Artiesta est une grande ville illuminée, constate Evelyn. Mais ce n’est pas les couleurs brillantes dans la nuit, les grands bâtiments ou l’ambiance enjoué des passants dans la rue qui attirent la jeune femme. Non. C’est la grande enseigne sur laquelle on peut Casino qui capture son regard. C’est sa première fois depuis son arrivée à Lumiris qu’elle en croise un. Quand elle a entendu parler d’Artiesta, elle a foncé. Ses mains tremblent déjà à l’idée de sentir les cartes entre ses doigts, alors qu’elle tape du pied dans la file d’attente. Elle a toutes ses économies en poche et sa soirée devant elle.

-Vos cartes, ordonne le portier quand son tour arrive enfin.

Elle a les bras croisés et son regard fixé sur la porte. Les mots qu’on vient de lui lancer ne l’atteigne. C’est seulement à la troisième reprise qu’elle comprend enfin que c’est à elle qu’il parle et qu’elle montre sa pièce d’identité. L’homme, baraqué, la toise du haut de ses 6 pieds. Il reconnait un addict quand il en voit un. Mais que peut-il faire? Il n’est pas autorisé à les empêcher d’entrer. Au contraire, même. Les propriétaires du casino se font un vrai régal des gens comme elle.

Ce avec regret qu’il la laisse rentrer. Dès qu’elle traverse le seuil de la porte, des frissons lui traversent tout le corps. L’odeur de l’alcool et du cigare, le son des machines et les cris d’excitation et de frustration qu’elle entend ci et là ramènent de vifs souvenirs dans son esprit. Elle ne reste cependant pas longtemps à se remémorer le passer et fonce déjà au travers des allées. En quelques minutes, elle trouve les tables de jeux de cartes, quelques de ses jetons en main qu’elle claque sur l’une des tables.

- On joue à quoi, messieurs?

À Artesia, le principal bâtiment qui intéressait Dismas était bien évidemment le casino. Le jeu était presque une addiction pour lui, impossible de rester un jour anarquer... pardon, jouer avec quelqu’un. C’était dans son sang, tout simplement.

À force de venir, le nom du vétéran faisait tourner quelques têtes. Ça n’était pas toujours une bonne nouvelle, même sans tricher, il restait un joueur bon, et nul doute que certaines personnes avaient la rancune tenace. Ironiquement, il se moquait des mauvais joueurs alors qu’il faisait partit de cette catégorie de parieurs.

"On joue à un jeu qui demande un peu de silence."

Rook grommela un peu, il détestait qu’on le dérange quand c’était son tour. John le moussaillon continuait de regarder toutes les personnes présentes de manière neutre. Finalement, il se tourna vers le dernier joueur qui ne s’était pas couché pour ce tour.

"Ton bluff ne marche pas mon gars. Alors je vais monter de 200."

L’autre avait le jouer entre un all-in ou partir avec les jetons qui lui restait. Au final il libéra une place sur la table. Ils allaient donc continuer à quatre.

Le croupier expliqua à la jeune femme les différentes règles de cette variante du poker. Dismas n’avait presque pas bougé de cette table de la soirée, et comptait bien rester assis sur cette chaise pendant un long moment.

Evelyn s’assoit sur la chaise nouvellement libre. Elle est inconfortablement chaude, mais si la jeune femme est dérangée, elle ne le montre pas. Elle se contente d’avoir un sourire taquin sur le visage quand elle fait signe au croupier de se taire.

-Ne me dis rien, j’ai mieux.

L’homme claque sa langue sur son palais, ennuyé d’avoir été interrompu alors qu’il ne fait que son travail. Evelyn, elle, ne le regarde même pas. Elle fixe l’homme à ses côtés, un autre joueur qui doit bien être dans la cinquantaine. Son costard-cravate pourrait tromper l’œil, mais Nox, en une seconde, sait déjà qu’il est un joueur beaucoup trop fréquent. La montre sur son poignet est neuve, mais il est clair qu’elle n’est pas d’aussi bonne qualité que ce qu’il devrait pouvoir se permettre. Il a l’habitude de perdre et son costume est sans doute la seule chose qu’il n’est pas prêt à parier. Et c’est bien parce que ne doit pas le laisser faire. Faudrait pas abuser à déshabiller les joueurs, quand même.

-Non, toi, c’est clair que tu sais pas jouer.

Et son attention est déjà sur le prochain joueur, alors que son interlocuteur rage à côté d’elle. Lui qui battait déjà de la jambe sous le stresse est encore plus ouvert qu’avant, beaucoup trop facile à lire. Elle porte son attention à l’homme en face d’elle, avec son vieil uniforme et ses lunettes, en lui offrant un grand sourire amusé. Il n’a pas l’air d’apprécier sa façon de s’immiscer dans le groupe.

-Toi, par contre, je suis certaine que tu as la patience de m’expliquer, poursuit-elle, mais le croupier racle sa gorge et ne laisse pas la chance à Dismas de répondre.

-Madame, je suis obligée de vous expliquer les règles. Je pourrais perdre mon travail si…

-Oh, pardonnes-moi, vas-y, je ne voulais surtout pas t’interrompre, ment-elle.

Elle se fout bien de qui lui explique les règles. Non, elle, ce qu’elle aime, c’est le jeu et il commence avant même que les cartes ne soient mélangées. C’est ce qu’elle aime le plus, ici : tout est dans l’art de paraître. Et dans ça, elle excelle.

La gamine qui venait d’arriver ne connaissait pas le respect. Dismas ne disait pas forcément qu’elle avait tord à propos des autres joueurs à la table, mais tout de même, il était de coutume de ne pas trop en dire à haute voix. Une sorte de code de conduite bizarre entre parieurs plus ou moins expérimentés.

"Oulah, je ne suis pas réputé pour la patience et ce n’est pas à moi d’expliquer les règles."

C’était le rôle du croupier, qui expliqua le principe du poker version texan, avec un mélange de cartes cachées et visibles. Rien de complexe, vraiment.

Est ce qu’il passait sur les subtilités du jeu ? Assurément. Par exemple, aucune mention du nombre de jeux de cartes employés par le casino. Dismas savait que c’était sept, eh oui, il comptait les cartes. Quand bien même c’était un jeu de chance, les mathématiques et la psychologie y jouaient une grande part.

C’était à son tour d’engager la plus grosse mise. Il avait l’avantage de parler en dernier, même si le sept de carreau et le deux de pique qu’il avait en main ne jouaient pas en sa faveur. Qu’importe, il avait toute la soirée, et même plus toute sa vie, pour se refaire.

Elle écoute d’un air niais les règles du jeu. Ce n’est pas toujours le cas, mais il faut tout de même admettre que ce n’est pas rare pour Evelyn de ne pas se faire prendre au sérieux. L’avantage d’être jeune! Et avantage, ça l’est. Enfin, la plupart du temps. Elle joue sur son apparence pour perdre en crédibilité. Le trop plein d’assurance et l’air de ne pas trop savoir de quoi le croupier parle peut facilement laisser penser qu’elle n’a pas l’habitude des casinos, alors que ce n’est pas le cas.

Elle laisse le commentaire de l’homme passé et attends qu’on lui distribue les cartes. Elle prend à peine le temps de les regarder. Elle pose ses cartes sur la table face cachée, devant elle. Un quatre et un huit de trèfle. Pour l’instant, à ce moment de la soirée, elle ne cherche pas vraiment à gagner. Elle en est encore à observer les gens qu’elle vient de rencontrer. Elle a toujours aimé découvrir les petits secrets des autres, de leurs caractères cachés à leurs tics les plus discrets.

-Vous êtes tous du coin? demande Evelyn quand vient son tour de mettre sa mise.

Autant les énerver un peu. Il faut bien s’amuser!

Le premier tour d'enchère se passa sans encombre, aucun joueur ne prit de risque. Personne n'avait envie de perdre son précieux argent.

Les mensonges, eux, étaient déjà installés autour de la table, et pas uniquement du côté du moustachu. Quiconque d'asseyait à cette table admettait mentir d'une manière ou d'une autre.

Trois cartes furent révélées, Rook bougonna dans sa barbe inexistante. Il avait de quoi faire une paire, ce qui était plus que suffisant pour gagner, mais il n'allait pas le montrer non plus.

Ce qu' il savait bien, c'est qu'un peu comme le mysticisme, une lecture dans les cartes était possible. Un peu comme si
c'était trois simples questions : là ou tu habites, ton prénom, ce genre de chose.

"Pas entièrement du coin, mais ici depuis assez longtemps pour savoir quoi est ou."

Une réponse aussi vague que possible. Pour une fois il ne mentait pas.

Il se tourna vers son moustillon qui piailla trois fois, et mit le même nombre de jetons dans le pot.

"Je relance et je vous retourne la question, mademoiselle ?"

Savoir le prénom de son interlocutrice était important. Du moins, en théorie.

Evelyn est insouciante. Elle observe les autres joueurs et quand elle croise leur regard, lève ses sourcils en souriant, l’air d’éprouver beaucoup de plaisir. Comme s’ils ne pariaient pas vraiment de l’argent. Comme si elle n’a rien à perdre. Ce n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai.

Les cartes s’ajoutent sur la table et Evelyn constate qu’elle a peut-être une chance de faire une straight, mais elle peut très bien terminer avec rien. À ce point du jeu, elle n’a pas à faire d’effort pour se cacher. Le stress n’est pas encore présent. Contrairement au reste de la table, sa soirée vient tout juste de débuter. Elle écoute donc les propos de l’homme qui lui fait face, observant toujours les autres joueurs pour voir qui se trahira en premier.

-Nox, répond-elle lorsqu’il appuie sur son appellation. Je ne suis pas ici depuis longtemps. Quelques semaines, à vrai dire.

C’est assez récent pour que ce soit sa première venue ici. Maintenant qu’elle connait le coin, il est clair qu’elle va revenir. Une autre carte est pigée, mais ce n’en est pas une qu’elle pourra utiliser. À voir la tension changée dans les épaules de son voisin, celui assis entre elle et Dismas, son jeu est assez intéressant pour qu’il se sente en confiance. Quand son tour revient pour ajouter une mise, elle augmente la sienne plus que ce dont elle est obligée, sans hésitation, puis tourne son regard vers l’homme pour voir ce qu’il va faire. C’est drôle pour elle de le voir soudainement hésiter. Il ne restera plus qu’une carte ensuite pour déterminer si elle a un jeu ou non.

-Qu’est-ce que vous me conseillez, alors, monsieur? demande-t-elle à Dismas en continuant de regarder leur voisin.

Les cartes lui avaient donné raison et il avait deviné juste pour le passé de la jeune femme. Comme il le disait, c’était un jeusocial, une série de questions plus ou moins personnelles, sur des sujets plus ou moins sensibles. Et ça n’était que le début.

Pour l’instant, il avait une certaine flemme de jouer sérieusement. Mais pouvait-il vraiment être sérieux un jour ? Lui même ne savait pas. Être sérieux était bien trop fatigant, surtout dans ce genre de situation.

D’un autre côté, les autres joueurs ne faisaient pas forcément beaucoup d’effort non plus pour dissimuler leurs émotions. Certes, Dismas jouait avec eux depuis plus d’une demi-heure, mais tout de même, ils étaient des grands débutants. Mais peut-être qu’il devrait arrêter de se plaindre. D’ailleurs, pas la peine d’augmenter la mise, l’aléatoire avait déjà fait des siennes.

"Quitter la table te faire quelque chose de plus productif ? Après tout, le seul gagnant est le casino."

Tout le monde savait ceci. Certes, Dismas était doué pour gagner, mais il avait des limites. C’était la magie du jeu, ou quelque chose dans le genre.

"Mais quelque chose me dit que vous n’allez pas écouter les conseils d’un vieux gars comme moi et rester ici jusqu’a ce que défaite s’en suive."

Ce qui sera amusant, pour sur.

Soit il n’apprécie pas sa présence, soit il n’est juste pas du genre très social. L’approche de Dismas est assez à l’opposé de celle d’Evelyn. Elle s’en amuse. Ce n’est pas quelque chose qui la dérange, bien au contraire, explorer les relations plus négatives est tout autant révélateur que d’observer celles plus positives. Elle en apprend bien plus sur la psychologie humaine ainsi.

-S’il suffisait qu’on me dise que les jeux d’argent ne valent pas la peine pour que je n’y joue pas, je ne serai pas ici, n’est-ce pas?

Evelyn lui sourit en s’étirant. Elle non plus, son jeu n’est pas des plus intéressants. Elle a une paire, sans plus. Ses cartes sont déposées sur la table et elle n’y fait pas trop attention. Pour l’instant. Plus tard, dans la soirée, si l’envie lui vient et si les gens avec qui elle jouent réussir à garder son intérêt, elle risque d’y mettre plus d’effort. Pour l’instant, elle s’amuse à autre chose.

Les autres joueurs sont un peu moins bavard. Pas que Dismas le soit énormément, mais les autres ne placent même pas un seul mot. Ils sont concentrés sur le jeu et ne s’intéressent pas à répondre à des questions qui ne leur sont pas adressés.

-Mais je parlais surtout des environs. Qu’est-ce qu’un homme comme vous aime faire autre que de perdre son temps au casino? Qu’est-ce que vous faites de plus, hum, productif? Reprend-t-elle les mots de l’homme.

Elle est maintenant rassise, les jambes croisées et le menton appuyé sur le revers de ses doigts, le coude posé sur la table.

"Certe, certe. Je ne faisais qu’émettre une hypothèse, pointer une possibilité. La vie n’est qu’une succession de choix, le but est de n’en regretter aucun."

Est-ce que Dismas regrettait des choix ? Parfois, oui. Mais globalement il savait qu’il avait toujours fait du mieux qu’il pouvait. Il ne pouvait pas se permettre de pleurer chaque décision de son passé. La vie était beaucoup trop courte pour ceci. Il buvait à la mémoire des tombées, c’était largement suffisant. C’étaient ce qu’ils auraient désiré de toute façon, continuer d’avancer.

Mais assez de nostalgie. Les cartes n’allaient pas se jouer toutes seules. Elles ne pouvaient pas prendre de décisions après tout, elles n’étaient que de simples instruments. Des représentations du destin et du hasard.

"Voilà une question bien indiscrète."

Il sourira sous la moustache. Il ne semblait pas gêné par l’interrogation.

"Il s’avère que l’humble homme que je suis écrit à ses heures perdues. Le reste ne vaut pas le coup d’être mentionné."

Il ne mentait qu’en partie. Il écrivait véritablement. Quand au reste de ses activités... les mentionner était dangereux. Dangereux pour toutes les personnes ici présentes.

"Le temps n’est pas toujours de l’argent. On peut trouver des tonnes d’idées dans le quotidien. Le casino en fait partit."

Pourquoi réfléchir à des situations quand la vie les créait pour lui ?

"Je cale. J’aimerais avoir un peu plus de cartes sur la table, vous ne pensez pas ?"

Les autres personnes grognaient. Rook adorait cette table, et ça n’était pas ironique.