Un pas après l'autre – c'est comme ça qu'on avance.
Les mains enfoncées dans les poches et le casque sur les oreilles, Wifi sur l'épaule, entre mes mains gobelet en carton brûlant (macchiato hazelnut), ombre dans les allées – tout autour le parc s'est paré de couleurs incendiaires, muse des poètes. Les arbres se sont déshabillés leurs parures insolentes craquent sous les semelles épaisses de mes chaussures. Une brise froide glisse entre les écorces humides et apporte avec elle des odeurs de pluie et d'un hiver qui ne tardera plus.
L'après-midi est déjà trop avancé et le ciel s'assombrit. Bientôt, il fera nuit sur le parc et sur les villes – bientôt il faudra tourner les talons et puis rentrer, retrouver les murs gris, les couloirs froids et les pièces silencieuses qui ne vivent plus de rires. Plus d'âme qui vive au dedans de la baraque pourtant charmante et rustique – plus rien que des mines éteintes et yeux ternes ; des automates qui se frôlent et se heurtent et puis s'oublient.
Il manque à mes cieux leur soleil depuis que t'es partie – chaque inspiration que je prends, chaque battement de cœur je les maudis depuis que t'es plus là (c'est comme qui j'empiétais sur la vie qui te revenait et que je t'ai dérobée).

Je trébuche et Wifi vacille – pattes tendues elle atterrit sans encombres sur le sol et lève les yeux vers moi tandis que je retrouve l'équilibre, la main posée contre le bois d'un arbre et un soupir entre les lèvres. L'exhalaison réchauffée par le café se condense en un nuage opaque qui se dissipe dans l'air, et je me redresse en remontant sur mon nez mon écharpe – épaisse et duveteuse, le contact de la matière est réconfortant contre ma peau.

Crépitement, clapotement – je lève les yeux et, tout autour, la pluie commence doucement à tomber. J'esquisse un sourire, malgré moi.
J'ai toujours aimé songer à comme le ciel sait aussi pleurer.

Je ferme les yeux, le nez levé en direction du ciel. Les gouttes sont fines, presque comme une bruine qui s'intensifie doucement. Les secondes passent et, bientôt, les voilà qui martèlent le sol. Cette nuit, il aura sûrement givré, rendu impraticable par trop de pluie et autant de froid. Mais ce soir il y fait bon vivre, sur ces allées désertées par tous les moins courageux qui s'en sont allés se rentrer au chaud dans leur maisonnée – boucle bouclée du classique métro boulot dodo.

Sans rien renverser de mon gobelet, je réajuste mon bonnet, et puis je reprends ma route. Un pas après l'autre, je sillonne en esquivant les flaques d'eau qui font leur nid dans les irrégularités des chemins.
J'aimerais que le jour ne se lève jamais, et que la nuit reste éternelle. Que les heures restent belles. Elles sont tendres quand elles sont solitaires, elles sont tièdes mais elles sont éphémères – tant pis. Un pas après l'autre, encore. Toujours.
C'est comme ça depuis qu'elle est partie.

Je fredonne sur les basses qui résonnent à mes oreilles, en dodelinant de la tête bien malgré moi – tout est paisible et je voudrais que ça ne se termine jamais. Jamais. Jamais…
Wifi couine – elle avance presque à même le sol, ne s'envole qu'au dessus des cuvettes pleines d'eau de pluie, mais ça ne lui convient plus. Immobilisée à mes pieds, elle me fixe en tendant les pattes dans ma direction. Je soupire et me baisse pour lui tendre la main, et elle s'accroche à ma manche pour l'escalader jusqu'à mon épaule. Lovée dans mon écharpe, elle ne bouge plus –
et moi non plus.

Le regard fixe, le pas de recul – mes sens me hurlent de m'enfuir mais mon corps ne répond plus. Mes yeux ne veulent plus se détourner de l'immondice qui s'offre à mes yeux.
Petite créature dégoûtante qui se dandine et puis rampe, à même la boue. Yeux globuleux, probablement corps visqueux – loin, loin, loin,

pitié, Arceus,
fais que cette... chose se tienne loin de moi.

Même reculer je n'y parviens plus. Le rampant s'approche, ses deux yeux vides, mornes et morts posés sur moi – et c'est comme si ses billes globuleuses dévoraient mon âme. J'en ai des sueurs froides et les mains qui tremblent et – « Wifi ! » Elle s'est élancée en travers de la route du Chenipan pour s'interposer entre lui et moi. Telle une héroïne – et, derrière ses airs cabossés, j'en aurais presque oublié sa vaillante témérité.

Elle bombe le poitrail et fait crépiter l'électricité autour de sa cape, telle une menace qui n'arrête pourtant pas la… course ? de l'insecte. Alors, même Wifi recule, tandis que la bestiole avance – comme si le monde autour d'elle ne l'affectait pas. « Wifi, reviens ! » et elle ne se fait pas prier.
Est-ce que c'est comme ça qu'on va mourir ?
Tétanisées, en face d'un… Chenipan ?

Un hurlement m'arrache un sursaut brusque – le cri était rauque, faux et ridicule. Suraigu et pas effrayant pour un sou. Pourtant, la créature vient de décamper. Ne reste plus rien d'elle qu'un souvenir glaçant, et une absence réconfortante.
Bon débarras.

Et notre sauveur se tient à quelques mètres de là, l'air de ne rien comprendre. Visiblement, la fuite de l'insecte n'était pas son intention. Il nous fixe, et je le fixe en retour – il incline la tête sur le côté, et puis marmonne un semblant de grognement avant de disparaître dans la nuit.
« Bien… Il semblerait qu'il n'y ait plus que nous deux, cette fois, Wifi. »
Tant mieux, oserai-je dire.

Je ne peux réprimer le frisson qui remonte le long de mon échine – même le gobelet entre mes mains ne parvient plus à réchauffer mes doigts gelés. À croire qu'en moins d'une demi-heure, les degrés ont chuté plus bas que prévu. Lentement, je lève la main pour venir caresser les oreilles de Wifi. Elle s'ébroue puis je reprends la marche dans les allées sinueuses des tréfonds du parc – je ne croise presque pas âme qui vive. Un ou deux solitaires, un groupe de potes et un employé qui me salue d'une inclinaison polie de la tête. Je réponds d'une ébauche de sourire, sans un mot, et je poursuis ma route.

C'est toujours étrange, de revenir ici sans toi. Le silence est maître des lieux, et plus ta voix. Plus ton rire. Plus ta vie dans les rues – plus ton existence à mes côtés. Plus rien d'autre qu'une solitude grandissante, un vide au cœur, un gouffre à l'âme qui s'élargit à chaque pas que je fais où tu n'es pas là.
J'ai souvent été seule, tu sais – mais je savais que tu n'étais jamais loin. Tu m'attendais toujours quelque part. Chez nous était froid, mais toi tu étais là. Toi t'étais là – et c'est bien tout ce qui importait.
Et maintenant tu es partie – et moi, je suis restée seule ici.
Et je traîne les allées qu'on fréquentait toutes les deux, avant – avant, c'était à peine l'hiver dernier. Un an – un an, pas encore jour pour jour. C'était encore cette année.

J'inspire – soupire.
Je ferme les yeux, et puis les rouvre, tête levée en direction du ciel.
La pluie, doucement, s'est changée en grêle, et puis de nouveau en bruine.

Je crois qu'il pleuvait aussi, ce matin-là.

Il pleuvait, ce matin-là.
J'en suis presque sûre maintenant.
La maison était vide. Silencieuse. Papa parti je ne sais trop où, et toi tu avais simplement rejoint une amie. Toi tu profitais d'une éclaircie au grand air, et moi je composais avec les nouveaux bleus au corps dont tu n'avais pas idée – parce que la nuit passée, j'avais serré les dents et il n'y avait pas eu un bruit, pas le moindre pour te tirer du sommeil. Rien pour me trahir – rien pour te blesser.
La maison était vide.
Et moi, je crois que j'avais déjà compris que les murs ne frissonneraient plus jamais de t'entendre rire. Je crois que je savais, je crois que mon cœur avait déjà cessé de battre à cet instant-là. Parce que j'étais malade, troublée, inquiète et ça n'avait pas de sens.
Comme une intuition.
Comme un mauvais pressentiment.

Et tu n'es plus jamais rentrée.

J'ai vu les gyrophares, les barrages, la taule froissée contre un muret bas et puis un drap blanc, du sable déjà gorgé de sang jeté sur l'asphalte. Quand ils frôlaient la scène, les automobilistes et les passants ralentissaient toujours – je n'ai jamais maudit la curiosité morbide des hommes plus que ce matin-là.
Je les ai haïs. Tous. Tous ceux qui glissaient un coup d'œil faussement innocent, tous ceux qui baissaient leur vitre, tous ceux qui levaient leur téléphone portable.
Tous ceux qui transformaient la mort en spectacle.
Tous ceux qui transformaient ta mort en fait divers.

J'aurais voulu leur briser les doigts, leur péter le nez et puis trois dents. Mais j'avais plus le courage et plus la force – plus celle de me lever, plus celle de marcher, plus celle de lever le poing, plus celle de lutter.
J'ai attendu.
Attendu.

J'ai attendu qu'on t'emmène, que le temps passe et que les jours effacent la peine.

Ça fait bientôt un an, et j'ai jamais cessé d'attendre.
Et je continue. Sans que jamais la douleur se taise.
Sans que jamais le jour ne vienne.

Depuis qu'il fait tout le temps nuit sur toi, j'ai plus vraiment vu le soleil. Il est factice, terne et morose ; rien qu'une pâle copie de toi, rien qu'un imposteur qui t'a prise pour modèle et qui a perdu sa muse. Il ne brille plus du même éclat depuis que t'es plus là, et même les étoiles sont toujours moins belles que toi.
Je ne trouve plus rien de beau dans ce monde, plus rien de tendre depuis qu'il n'y a plus tes mains, plus rien de doux depuis qu'il n'y a plus tes yeux.
Je me noie mais ce n'est plus dans l'océan smaragdin de tes prunelles – c'est dans ton absence, dans tes silences, dans nos promesses rompues, nos idées pour plus tard, nos projets pour la vie. On parlait de se tirer, de se reconstruire ailleurs, loin de lui, loin de cet endroit de malheur qui n'a plus rien de beau pour nous.
Lumiris aux terres imbibées du sang de trop d'innocents, et aujourd'hui même du tien.
À quoi ça rime, un pays où même les enfants meurent ?

On était pourtant que ça.
Que des gamines de seize ans – des mômes pas encore finies qu'avaient encore le temps.

Le temps. Le temps.
Et je les déteste, ces salauds qui prétendaient qu'à notre âge on avait toute une vie à écrire ou à gâcher et qu'on était trop jeunes pour la grisaille – on protège pas les gamins non plus ici bas. Puis on nous dit que c'est comme ça, que ça arrive, que c'est pas chance, que c'était peut-être écrit, qu'elle est peut-être mieux là-bas
(on se demande pourquoi c'était elle et pourquoi pas moi)
on réduit la violence insoluble à rien du tout : ça arrive et puis c'est tout.
Ça arrive, et t'étais que ça, Elvire, finalement : un malheureux accident.

L'accident sur le bord de ma route,
auprès duquel c'est moi qui ralentis.

Un fait divers. C'est tout ce à quoi on a réduit notre douleur. C'est tout ce à quoi on a réduit notre histoire et nos épreuves. Un fait divers, un jour, sans enquête. L'affaire simple : le type a quitté la route des yeux et puis il a perdu le contrôle du véhicule. La trajectoire de cet homme et la tienne sont entrées en collision – mais lui était barricadé dans son monstre de taule et toi tu n'avais rien pour te protéger du monde que ton sourire et
et un sourire ça protège pas de l'éblouissement des phares dans l'aube.

Le type n'était personne – un père de famille un peu fatigué qui, trop habitué au calme des rues de bon matin sur son trajet quotidien, a peut-être fait rien qu'un peu moins attention ce jour-là. Lui aussi c'était un mec sans histoire, et lui non plus il n'avait rien demandé.
Il a pris tarif, tu sais – et même moi j'en demandais pas tant.
Parce que ses deux gamines pleuraient quand on l'a condamné et qu'après tout, moi, amputée d'un père, d'une mère et d'une sœur, je ne leur souhaitais rien d'aucun de mes malheurs.
Leur famille brisée, c'était pas ce que je voulais.
Il portera toute sa vie ta mort sur sa conscience – la mort d'une enfant.
N'était-ce pas suffisant ?

Le commun des mortels n'a pas compris – pourquoi je lui ai pardonné, comment j'ai pu, même, ne pas lui en vouloir un seul instant. Pourquoi, comment, quand la colère a éclaté, ce n'était pas contre lui ; pas contre celui qui, en un écart de route, avait volé les jours de mes toujours. Pourquoi ma rage était aveugle et sourde mais jamais à lui ; pourquoi j'ai eu de la peine, et pourquoi c'est moi qui ai murmuré pardon au tribunal. Pourquoi c'est moi qui ai baissé la tête quand son épouse nous a regardés, pourquoi c'est moi qui ai fui quand ses filles suppliaient qu'on les laisse prendre papa dans leur bras.

Pourquoi c'est moi qui me suis excusée d'exister quand c'était lui qui l'avait tuée ;
sauf qu'il a rien fait d'autre qu'une erreur, c'est pas lui qui l'a poussée dehors,
c'est pas à cause de lui qu'elle était là-bas, offerte à l'aurore et aux dangers des premières heures encore ensommeillées.
C'était pas sa faute à lui si elle était là, en travers de sa route, ce matin-là – c'était pas à ce père-là de payer mais au nôtre.
Au nôtre, qui nous effraie tant qu'on s'acharnait toujours à passer nos heures ailleurs – n'importe où mais pas sous le toit qui n'était déjà plus foyer depuis longtemps.

C'était pas une histoire de trajectoire déviée.
C'était pas ça.
Mais personne n'a compris – parce que la vérité, j'en ai jamais parlé.

Je sens Wifi trembler sur mon épaule, le pelage gonflé pour échapper aux températures en chute libre. Je caresse sa tête du bout des doigts, avant de saisir mon téléphone portable dans ma poche. L'heure file ; moins vite que les touches de mon clavier. Nom familier en haut de l'écran, j'aligne les familiarités habituelles.
Est-ce que je peux dormir chez toi ce soir ?
Texto envoyé, écran verrouillé, portable toujours en main mon bras retombe dans le vide et je lève les yeux au ciel.

Le silence est terrifiant, depuis que ton rire n'est plus là pour le rompre.