Je suis désolé, pour… Ce soir-là, pour… ce que j'ai dit, l'annonce que j'ai faite et… Je… J'étais pas vraiment moi-même, je… Je contrôlais plus rien, je comprenais pas ce qui se passait. Je voulais pas, je… J'étais juste… » Je déglutis et mes membres tremblent à la surface de l'œuf, c'est plus fort que moi – alors j'en ramène une sur mes genoux, et je serre le poing jusqu'à ce que j'aie mal.
« J'étais persuadé que j'allais crever là-bas, que tout le monde allait crever et que c'était de ma faute parce que c'est moi qu'étais sur ces putains de consoles de commandes. »

Qu'importe qu'on ait réussi, qu'importe qu'on ait arrêté l'engrenage.
On aurait pu mourir et c'est la seule idée qui reste.

Et tu te brises.
Là, sous mes yeux – sans crier gare. Les sutures sautent et les fêlures invisibles éclatent par endroit – là où le verre est le plus fin, là où les coups ont été les plus durs. Je les vois presque se dessiner à la surface de toi – toutes les arabesques de tes tourments. Cicatrices sales qu'on voudrait belles parce que les épreuves forgent le caractère qu'il prétendent et toutes nos blessures devraient être agréables à regarder qu'il paraît.
Les autres n'aiment de nos chemins de croix que son issue – ils n'attendent que la fin, et qu'on leur épargne les détails sordides. Ils ne veulent que les récits de victoire, les sourires, les « j'ai grandi », les « j'ai trouvé un sens à ma vie » mais ils refusent d'entendre parler des larmes, du sang, des violences, des soirs où le monde est trop lourd et des nuits vaines – il faut édulcorer nos récits pour les satisfaire.
Il faudrait oublier tout ce qu'on a souffert.

Je demeure muet – la bouche ouverte mais rien pour combler les silences que mes souffles qui se perdent dans la tiédeur de l'après-midi. Je n'ai pas les mots, tu sais – j'ai pas les mots pour décrire ce que je vois quand tu t'émiettes sous mes yeux et que seul le silence me sied.
J'ai pas ceux qui sauraient tout effacer.
Alors, je me contente d'acquiescer, de murmurer « on va bouger » – on va se relever, et continuer d'avancer comme on l'a toujours fait. On va continuer de croire que le jour finira par se lever.

Je me redresse lentement, en époussetant mon jean, puis je pose un regard sur l'œuf à mes pieds, et je ne suis pas bien certain de savoir qu'en faire. Je peux pas le laisser là et c'est ma seule certitude – et je soupire face à ma propre faiblesse. Je sais pas faire autrement.
Mes yeux te frôlent, s'esquivent, hésitent et puis te reviennent – un pas, et puis deux, et puis c'est maladroit et un ridicule, cette façon que j'ai de tendre la main dans ta direction, l'autre en suspens et mon regard qui se défile encore.
« Viens par là. » Je murmure, les bras ouverts – invitation non-renouvelable à s'abandonner l'espace d'un instant.
Autorisation temporaire de faiblir et de trébucher –
peu importe, pourvu qu'on parvienne un jour à se relever.

J'ai les gestes maladroits – mes bras tendus ne se referment pas tout de suite sur toi, parce que je ne suis pas bien certain de savoir quoi faire d'eux. Ces tendresses ne me ressemblent pas – j'ai pas les embrassades faciles, pas les accolades habiles. Je suis de ceux qui dressent des murs autour de moi – j'érige des forteresses pour qu'on ne me touche pas. Pas d'effusions, pas de démonstrations – j'ai appris la pudeur en grandissant ; ces idées un peu préconçues qu'on entretient avec les femmes une distance respectueuse et avec les hommes une autre quelque peu hétéronormée.
Alors c'est étrange – ton parfum partout, tes doigts qui ont serré leur prise sur mon sweat et ton visage enfoui au creux de mon épaule. Tout, dans ta gestuelle, dans ton silence, trahit l'ouragan qui ravage à l'intérieur. Il y a des orages qu'on ne raconte pas – il n'existe pas de mots pour les dire.
Il faut les avoir vécus, il faut que la violence indicible vous ait heurté de plein fouet pour en saisir l'essence même.

Il faut s'être trouvé là-bas, dans les entrailles d'une centrale fumante où tout a menacé se terminer.

Lentement, mes bras se referment autour de toi – une main dans ton dos et l'autre contre ta nuque et mes doigts s'emmêlent doucement à tes cheveux. Je fixe le vide par dessus ton épaule, longtemps, avant de fermer les yeux. Mon souffle tremble.
Ta voix déchire le silence.
Et ça parait irréaliste, de se dire que ce moment précis aurait pu ne jamais se produire – que nos derniers mots auraient pu être ceux échangés dans le creux d'une oreillette et au bord de la fin.
Ça parait étrange, de se dire qu'on est ici.
Vivants – blessés.
Abîmés mais insoumis.

Je ne sais pas combien de temps dure l'étreinte – elle se prolonge jusqu'à ce que mes inspirations s'apaisent, jusqu'à ce que mon myocarde recouvre de sa chamade irrégulière. Il ne bat plus à mes tempes. Je m'écarte, lentement, et j'esquive ton regard – confus et mal à l'aise. Je regarde l'œuf entre tes bras, et puis celui à mes pieds, derrière moi – Louve l'a enlacé, comme pour lui tenir chaud. J'esquisse l'ombre d'un sourire, en me penchant pour glisser une caresse sur ta tête.

« Bon… T'as une idée d'où on pourrait aller ? »

Je me baisse pour récupérer l'œuf – définitivement chaud sous mes doigts. Vivant. Probablement proche de l'éclosion – une question de jours, peut-être, tout au plus. Je demeure immobile et muet, quelques instants, avant de me reprendre – et puis, je le glisse dans mon sac, emmitouflé dans ma veste pour le protéger des chocs et des à-coups, puis mon sac sur mes épaules avc mille précautions.
J'aurais préféré lui épargner ce genre de désagréments – mais j'avais pas tout à fait prévu de me retrouver avec un œuf entre les bras aujourd'hui.

« J'me disais… Y'a des petits chemins sympas par là-bas, qui longent la piste cyclable en contre-bas. Ça donne des paysages un peu plus… bucoliques, disons. Plus de vert et moins d'asphalte, et pas trop casse-gueule à vélo. »

En parlant, je me suis éloigné récupérer ma bicyclette jetée dans l'herbe en trombe quand je suis arrivé. Après m'être assuré qu'elle n'a pas eu le loisir de dérailler, je relève la tête dans ta direction.

« Enfin… Si ça te tente, quoi. »

Je m'apprête à me redresser, ma bicyclette avec moi, quand on retient ma manche – je baisse les yeux, et Louve me fixe. L'air sévère, tout à la fois quémandeur et les bras tendus. Je tends le mien mais elle s'écarte et son regard accroche quelque chose et – mon sac ? Je fronce les sourcils, un brin confus. Doucement, je repose mon sac sur le sol, et elle vient doucement le tapoter du bout de la patte. Hésitant, je l'ouvre, et elle se saisit aussitôt de l'œuf, sans que j'aie le temps de l'en empêcher. Je la regarde vaciller, maladroite sous le poids inattendu de la coquille bien lourde – pourtant, dès que je m'approche pour tenter de l'en décharger, elle recule et secoue la tête.

« Qu'est-ce que… Euh, ouais ! J'arrive ! »

J'observe brièvement Louve – peu serein. Mais la poigne de la petite Riolu semble à la fois ferme et tendre – elle semble comprendre comme l'œuf est précieux. Je crois que les Pokémon comprennent l'importance de ces choses-là – qu'ils les reconnaissent comme progénitures de leurs pairs.
Alors, je finis par lui céder.

« Fais attention, hein ? »

Elle acquiesce, vigoureusement, visiblement ravie de mon approbation à sa requête.
Je me relève et redresse le vélo du même coup, avant d'emboîter ton pas, la petite combattante sur les talons.

« Hm… Je t'ai envoyé un SMS le lendemain de mon match contre Lise, non ? »

Une semaine avant la centrale.
Une semaine avant que nos vies s'écroulent et que tout ça paraisse absurde et dérisoire.
Des gens ont failli mourir, et un pin's accroché à mon sac n'aurait rien changé à ça.

« Mais, euh… Avant ça, j'avais vite fait affronté un mec… Je sais pas trop comment te parler de lui, je sais pas trop si on se respecte ou pas, t'sais, mais… Bref, j'ai perdu, mais c'était grisant. »

La pluie qui frappait le sol et la foudre qui déchirait le ciel – métaphore risible de nos deux existences. On détruisait déjà tout ce qu'on touchait, tout compte fait. Je baisse les yeux sur l'œuf entre les pattes de Louve et je me demande – qu'est-ce qui a vraiment changé ?

« Mais je… J'vais… J'vais p't'être continué. Je crois que… Je crois que j'ai besoin de ça. D'un objectif… Je sais pas quoi, je sais pas quand. Mais je veux retourner dans une arène. »

Trouver quelque chose pour trembler de nouveau.

« Et toi ? Les combats, les concours ? »

Est-ce que t'as réussi à retrouver le fil de tout ce qu'on avait laissé en suspens, toi ?

C'est difficile.
Reprendre les banalités de nos vies et tout ce qui les composait, retrouver du sens à la simplicité de tout ce qu'on faisait – c'est difficile de retrouver le fil alors qu'entre deux la lame d'un ciseau l'a coupé net, difficile de retrouver la même assurance sur nos trajets qu'on a dévié des trajectoires aisées. C'est comme de réapprendre depuis le début – respirer, avancer. Apprendre à nager quand on peine à garder la tête hors de l'eau. Le grand bain des tragédies qui vous rongent à l'acide.
Je crois qu'on s'en remettra. Toi, moi, et tous les autres – je crois qu'on se relèvera. Parce qu'il ne peut pas en être autrement ; on est trop jeunes et trop ivres de nos avenirs fragiles pour les laisser nous filer entre les doigts. On reconstruira les murs de nos insolences indociles, de nos indolences futiles ; je ne sais pas avec quelle force, avec quel courage, mais je sais qu'on finira bien par rebâtir les tours qui nous laissaient voir les sommets. Parce qu'on est trop grands pour crever,
et qu'on a le cœur trop vif pour laisser la nuit nous éteindre.
(Je prie le ciel que nos étoiles nous guident pour quelques milliers d'années encore).

« …Lui ? »

Je comprends, à l'instant où tes prunelles effleurent la Pokéball à ta taille. Son absence à tes cotés est flagrante, maintenant que je me détourne de mes propres tourments pour prêter attention à ceux qui te bousculent.
Les souvenirs me reviennent comme un mauvais rêve – Live seul dans la nuit, au milieu des pleurs et des gyrophares, et personne pour t'avoir aperçue ; toi toujours là-bas, à l'intérieur, enfermée dans les murs d'une centrale qui voulait notre fin.
Tu ne revenais pas, et j'ai cru t'avoir perdue.
J'ai prié tous ces dieux auxquels je crois à peine, qu'ils te gardent et te ramènent – que tu voies le jour se lever, comme tous ceux qui t'accompagnaient. Tous ceux qui, les yeux fermés, avaient affronté l'obscurité de Voltapolis au nom d'une humanité en laquelle ces illuminés ont perdu foi.

Comme si elle avait saisi – et c'est sans doute une réalité, de par son don de Riolu à déchiffrer les auras des gens –, Louve, à défaut d'avoir les pattes occupées par l'œuf, couine pour attirer mon attention et m'arracher aux contemplations lugubres de mes mémoires moroses.

Est-ce que tu pourrais m'y aider, Damien ?
Je lève les yeux dans ta direction, plonge mon regard dans le tien pour tenter de déchiffrer tout ce qu'on pourrait y lire. Et j'y vois toute sa douleur, toute ta détresse, toute ta rancœur – et je crois que je comprends, plus que je ne l'avouerais jamais. Parce qu'Ombrage éveille dans mon cœur les mêmes sortilèges mauvais que Live au fond du tien.

Alors, j'acquiesce. Lentement, presque solennellement. J'acquiesce, parce que je crois qu'on en a besoin tous les deux – retrouver un élan perdu par la faute de ces fous aux idéaux sanglants. « On combattra. Je crois que ça me fera du bien, aussi. » Je m'arrête un instant, pour lever les yeux en direction du ciel qu'on aperçoit entre les arbres qui créent une voûte au dessus de nous – et ça ressemblerait presque au tableau de notre première rencontre au fond des Bois Hurlants. « Je crois qu'après ça, je retournerai dans une arène. » Je ne sais pas laquelle, comment, avec quelle force puisque j'ai l'impression de n'en avoir plus aucune à revendre.
Mais j'irai.
J'ai besoin de cet électrochoc-là pour avancer, je crois.
« Je… Je veux devenir plus fort. Je veux plus me retrouver comme ça, impuissant, à… À regarder des centaines de gens pleurer devant la même horreur. Et je... »

J'inspire, fébrile et tremblant, tandis qu'une première goutte de pluie trace sa chute entre les feuillages pour s'échouer quelque part sur ma joue, un instant avant qu'un concerto léger s'élève des arches frappées par une averse douce. Je baisse la tête, et reporte mes prunelles sur toi. « Je veux plus avoir peur de perdre quelqu'un à qui je tiens. »

On peut y arriver.
C'est l'espoir qui porte les imbéciles comme nous qui continuent d'y croire même quand tout s'est écroulé. C'est le mantra de ceux qui échouent à la chaîne mais s'acharnent à ne pas renoncer. Le crédo des idiots trop cons pour savoir quand s'arrêter ; des rêveurs trop idéalistes pour croire que c'est terminé. J'aime à penser que nous sommes les victorieux de demain, ceux qui déjoueront les complots du temps, des aléas et des tourments, ceux qui donneront tort aux murmures qui nous intimaient d'arrêter, de nous taire et d'abandonner. Je m'accroche à l'idée insensée que nous sommes les seuls architectes de nos histoires et que rien ne peut rompre nos élans déchaînés. Qu'on continuera d'avancer, quoiqu'il en coûte – vaille que vaille, au nom de toutes les choses qu'on aura égarées sur les chemins cahoteux de nos ascensions vers demain.

« Je sais pas si celle que je vise accueille du public ou pas… Mais je te tiendrai au courant. » Mon sourire est volatile, tendre, effacé – mes prunelles, elles, cherchent dans l'horizon qui nous entoure des réponses à toutes les questions que mes idées ne formulent pas. Tant de pourquoi, tant de comment ; est cruelle la sensation de trébucher à chaque pas auquel on s'essaie… Mais on se redresse. On se relève. Et si l'on tombe encore… On continuera d'essayer. Quitte à ramper. Quitte à tirer tout notre poids dans la boue à la seule force de nos ongles cassés et de nos poignets fatigués.

Mes yeux se jettent enfin sur elle pour accrocher les siens et tombent, sans le vouloir, sur les accrocs qui parsèment désormais la coquille qu'elle tient soigneusement entre ses mains. « Eh… Regarde. » Je dessine le coupable d'un mouvement de tête, avant d'observer les alentours, à la recherche d'un coin d'herbe plat, loin des bruits de circulation et des passants. « Viens, on va se poser là-bas. » J'abandonne dans l'herbe ma bicyclette, non loin de l'arbre contre lequel je m'adosse. Louve pose avec mille précaution l'œuf qu'elle portait dans un creux du sol pour qu'il ne s'en aille pas rouler, et continue de le couver d'un drôle d'air attendri.

Mon sourire, finalement, se change en rictus taquin. « Ça fait quoi de devenir maman ? »