Cela fait des lustres que je n'ai pas passé une journée avec grand frère et clairement, ça ne me manque pas. La dernière fois, on est allé retirer de l'argent pour son business douteux avant d'aller faire les courses pour la fratrie. L'humour de mon frangin a beau me tordre de rire, j'ai toujours honte de sortir avec lui hors des rues de Voltapolis.

Depuis qu'il est arrivé, Anna fait comme elle peut pour se débarrasser de lui qui squatte depuis maintenant cinq jours sa piaule. Il ne reste plus que deux jours avant que Fred reparte et ma grande sœur profite de mon passage à Nemerya pour me le refourguer.

L'attendant devant l'entrée du laboratoire, le gaillard fait son apparition après dix minutes de retard. À peine j'ai le temps de râler que, tout sourire, mon frangin me propose de fumer une roulée spéciale. Cédant à la tentation, nous partons se trouver un coin tranquille pour doucement se shooter.

« Alors, sinon, t'en penses quoi d'la région ? »

Alors qu'il commence à éffriter l'herbe dans sa paume, Frédéric me reluque du coin de l'œil.

« Ouais franch'ment j'comprends pourquoi vous vous z'êtes barré. Genre ici, c'est l'paradis, tout l'contraire d'not' bled. J'kiffe bien l'ambiance. »

Nous dégotons un petit banc bien à l'abri des regards indiscrets. Mon grand frère termine sa préparation tandis que j'azimute nerveusement le coin.

« T'inquiètes, on dérange personne ici, on est tranquille. »

Dit le mec qui connait rien à rien du pays ! Ceci étant, il n'a pas totalement tord. Le fréro allume sa cibiche magique alors que je me vautre dans le banc en soupirant paisiblement.

« C'est quoi qu'tu veux m'montrer déjà ? Ch'é p'u pourquoi on est ici. » questionne le grand frère après avoir expiré sa fumée toxique.

À ses mots, je sors de mon cartable un débris peu commun avant de le serrer affectueusement contre moi.

« C'est pour lui. Ou pour elle. »

Je dévoile timidement mon trésor à mon aîné qui ricane d'un air goguenard.

« C'est quoi c'vieux caillou ?? Ma pauvre, t'es fêlée ? J'savais pas qu'les potes que tu t'faisais ici était des pierres. »

Je gonfle mes joues comme une enfant vexée avant de répliquer.

« C'est pas n'importe quel caillou ! C'est un fossile. Un fossile super rare qui plus est. »

Le brun ténébreux tire une dernière latte avant de me passer son spliff.

« Et tu l'as chopé où ton fossile là ?
- Euh ... »

Faisant exprès d'inhaler longuement ma fumée, j'évite de révéler les origines du deal. Le frangin n'étant pas dupe, rigole une fois de plus avant de s'enfoncer comme sa sœur dans la banquette en bois.

« Allez, t'sais qu'tu peux tout m'dire, c'est pas moi qui vais t'cafter aux poulets. »

Une latte plus tard, je cède à sa demande.

« J'ai parié et j'ai gagné ...
- Quoiii ? Tu t'es r'mis aux jeux ? Ahlala Manon, c'est pas très sérieux ça ...
- Eh ! C'est pas comme si j'étais allée au Casino ou ch'ais pas quoi, c'est un gars qui m'a proposé c'deal dans un bar, j'ai gagné et j'ai été récompensé. Y'a quoi d'mal à ça ?
- Alors tu vas dans les bars ? Dis moi, entre l'alcool, le tabac, le jeu et le sexe t'as quoi d'autres comme vices ?
- Et encore, c'est pas comme si j'couchais avec tous les hommes et les femmes de la terre. J'crois qu'tu t'méprends mon vieux. »

Je pousse un soupir avant de repasser le joint au frangin. Je contemple un instant mon fossile en m'interrogeant sur son apparence, son type et son caractère.

« C'est un fossile Racine ... À tous les coups, ça doit être un type Plante. Et p'têt' Roche du coup, puisque c'est un caillou ...
- T'vas l'appeler comment ? »

Je lève mon nez au ciel en songeant au prénom de mon nouveau pokémon.

« Hmm ... En vrai c'est pas évident de donner un nom à un être dont t'sais même pas à quoi y va r'ssembler ...
- Bah c'est comme les bébés. Tu devrais l'savoir non ?
- Bah non, puisqu'j'en ai jamais eu. Y'a qu'Nanou qui peut savoir.
- Et du coup c'est pour quand les marmots ?
- Ta gueule Fred, parle pour toi, t'as bientôt 30 piges. »

Pour la peine, je lui pique deux trois bouffées avant de replacer mon bébé en pierre bien au chaud dans mon sac. Une fois notre bédo terminé, je bondis de l'assise en m'excitant tout d'un coup.

« Allez on y va ! Tu vas voir, ça va être merveilleux. C'est comme l'éclosion d'un œuf pokémon ! »

Le sourire de Fred est doux, comme si lui aussi a hâte de découvrir la métamorphose. Il se lève à son tour puis chope ma tignasse pour l'ébourriffer.

« Allons y. Après ça, on ira s'acheter une glace. »

Mon visage enfantin s'illumine avant d'arborer un immense sourire.

« Sérieux ! Trop b– »

Puis soudainement, mes traits grimaçent. Je connais cette technique : Frédéric m'a déjà proposé d'aller manger une pizza sauf qu'au moment où il faut payer, il admet ne pas trouver sa carte bleue. M'ayant déjà fait le coup quatre fois, hors de question que je me fasse de nouveau duper.

« Par contre si c'est pour m'faire tout payer comme les autres fois c'est niet.
- T'inquiètes pas frangine, c'est moi qui paye tout. J'ai c'qui faut sur moi. »

Le jeune homme tapote la poche arrière de son pantalon en regardant vaguement l'horizon. Je me demande à quoi il pense là maintenant.

Trêve de bavardages, nous fonçons droit au labo. À l'accueil, j'aborde la secrétaire qui nous redirige en salle d'attente. Rapidement, un chercheur nous prend en charge et nous amène dans la salle destinée au réveil du fossile. L'homme place l'empreinte dans un incubateur et nous invite à prendre place dans un des sièges à proximité. Une fois installée, l'effet du psychotrope s'intensifie : les contrastes s'accentuent, mon saint fossile est mis en valeur et mon esprit flotte dans un océan d'amour. Je suis déjà complètement gaga de ce pokémon oubliant toutes mes angoisses de pseudo-maman. Puis, Fred casse mon délire :

« Ça va durer combien d'temps ?
- J'sais p–
- Moins d'une quinzaine de minutes. Enfin, le temps qu'il se réveille ... Le processus dure une dizaine de minutes mais je peux vous faire patienter avec une boisson. »

Nos bouilles s'égayent en synchronicité suite à l'interruption du scientifique.

« Avec plaisir!
- On a des boissons fraîches comme de l'eau ou de la limonade, sinon des boissons chaudes comme du thé ou du café.
- Du café !
- Moi avec deux sucres
- Sans sucre pour moi siouplaît. »

Par je ne sais quel miracle, l'homme réussit à prendre notre commande avant de demander au stagiaire d'en ramener. Face à notre cacophonie, j'éclate de rire.

« Chips !
- Oh non Manon c'est bon t'as plu 6 ans arrête avec ça.
- T'as plus le droit de dire "café" avant la fin du réveil ! J'ai dis chips en premier ♪
- Pff, gamine va. »

Le brun esquisse un sourire avant de passer sur le pokemon à en devenir. Après des dialogues philosophiques et sans queue ni tête de deux fonce-dés, le fossile commence à bouger. Au premier mouvement, je saute de la chaise avant de me coller à la vitre.

« Oh ! Il a bougé !
- Mademoiselle, veuillez rester à l'écart pour ne pas perturber le processus ... Voici vos boissons. »

Le subordonné dépose les deux tasses sur une petite table en n'oubliant pas d'ajouter deux dosettes pour mon café. Je le remercie chaleureusement avant de déverser l'entièreté de mes sucrettes dans mon expresso.

« J'sais qu'c'est pas légal de trinquer avec aut'chose que d'l'alcool mais ... À ton fossile !
- À mon bébé fossile !
SCHING
- Aah mais putain j'en ai renversé partout !
- T'es maladroite Manon.
- T'avais qu'à pas taper la tasse aussi fort ! »

Heureusement, le liquide tâche seulement ma main et le plateau. Je tente tant bien que mal de lécher le gâchis mais je me ridiculise plus qu'autre chose. Frédéric éclate de rire en observant mes exploits.

« T'es fonfond toi.
- Chhhhhh. »

Après l'incident, nous buvons silencieusement le café en profitant du suspense de l'éveil. Après quelques minutes, la frustration me monte à la tête en constatant aucune évolution.

« C'est long quand même.
- T'es aussi impatiente que quand t'étais p'tite. »

Je lui réponds d'un simple rire avant qu'il ne s'éteigne aussitôt lorsqu'une question me brûle les lèvres. Après quelques secondes d'hésitation, je me jette à l'eau :

« Comment va maman ? »

Mon frangin ne réagit pas plus que ça, finissant d'abord sa boisson avant de me répondre.

« Ça va bien, elle vieillit.
- Et aussi ... »

Mon regard se baisse sur ma tasse calée entre mes mains.

« E-elle te parle de moi ? Genre ... Elle pense quoi de moi ? »

Un rictus peu sincère crispe mon visage. Ma daronne répond très peu à mes SMS et c'est toujours moi qui doit engager la conversation. Je ne sais même pas pourquoi j'espère que Frédéric me passe le bonjour de notre mère alors que c'est peine perdue.

« Bah rien. »

En remarquant mes yeux embués, il se reprend aussi tôt.

« Enfin euh ... Elle m'parle pas beaucoup de toi mais j'pense qu'elle pense qu'c'est bien qu'ton voyage s'passe.. bien. »

J'apprécie sa consolation mais cela ne m'apaise aucunement. J'avale mon café pour faire passer la pilule.

« C'est gentil d'essayer mais j'sais c'qu'elle pense de moi. Juste ... J'aimerai lui montrer que j'ai changé. Que j'ai pris en maturité et que je suis digne de ... Juste, je sais pas comment faire pour regagner sa confiance. »

Le regard rivé sur mes menottes, je ne remarque pas le sourire triste de mon grand frère.

« ... T'sais, ta relation avec 'man me fait rappeler celle entre moi et 'pa. »

Interloquée par la confession de Fred, je tourne ma tête vers lui afin de planter mes mirettes dans les siennes.

« Ah ?
- Ouais bah t'sais, il m'a toujours vu comme un déchet parce que j'étais pas foutu d'être comme lui, le mec parfait. Vu qu'ch'ui pas dev'nu le gars qu'il aurait aimé qu'je sois, bah il a jamais été très sympa avec moi. »

Mon minois s'illumine face à cette révélation. En fait, j'ai toujours vu que ce qui m'arrange : pour moi, Fred c'est le chouchou de maman et puis c'est tout. J'ai sans doute noté la différence de traitement qu'a infligé papa à Fred à l'époque mais puisque cela ne me concerne pas, je ne me suis jamais attardée là dessus. En reposant ma tasse sur le plateau, j'esquisse un sourire plein d'affection.

« ... J'comprends mieux. Et ... C'est rassurant qu'tu m'comprennes. »

Ne voulant plus remuer le couteau dans la plaie, je lève une nouvelle fois ma tasse pour trinquer.

« F*ck les parents ? »

Fred glousse de rire avant d'imiter mon geste.

« F*ck les parents. »

Nous n'avons pas besoin de dialoguer une plombe lui et moi pour se comprendre. Ayant pas mal de similitudes dans nos caractères, nous savons que nous n'aimons pas remuer sans cesse notre tristesse car cela ne changera en rien là situation. Alors, lorsqu'on souhaite s'exprimer à l'autre on le fait, on s'écoute et on se soutient. C'est un côté que j'apprécie beaucoup chez mon grand frère et je suis plus que ravie de le revoir ainsi après 7 mois d'absence.

« Sœurette ... J'ai l'impression qu'y'a des Insolourdos qui squattent le plafond. »

Je pouffe de rire comme une malpropre avant de rétorquer en mattant le plafond.

« Ça c'est dans ta tête mon vieux ... Tu désires inconsciemment d'choper un Insolourdo pour en faire ton meilleur ami.
- Tu parles il est trop moche et faible, le seul le vrai c'est Baggiguane.
- Comment il va au fait ?
- Ça va tranquille. Il met du temps à grandir mais j'm'ennuie jamais avec lui.
- Oh c'est cool. Bah sache que si jamais t'veux t'fight contre Ophélia, tu risques de manger sévère. »

Nous rigolons en cœur cette fois-ci.

« Ah ouais, genre ? Elle digère toujours pas ses défaites ?
- Bah c'est surtout que maintenant, elle est devenue super balèze. Elle a grandit, elle. Et bientôt, elle deviendra un Pingoléon trop stylé !
- J't'avoue, j's'rai bien curieux de la voir.
- Ce soir s'tu veux ! En espérant qu'elle ne soit pas de mauvais poil. »

Alors que nous sommes en pleine discussion, l'incubateur commence soudainement à faire du bruit. Je coupe court à la conversation pour scruter mon fossile qui s'illumine de mille feux.

« Le processus a débuté, vous n'en aurez plus pour très longtemps.
- Oh c'est super chouette !! »

L'empreinte captant toute mon attention, je me délecte de ce formidable moment égal à un accouchement -mais sans la douleur.

Et puis soudain, le miracle de la vie.

Une petite plante mauve et rose se dévoile timidement. Une pétale après l'autre, le poupon s'éveille doucement appréhendant petit à petit son nouveau monde. Je me relève de ma chaise, me dirigeant avec hâte vers mon nouveau pokémon. Malgré les recommandations du chercheur, je m'approche de la pouponnière avant d'admirer le bébé avec des yeux brillants.

« C'est un Lilia, me dit le scientifique après un soupir, c'est un pokémon qui a disparu depuis des centaines de millions d'années et est capable d–
- Salut Lilia. Je suis ta maman. Ensemble, on va vivre pleins de belles choses ensemble. »

Le pokémon a du mal à dégager les deux dernières pétales de sa bouille. Je suis bien tentée de l'aider mais elle est bien trop mignonne ainsi. Finalement, la petite Lilia ouvre ses mirettes, éblouie par les lumières artificielles. Après un instant rempli de tendresse, j'embarque le pokémon avant de décamper fissa avec le grand frère.

« Merci m'sieur et bonne journée ! »

Sans même entendre la suite de son blabla, nous quittons le laboratoire.

***

« J'vais l'appeler Yvette. »

Frédéric s'étouffe avec sa cigarette. Peinant à recracher la fumée de ses poumons, je tapote gentiment son dos tout en maintenant Yvette contre ma poitrine.

« Pourquoi ce nom ringard !? » s'exclame le frangin après de bonnes bouffées d'air frais.

« C'est en hommage à mamie Yvette. On va dire que Lilia est sa réincarnation après des millénaires passés sous terre. Mais t'inquiètes pas, on pourra la surnommer Ivy, c'est plus stylé.
- J'comprends pas ... Tu donnes des noms à tes pokémons pour qu'au final on les appelle autrement, t'es chtarbée toi.
- Mais naan tu piges pas. J'choisis des noms qui ont un sens pour moi et pour eux et pis je leur donne un p'tit nom pour qu'ce soit plus facile de les appeler et plus affectueux t'vois.
- J'comprends toujours pas. Tu crois vraiment qu'ton Lilia a envie de s'appeler Yvette !?
- Mais regarde ! Elle est heureuse ! Elle adore son p'tit nom, je chuchote à Lilia en cachant ma bouche avec ma main, ne l'écoute pas Vivi, ton p'tit nom est génial.
- Bon on va s'la bouffer c'te glace ?
- Ouais ! Carrément. T'es prête à découvrir le monde Ivy ?
- C'est Yvette, Ivy ou Vivi qu'tu l'appelle ? J'pige rien ... »

Après que Lilia pousse un cri adorable et plein d'enthousiasme, nous partons le sourire aux lèvres finir notre journée sur une note sucrée.