Avril xx14

On lui disait souvent que ce n'était pas un endroit pour une enfant comme elle, qu'elle devrait retourner à l'école ou chez ses parents. Qu'importait si on la chassait verbalement, personne n'avait jamais tenté de la mettre physiquement dehors. Elle acceptait d'endurer tous ces regards désapprobateurs, toutes ces voix grimpant juste pour la descendre, toute cette méchanceté gratuite qu'elle récoltait simplement parce qu'elle incarnait deux choses qui fâchaient ces messieurs, la jeunesse et une femme. Le cœur scellé, l'adolescente ne manquait jamais aucune conférence et aucun salon dédié aux progrès technologiques et à l'innovation. Cette étudiante s'était égarée il y a quelques années déjà du cursus standards pour s'orienter vers ce qui la captivait le plus. Elle voulait concevoir, elle voulait élaborer, elle voulait créer quelque chose d'incroyable de ses petites mains. Une nouvelle technologie capable de révolutionner le monde, comme l'avait fait tant de personnages attachants dans une multitude de livres d'Histoire. Certains hommes avaient réussi à apporter leur pierre à l'édifice de l'évolution humaine et l'adolescente était persuadée qu'elle arriverait, elle aussi, à améliorer le quotidien de tous.

Cette conférence d'avril à Motorby, une mégapole industrielle dans la région de Galar, était néanmoins la plus importante à ses yeux. Une jeune femme allait grimper sur le podium et avoir la parole durant la plus grande partie de la conférence. Amélia Hautfort était une ingénieuse comme jamais on en avait vu à Galar. Cette femme était non seulement à la tête d'une prodigieuse équipe de génies, mais elle était également connue pour avoir une forte personnalité, laquelle, n'évitait jamais de se faire entendre. Une femme qui n'avait qu'à claquer de la langue pour que tous se taisent et l'écoutent. Un modèle que l'adolescente voulait apercevoir de ses propres yeux. La fille s'était discrètement rapprochée du podium, prenant une chaise au plus proche. Elle n'avait pas mis longtemps à repérer Amélia, la jeune femme était facilement reconnaissable à ses longs cheveux d'un roux ardent. Avant de rentrer dans le vif du sujet, l'ingénieuse de renom s'était amusée à tester le micro, sous-entendant oralement que le budget dédié à ce salon chutait d'année en année. Une plaisanterie qui échappait totalement à l'adolescente... Elle avait alors eu peur d'être insuffisante pour boire correctement les paroles d'Amélia, mais le langage que la femme avait ensuite employé pour parler de ses recherches et de son prototype était celui que l'adolescente lisait quotidiennement. Elle maîtrisait déjà ce langage et une bonne partie de son lexique.

L'histoire de la jeune fille aurait pu prendre une tournure bien différente, si son audace ne l'avait pas poussée à rectifier dans un murmure la prise de parole d'un homme, trois rangées plus loin derrière elle. Ce chercheur, transportant pourtant un parcours à en faire pâlir plus d'un, s'était moqué d'une des conclusions d'Amélia en crachant à ses collègues - et à qui veut l'entendre - qu'il faudrait déjà commencer par prouver que la théorie est plausible. Pour l'adolescente, il était plus qu'évident que ce n'était pas qu'une simple théorie, mais un fait avéré. Elle n'avait pas réussi à se contenir face à cette voix moqueuse et vantarde. Un court silence avait suivi l'échange entre la jeune fille et l'homme puis, Amélia s'était avancée jusqu'à se retrouver face à l'adolescente. La jeune étudiante regrettait d'avoir choisi ce siège si proche de l'estrade... Depuis son perchoir, celle qu'elle admirait tant, la défiait. La scientifique avait alors exigé que la jeune fille répète ce qu'elle venait de chuchoter. Le cœur de l'adolescente avait manqué un battement, sortant de sa cage pour s'exposer à la honte. Elle avait répété. Amélia lui avait alors demandé de se lever et de le dire encore plus fort. La fille avait obéi, serrant les poings, baissant les yeux, mais levant la voix jusqu'à ce que ses paroles remplissent la totalité de la grande salle, alors plongée dans un silence gênant. Lorsqu'elle osa relever les yeux vers la femme aux longs cheveux roux, Amélia Hautfort souriait.

Mai xx16

Il n'y avait aucune fenêtre donnant sur le monde extérieur. La fille l'avait instinctivement compris. Toute distraction était bannie de cet endroit. Cet édifice, battit sur les collines rocailleuses en bord de mer, semblait au loin ressembler à une tour, ou plus exactement, à une énorme tige de la couleur de l'ardoise. En réalité, l'installation s'enfonçait profondément dans la roche et dans la terre. Cela faisait déjà quinze minutes que la fille suivait les quatre personnes qui l'escortaient vers l'entretien qu'elle avait réussi à décrocher après plusieurs années de durs labeurs. Des années de lutte acharnée. Cette galerie infinie de couloirs, cette escorte particulière de dresseurs armés, cet emplacement perdu au milieu de nul-part... Elle voulait être raisonnable, mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir l'impression qu'on l’emmener à la salle d'exécution. L'organisation est destinée à développer des technologies afin d'assurer la sécurité du genre humain alors, il n'était pas étonnant qu'elle soit glaçante de par son aspect militaire. Constamment, l'adolescente essayait de se rassurer. Un endroit coupé du monde, de ses principes, de ses valeurs et de ses lois... Tout ce qu'elle savait, le peu qu'elle savait, était que tout ce qui entrait ou naissait dans l'organisation, ne pouvait en sortir. Les personnes comme leurs recherches. Une prison dédiait à faire avancer l'humanité vers un avenir sûr... Non. Il ne s'agissait pas d'améliorer le futur, mais tout simplement de faire en sorte qu'il y ait un futur. L'espèce humaine ne brille que par son intelligence. Elle est sans arme. Elle est affreusement faible. Les êtres, partageant plus de la moitié du monde avec la civilisation humaine, gagnent en puissance et en évolution à une vitesse vertigineuse. Leurs pouvoirs et leur puissance innée échappent au stade actuel de la science. Sans intervention, la fille en était certaine, l'espèce humaine risquait, sur le long terme, de tout simplement disparaître.

Le directeur de la structure était un homme aux traits incroyablement doux, encadré d'un immense bureau vide de personnalité. Il semblait toujours sourire, au point que sans ses cheveux blancs et grisonnants, on lui aurait probablement donné dix ans de moins. Mais la fille ne se laissait pas adoucir par l'apparence paternelle de l'homme. Il était à la tête de l'organisation. Un homme riche et incroyablement puissant. L'adolescente, malgré son âge, était incroyablement bien préparée à cet entretien qui allait déterminer le chemin qu'allait prendre son futur. Cependant... Elle croyait être bien préparé, mais elle n'était en rien apprêté à tout ce qui allait suivre. L'homme était Callum Windsor, chef de la famille portant son influent nom, fondateur de l'institut Gaïa, travaillant sur l'innovation pharmaceutique et l'accès aux médicaments, ainsi que le directeur du projet Ouranos, une organisation œuvrant à protéger le genre humain des menaces actuelles et futures. Dans les profondeurs de l'édifice servant de centre de recherches, cet homme avait un pouvoir absolu. La fille le savait et pourtant, après seulement des salutations trop ordinaires pour un personnage de son calibre, il avait silencieusement préparé deux tasses de thé fumant qu'il avait déposé cote à cote sur son bureau. Ce simple fait, avait instantanément détruit toute la préparation de la candidate à l'entretien. 

Callum Windsor parlait lentement et d'une façon désintéressée. Les études, le parcours et les capacités de la fille étaient pourtant incroyablement bons, elle serait - inévitablement - un élément extrêmement précieux pour une organisation comme Ouranos, mais l'homme et son étrange sourire permanent ne s'intéressait guère à ses aptitudes ou à sa personnalité. Non, tout cela n'avait aucun intérêt pour lui sur le plan personnel. Le directeur de l'organisation ressemblait à un homme qui avait réussi l'exploit et le malheur de tout obtenir de ce monde. Un homme qui n'avait plus rien à acquérir ou à accomplir, répétant en boucle les mêmes journées, attendant tristement qu'un élément nouveau vienne le sortir de sa prison temporaire. 

- « Si je vous accepte au sein d'Ouranos... Ce serait en échange d'un seul et unique objectif. Voyez-vous, comme tout dans ce monde, mon temps est compté... L'être humain ne peut atteindre l'immortalité. » Malgré leur enveloppe de velours, ses paroles étaient glaçantes. C'était comme s'il avait trouvé l'immortalité, comme s'il l'avait étudié et que les résultats avaient été décevants. Vouloir garantir un futur à l'humanité... Ce futur qu'il ne pouvait atteindre. - « Voyez-vous, miss Alexey Arkhanvlov, je me demande si le potentiel de l'être humain ne va pas au-delà de notre maîtrise actuelle de la science... L'humanité est arrogante. À travers les âges, nous avons toujours pensé avoir une explication à tout. Seul le futur a su mettre en lumière nos erreurs. Cela n'est pas différent aujourd'hui... Nous nous retrouvons dos au mur, bloqués par nos connaissances actuelles et dans l'attente de la lumière de celles futures... Mais voyez-vous, il est possible que plusieurs centaines d'années s'écoulent avant que nous n'obtenions des résultats concluants. » La fille avait baissé la tête, son regard allant trouver refuge dans la tasse de thé face à elle. Elle comprenait les sentiments de frustration et d'échecs de l'homme, mais pas en quoi cela la concernait... Qu'attendait-il d'elle ? 

- « De mon vivant, je me contenterais sagement d'une théorie plausible. Miss Alexey Arkhanvlov... Croyez-vous que certains humains naissent avec une fonction ? Ou plutôt, devrais-je le formuler de cette façon... Croyez-vous que certains humains naissent avec un destin à accomplir ? » Des paroles à la texture enfantine cachant une réalité vivace, celle ayant poussé le directeur d'Ouranos à concevoir une parenthèse, une éventualité, l'existence-même d'une anomalie. Son regard, alors que ses lèvres achevaient la formulation de l'objectif qu'il confiait à l'adolescence, était curieusement comparable à ceux transperçant d'un rapace. 

Juillet xx16

Un quotidien qui en calquait un autre. Chaque jour, l'adolescente se levait avant celle qui lui servait de mentor. Seuls le réveil et l'heure, trônant un peu partout sur les différents appareils électroniques, veillaient à garantir qu'elle ne manquerait pas d'effectuer ses tâches à l'heure et dans les temps. Au sein de ce qu'on appelait injustement « la tour d'Ouranos », il n'existait aucune fenêtre, aucune vue sur le monde extérieur. Des lumières blanches et puissantes étaient en permanence allumées dans les différents couloirs et laboratoires, offrant une atmosphère qu'on jurerait couper du temps. Faute aux accès aussi restreints que limités, il était impossible de savoir parfaitement à quel point le centre de recherche était gigantesque. Un endroit blanc et semblant sans fin, où chaque porte close cachait des secrets.

Après une douche rapide, la jeune femme avait pris le temps et le soin de veiller à ce que son apparence soit irréprochable. Elle n'était à Ouranos que depuis peu, mais ne manquait pour autant aucun train-quotidien. D'un pas encore hésitant, elle avait quitté sa chambre pour rejoindre la cafétéria. Le petit-déjeuner de sa mentor sagement disposé sur un plateau, elle avait ensuite rejoint la A-6, l'une des salles de recherche, là où Amélia Hautfort l'attendait. Il était habituel pour les personnes travaillant au sein de l'organisation de s'ignorer, de se concentrer uniquement sur le travail et de bannir tout bavardage inutile. Pourtant, Amélia et la jeune femme discutaient régulièrement ensemble de tout et de rien. Peut-être était-ce parce qu'elle était encore jeune ou parce qu'elle était nouvelle, mais personne ne semblait se soucier du manque de discipline de la nouvelle recrue, pas même le vieil homme ayant en charge la section.

Ce serait mentir de prétendre que rien ne liait les deux femmes. Amélia considérait sa disciple comme une petite sœur, bien que leur relation semblait évoluer au fil des années. L'adolescente était rapidement passée de l'admiration à l'affection, sans se soucier des travers ou de donner un nom à ses sentiments. Elle considérait qu'Amélia, une femme plus que brillante, ne pouvait que la guider vers quelque chose de lumineux. Chaque journée au sein de l'organisation et aux côtés d'Amélia lui confirmait un peu plus qu'elle avait fait le bon choix. Après tout, si elle avait rejoint Ouranos, c'était avant tout pour être aux côtés d'Amélia Hautfort. Son rêve quant à lui, était passé au second plan.

Octobre xx16

L’expérience avait échoué. Le test était un échec. Malgré l'épaisse vitre qui séparait les chercheurs de la zone d'expérimentation, on entendait parfaitement les lamentations et l'agonie de la bête meurtrit. La jeune femme avait les deux mains devant les lèvres. Ses yeux humides étaient braqués sur l'abominable et insoutenable scène. C'était la définition même de l'horreur. Le prototype, fruit du travail de la section et du dur labeur d'Amélia, avait fait feu. Seulement... L'être vivant ciblé n'était pas mort sur le coup. Il n'aurait jamais dû souffrir, juste s'effacer et devenir un sacrifice nécessaire. L'arme était élaborée dans le but d'infliger une mort instantanée à tout être vivant exposée à son tir. Une arme qui tue la vie plus que l'être lui-même. Mais rien ne s'était passé comme prévu. Pour la nouvelle recrue, cette scène était irrespirable. Pour les autres membres de la section, ce n'était qu'un échec de plus, lequel faisait partie d'une marge d'erreur plus qu'acceptable. Une odeur de chair calcinée, une épouvantable montée de mort, avait envahit tout l'espace destiné à la recherche et à la conception.

- « Tu t'y habitueras... » Avait soufflé Amélia à sa disciple. La jeune fille était restée silencieuse, paralysée par l'effroi. Les supplices et les pleurs de l'être vivant au corps transpercé continuaient de grimper. - « Ah... On dirait qu'Atlas va s'en charger. » Aux mots de sa mentor, la disciple avait reporté ses yeux mouillés vers la zone d'expérimentation. Des bruits lourds venaient appuyer chaque pas de celui portant le triste fardeau de bourreau. Même s'il était à moitié dissimulé dans la pénombre, nul ne pouvait ignorer à quel point il était immense. Des rumeurs au sein d'Ouranos racontaient que ce Pokémon était si puissant et ancien, que des deux enfants de Callum Windsor, l'un héritera à sa mort de l'organisation, l'autre d'Atlas. Pour les mieux informés, c'était une répartition plus qu'équitable de l'héritage familiale des Windsor. Un colossal bras d'acier s'était levé, attirant aussitôt le regard terrorisé de la jeune femme. Elle s'était alors fait violence pour ne pas hurler de ne pas le faire. Au fond d'elle, elle le savait... Il était trop tard. Le mal était fait. La violence de la chute du bras métallique à elle seule avait suffi à faire céder les jambes de la jeune recrue, lui épargnant le pire. Atlas venait de mettre fin à la souffrance du cobaye. À genoux, la jeune femme n'avait pas réussi à retenir ses larmes. Comment en était-elle venue à participer à l'élaboration de nouvelles armes ? Elle était elle même incapable de l'expliquer.

Avril xx17

Tout ce qu'il restait de sa compassion d'autrefois était un simple calcul qu'elle actualisait chaque jour dans un recoin de sa tête. Une simple addition. Un total qui ne cessait de croître un peu plus chaque mois. Le nombre de ses victimes. Le nombre de vies qu'on effaçait à la gloire de l'avancée humaine. C'était sa mission. C'était son travail au sein d'Ouranos. Elle devait contribuer à concevoir une arme capable de tuer n'importe quelle créature en un seul et unique tir. Une arme qui libère un rayon de mort, qui inflige un point final à l'histoire de tout ce qui se trouve sur sa trajectoire. Un projet qui, s'il venait à aboutir, permettrait même d'éliminer un être encore plus ancien que la race humaine, plus puissant encore qu'une catastrophe météorologique d’ampleur, de transformer une légende vivante en une vulgaire rumeur.

Une arme qui, entre les mains de la race humaine, garantissait que si un jour une menace venait à apparaître, elle serait alors immédiatement effacée. Alors, au fil des saisons qu'on ne pouvaient qu'imaginer entre les murs blancs de l'organisation, la jeune femme avait fini par accepter de dresser des murs encore plus haut entre les humains et les créatures avec lesquels ils partagent le monde. Elle soulignait cette différence significative entre les animaux et les personnes. Les humains mangent d'autres êtres vivants. Il serait parfaitement inapproprié d'accepter qu'on puisse manger de la viande et de pleurer les êtres sacrifiés dans le but de garantir la sécurité de tous. Pour protéger le futur de l'humanité, des sacrifices étaient nécessaires. C'était acceptable de prendre des centaines de vies de non-humains en échange de la sécurité de millions d'êtres humains... C'étaient les mots d'Amélia Hautfort qu'elle se remémorait sans cesse. Des phrases qui revenaient en échos dans la tête de la jeune ingénieuse à chaque fois qu'elle en revenait à se questionner sur ce concept « du bien et du mal », lequel, n'avait aucunement sa place au sein de l'organisation. Tais-toi et travaille. Ne pose pas de question. Ne pense pas à ces choses-là. C'était tout ce qu'on attendait d'elle.

Les bavardages inutiles avaient fini par cesser. La curiosité s'en était allé à la première occasion. Les sourires n'étaient présents que lorsque que la politesse l'exigeait. Tout comme le reste des membres de la section, la jeune femme s'était finalement entièrement consacrée à sa tâche. Déshumanisée, son véritable potentiel s'était manifesté. Amélia Hautfort l'avait compris bien avant tout le monde. La jeune femme aux yeux bleus était un véritable génie, bien plus qu'elle ne le sera jamais. Qu'importait. Il était évident pour la femme aux longs cheveux roux que le travail et les résultats de la section lui seraient entièrement attribués. La jeune fille qu'elle avait prise sous son aile n'était qu'un outil supplémentaire, destiné à lui servir de marche-pied vers son ascension au sein de l'organisation Ouranos. Depuis le décès de l'ancien chef de la section, la femme s'estimait à deux doigts de finaliser le prototype de l'arme.

Seulement, Amélia Hautfort ignorait deux choses. Elle ne finalisera jamais le prototype du canon RK-01. Le centre de recherche d'Ouranos était destiné à périr dans les flammes.

Mars xx19

Une journée qui avait commencé comme tous les précédentes. Cette journée où tout a basculé. Une porte qui n'avait jamais été ouverte avait été laissé entrouverte. La jeune ingénieuse s'était arrêtée subitement, comme face à une singularité dans son quotidien pourtant déjà tracé comme une évidence. Elle devait aller récupérer le petit-déjeuner et rejoindre sa section, mais cette porte... Elle ne devrait pas être ouverte. Se laissant absorber par l'imprévu, elle s'était approchée pour la refermer. Quelque chose menaçait d'éclater sa bulle. Quelque chose en elle lui hurlait de se précipiter sur cette épine prête à la libérer. Dans l'espace entrouvert, dans ce morceau de monde se dessinant entre la lourde porte et son encadrement renforcé, il y avait quelque chose qu'elle n'avait pas vu depuis très longtemps... Le sol était fait de terre et de gazon. Les battements de son cœur s'étaient accélérés. Elle avait essayé de se raisonner. Une section travaillait peut-être sur des recherches concernant la botanique ? Après tout, le centre de recherche menait bien des projets en son sein. Il était impossible qu'un jardin existe au sein du centre de recherche... Durant un court instant, elle avait ressenti un malaise. Elle était redevenue l'enfant qu'elle était avant d'être séquestré à Ouranos. Elle avait regardé à l'intérieur, poussant doucement la porte...

Un rêve matérialisé. Une sphère de verre bleu. Un fragment de lune. Un jardin plongé dans une pénombre nocturne et parsemé de roses bleues. Déconnecté de la réalité, reconnecté à la vie, la jeune femme avait pénétré le sanctuaire. Elle avançait sans s'en rendre compte. Plus aucune pensée ne naviguait dans son esprit, si ce n'est que... Elle aurait aimé être pieds nus pour sentir l'herbe caressait ses pas. Il y a longtemps, un homme lui a demandé si elle croyait à la possibilité que certains humains puissent naître avec quelque chose d’insensé comme un destin à accomplir... Qu'importe ce qu'elle en pensait. Cette rencontre dans le jardin avait dévié le sien. Debout, au milieu du rêve, une jeune fille était assise. Elle portait un équipement de combat ressemblant à une armure noire. Son regard était levé vers le faux ciel. Elle attendait quelque chose ou plutôt, quelqu'un. La fille en armure ne semblait pas avoir remarqué qu'une personne non invitée se trouvait à quelques mètres d'elle. Les lèvres de la chercheuse avaient remué, mais une mélodie avait volé le son de sa voix. Une musique d'un instrument qu'on ne peut que reconnaître. Quelqu'un, proche et loin à la fois, jouait du piano. Cela faisait comme une éternité que la jeune chercheuse n'avait pas entendue de musique. Dans cette mélodie, elle entendait ce qu'elle avait depuis tout ce temps perdu de vue, un semblant d'espoir.

- « Comment t'appelles-tu ? » Une question comme tombée du ciel. La fille en armure noire l'avait finalement remarquée. Le sourire sur son visage ressemblait à un trésor qu'on ne pouvait que convoiter. - «  Arkhanvlov… Arkhanvlov Alexey !  » Entendre son prénom, même si elle l'avait elle-même murmurée, avait eu l'effet d'un choc électrique. Tout le monde l’appelait par son nom alors, elle n'avait pas entendu son prénom depuis... Son entretien avec le directeur de l'organisation.

Un vertige. Une perte d'équilibre. Une chute qui n'arrivera jamais. Arkhanvlov Alexey était la modeste fille d'un boulanger et de sa femme qui tenait la boutique de pains. Elle aimait bricoler et lire les histoires de grands inventeurs. Elle rêvait d'être la créatrice d'une invention capable d'améliorer le quotidien de tous. D'aider le plus grand nombre. À quel point la jeune femme s'était-elle trompée ? Au nom de quoi, avait-elle sacrifié jusqu'à ses propres valeurs ? Pourquoi n'avait-elle pas réagit plus tôt ? Comment avait-elle pu ainsi tolérer l'inacceptable ? Pourquoi... N'avait-elle pas aidé ceux qui l'avaient imploré de leur venir en aide ? Elle était tout aussi coupable que l'organisation. Elle avait contribué au développement d'une arme. Si le canon venait à être finalisé, alors...

- « Il ne viendra pas avant d'avoir terminé le morceau... » La fille en armure noire se parlait à elle-même, réfléchissant à voix haute. Plus on la regardait, plus on avait l'impression d'être prisonnier d'un rêve. Elle portait l'équipement de combat développé par Ouranos et ce simple fait l'avait aussitôt raccroché à la réalité. Elle existait réellement... - « Viens ! » La voix de l'inconnue avait subitement grimpé. La jeune ingénieur avait eu un sursaut puis... Les prunelles améthystes de la fille en armure s'était subitement écarquillée. - « Alexey... Pourquoi pleures-tu ? » Sans qu'elle ne comprenne pourquoi et comment, la jeune femme s'était retrouvé à sangloter dans les bras de cette fille dont elle ne savait rien, pas même le nom. Une personne étrangement simple et douce, écoutant silencieusement toutes les peines et les regrets d'une âme coupable.

- « Certains péchés sont impardonnables... On ne peut plus demander pardon à ceux qui sont morts... » La fille du jardin avait repris la parole, abattant son verdict. Alexey avait l'impression d'être subitement condamnée à mort. - « Tout ce qu'il te reste à faire... C'est de t'efforcer de devenir une meilleure personne. » Un sourire tendre s'était alors dessiné sur ses lèvres. Malgré la douceur de sa voix, une lueur de colère brûlait au fond des prunelles de la fille en armure. Elle savait. Elle savait tout. C'était une bonne personne. Une personne qui ne pouvait ignorer le genre d'expériences que menait l'organisation. Elle allait y mettre fin. La mélodie au piano s'était arrêtée. La fille en armure s'était relevée dans un mouvement léger, comme si elle ignorait le poids de son lourd équipement. Avant de partir, elle avait posé une main réconfortante sur les cheveux d'Alexey, les caressant. Elle s'en voulait d'abandonner la jeune ingénieuse à son sort... Mais elle devait agir au plus vite. - « Certaines personnes ont pour châtiment de vivre afin de regretter leurs péchés le plus longtemps possible... D'autres, trouvent la force de se pardonner... Alexey, il n'appartient qu'à toi de te relever... »

Après avoir quitté le jardin, la jeune chercheuse avait longuement hésité à refermer la porte derrière elle. Achever le rêve... Retourner à la réalité... Fermer cette porte donnant sur l'espoir. Alexey devait mettre fin au projet RK-01, quitte à devoir trahir Amélia.

Mai xx19

Quelques mois avaient été nécessaires pour qu'elle trouve le courage. Alexey savait qu'elle ne pouvait stopper l'organisation. Ce serait comme jeter un caillou sur une muraille dans l'espoir de la détruire. Elle ne pouvait mettre fin aux expériences, sauver les cobayes et annuler les recherches sur l'armement... Tout ce qu'Alexey pouvait faire, s'était fuir. Attendre le moment opportun et s'enfuir le plus loin possible. Personne n'est autorisé à quitter Ouranos sans l'accord du directeur. Il était évidemment pour la jeune femme qu'elle n'obtiendrait jamais l'autorisation d'abandonner le projet RK-01. Sans la moindre modestie, elle savait qu'elle était la seule capable de finaliser la stabilité du flux d'énergie utilisé comme balle par le canon. Une pensée pour le vieil homme autrefois à la tête de sa section puis, pour Amélia Hautfort, lui avait subitement traversé l'esprit. L'ingénieuse ne doutait pas qu'en cas de semblant de menace, l'organisation était capable du pire. Le vieil homme n'avait probablement jamais pris sa retraite... Alors, si la fille unique des Arkhanvlov devait fuir, ce serait avec Amélia. Elle savait que la convaincre allait être une véritable bataille, mais elle comptait insister jusqu'à lui faire entendre raison. Seulement, à un angle de couloir d’atteindre la chambre où logeait la femme aux longs cheveux roux, une discussion lui était malencontreusement parvenue.

- « … C'est d'une évidence... » C'était la voix d'Amélia. - « Nous devons à tout prix rattraper notre retard. Nous sommes la seule section à ne pas avoir atteint les résultats espérés... Le réceptacle et le conduit sont opérationnels, mais la formule... Je crois qu'il est temps de remettre en cause le travail importé... » Une autre voix, qu'Alexey ne connaissait pas, avait enchaîné. - « Nous n'en aurons peut-être pas la possibilité... Le fils de Windsor cherche à dissoudre la section... La fille au bouclier était dans le bureau du directeur hier. Ce fou de Callum donne plus de crédits aux prophéties entourant cette gamine qu'à notre travail... Même s'il venait à disparaître, son héritier... » Un sentiment de danger avait secoué l'esprit de la jeune femme écoutant aux portes. Entre les mots, elle entendait d'évidentes menaces de mort. - « Sais-tu à qui tu t'adresses ? Les Hautfort servent les Windsor depuis des siècles ! » La voix d'Amélia était montée d'un cran. Un silence fit comprendre à la jeune ingénieuse que l'homme avait saisie le message. - « Quoi qu'il en soit, Arkhanvlov est un problème. » Alexey avait senti les battements de son cœur la frapper. L'homme, venait-il réellement de prononcer son nom ? - « Nous avons encore besoin de cette enfant... Donnons-lui encore quelques mois ensuite, je m'en débarrasserais moi-même.  » La première flèche d'une nuée. Un projectile reçu directement en plein cœur. Quelque chose qu'on ne peut retirer sans risquer l'hémorragie. Une douleur qui transperce la gentillesse comme la raison. Cette pointe qui tiraillait son cœur, elle voulait la retirer à main nue et l'enfoncer profondément dans la poitrine de celle qu'elle aimait.

Novembre xx19

On entendait plus que l'hypocrisie infinie de la pluie. La terre n'était plus qu'un cachot humide. Le ciel s'était transformé en un peindre déprimé, dessinant inlassablement des barreaux sur sa toile voilée d'obscurité. Captive du ciel de novembre, las de tant d’espoirs menteurs, une jeune femme s'était laissé tomber à genoux. Ses jambes s'étaient heurtées au sol dans une éclaboussure. Son regard vide s'était instinctivement porté vers la mer grise tempétueuse au-dessus d'elle. Le déluge s'abattait sur elle comme une pluie de flèches. Frappe, frappe, frappe. Un énième assaut de souvenirs l'avait fait geindre pitoyablement. Elle avait lancé vers le ciel un affreux hurlement. Frappe, frappe, frappe. Son cœur immature s'était emmuré si profondément dans le remord qu'il baignait dans une marre de tristesse. Trempé jusqu'aux os, ses vêtements n'étaient plus que des masses sombres épousant parfaitement sa fine silhouette. Ses cheveux avaient perdu leur couleur apaisante et somnolente pour n'être plus qu'un casque collant son crâne gelé. Frappe, frappe, frappe. Le son de la pluie la torturait, la rendait folle. Son cœur immature tremblait comme s'il comptait exploser d'un instant à l'autre. Une question condamnée au silence avait alors agité ses lèvres. Des larmes gelées fondaient sur ses joues alors qu'elle se remémorait le songe d'un sourire.

De nos jours à Lumiris...

Si vous cherchez des informations sur la guilde des mercenaires de l'aube, peut-être qu'une certaine jeune femme à lunettes viendra vous accoster d'une voix faussement maladroite, un doux sourire sur les lèvres. Elle est toujours accompagnée d'un Pokémon nommé Sigurd. Souvent, elle le présente afin de réchauffer l'atmosphère. Qui n'aiment pas les Pokémons, après tout ? Elle vous racontera peut-être qu'elle a connu ce fier Pokémon durant son enfance, mais qu'ils ont longtemps été séparés. Certes, elle est bien belle cette histoire, mais quel rapport avec vous ? Aucun. La jeune femme cherche seulement à se faire une première impression de vous et elle vous bousculera jusqu'à y parvenir.

Cela fait seulement un an qu'elle est à Lumiris. Elle connaît encore mal la région... Pourquoi ne pas perdre votre temps à lui faire visiter la ville ? Elle semble un peu collante, mais parfaitement inoffensive... Puis, c'est une gentille fille, cela se voit à des kilomètres. Si en chemin, vous arrivez à lui plaire, peut-être vous racontera-t-elle avec le sourire qu'elle travaillait autrefois à Galar comme ingénieuse dans une grande boite, mais que suite à un accident ayant provoqué un terrible incendie, elle s'est retrouvée à la rue comme bon nombre de chercheurs... Plutôt que de s'apitoyer sur son sort, elle a décidé de repartir de zéro en déménageant dans une autre région. Même si vous êtes peu bavard, elle semble avoir un certain don pour alimenter la discussion. Ainsi, chaque silence gênant est toujours astucieusement désamorcé.

Sans exactement savoir comment, vous vous retrouvez à table dans un restaurant face à cette jeune femme dont vous ignorez toujours le nom... Peut-être faudrait-il songer à lui demander ? Elle a retiré sa veste, se mettant à son aise. Vous remarquez alors que ses bras sont loin d'être aussi fins et aussi flasques que ce à quoi vous vous attendiez... Cette fille à lunettes va probablement souvent à la salle de sport, a suivi un entraînement militaire ou sait tout simplement se défendre. Quelque chose comme ça... Peut-être êtes-vous en mauvaise posture ? Elle commande votre repas et le sien, et lorsque le serveur arrive, vous vous demandez un instant s'il ne fait pas erreur, tant il dépose de plats sur votre table. Ah, elle est gourmande... Ou plutôt, goinfre. Cela vous arrache un sourire. Vous ne pouvez que l'admettre, vous passez un moment plutôt agréable en la compagnie de cette hasardeuse rencontre. Vous étiez finalement sur le point de vous détendre, quand...

- « Je m'appelle Alexey, mais tu peux m'appeler Alex ! Je suis membre de la guide des mercenaires de l'aube, ravi de te connaître ! »