« Norton, avez-vous vu Coriolan ce matin ? Où est encore passé cet enfant ?
- Je crains de ne pas en avoir la moindre idée, Madame. Monsieur Coriolan est devenu trop vif pour mes vieux os, cela fait plusieurs mois que je ne suis plus capable de le suivre quand il décide de m’échapper.
- Tôt ou tard, il aura raison de ma santé mentale… »

Moins loin de là que la mère exaspérée n’aurait pu le croire, un petit garçon aux cheveux flamboyants se frayait un chemin entre les haies qui bordaient le large jardin de la villa des Cornwell, à Port-Corail. Le vent du sud portait l’odeur salée de l’océan à ses narines, agitant mollement les plantes les plus hautes qui l’entouraient. Pour un garçon de bonne famille, issu de l’union entre l’héritière d’une fortune florissante de Lumiris et d’un homme droit venu de la noblesse de Galar, Coriolan était une complète anomalie. Hyperactif au possible, refusant viscéralement de se plier aux règles des bonnes manières, l’héritier turbulent était littéralement intenable.

Traversant les haies les plus épaisses en jouant des coudes, le jeune garçon déposa devant lui le lourd sac à dos qu’il avait transporté jusqu’ici. Avec un sourire lumineux, il posa le regard sur la petite audience qui l’attendait avec impatience.

« Désolé, désolé, je sais que je suis en retard ! Mais croyez-moi, ça vaut le coup cette fois ! »

Déposant quelques gamelles métalliques à même le sol, il leva un doigt, bombant le torse, semblant soudainement étonnamment autoritaire pour un enfant de neuf ans – quand bien même il ne perdit absolument pas son expression débonnaire – pour s’adresser à la petite foule de Pokémon.

« Maintenant, on ne se bouscule pas ! Il y en a pour tout le monde ! Je dis ça pour toi, Capone ! »

Le Mascaïman, qui se tenait déjà prêt à sauter sur toute nourriture qui entrerait à portée de ses crocs, baissa la tête avec un air coupable.
Sortant des sacs de nourriture Pokémon, Cory remplit petit à petit les gamelles, appelant les Pokémon au fur et à mesure pour que chacun prenne sa part. Il n’était pas leur dresseur, loin de là ; ses petits protégés étaient tous des Pokémon sauvages du coin qui n’avaient aucune intention de se soumettre à un humain de sitôt. Pour autant, il ne leur avait pas fallu longtemps pour comprendre que ce petit humain aux cheveux flamboyants les nourrissait avec joie et, surtout, qu’il donnait de la bonne nourriture. Il avait donné des surnoms à la volée à ceux qui revenaient le voir régulièrement – il y avait Capone le Mascaïman particulièrement roublard, Coquelicot et Dahlia les Vivaldaim, Chansonnette le Lokhlass qui passait par une rivière qui reliait directement la résidence aux chutes de Tahlula et Tarte à la Cerise le Ponyta à la crinière mauve et bleue.

Dès son plus jeune âge, Cory avait été confronté à un souci qui pèserait longtemps sur ses épaules : il aimait bien plus les Pokémon que ses parents ne pouvaient l’approuver. Aucun des deux ne les détestaient particulièrement ; sa mère y voyait de très bons animaux de compagnie et son père, détective de la Police Internationale, avait sa propre équipe en guise d’assistants de terrain. Pour autant, ni l’un ni l’autre ne pouvait comprendre la passion ardente qui avait toujours animé leur fils – au point de se demander régulièrement d’où il pouvait bien tenir un désir aussi dévorant de grandir aux côtés de ces êtres fascinants. Il y avait des attentes pour lui ; en tant que fils unique, il était comme sa mère avant lui l’héritier d’une prolifique entreprise d’électronique de Lumiris et, tôt ou tard, l’heure viendrait pour lui d’en prendre les rennes. Il lui faudrait de longues années, cependant, pour véritablement se planter sur ses deux pieds et faire face à ce destin.

Laissant la porte de la villa de Port Corail claquer derrière lui, Cory lança les clefs qu’il avait encore en main sur le guéridon de l’entrée. Avec un soupir abattu, il abandonna son sac à dos derrière lui, glissa ses mains dans ses poches et fit quelques pas en avant en direction du salon. Il avait été exclu de son lycée – encore – pour une raison si stupide qu’il serait bien en peine de l’expliquer de façon acceptable. Les épaules basses, il contempla la grande maison vide – aucun de ses deux parents ne serait rentré avant plusieurs heures, le savon devrait attendre. Jetant un œil sur la table basse, il y vit la lettre que son proviseur avait envoyé à ses parents, quelques jours plus tôt. Allumant la télé, plus machinalement que par une réelle volonté de la regarder, il laissa ses yeux glisser sur le courrier qu’on lui avait caché jusqu’ici. Il ne put retenir un sourire cynique, dénué d’une quelconque joie, en lisant les mentions de « menace pour la société » et « nécessite un traitement régulier, une expérience de mort imminente ou une lobotomie ».
Le lycée n’était pas vraiment son truc.

Le bouton lié au répondeur du téléphone du salon clignotait en rouge à intervalles réguliers. Se saisissant de la télécommande, il coupa le son de la télévision avant de presser le bouton.
« Salut Cory, » la voix de sa mère emplit aussitôt le salon. Le garçon avala difficilement sa salive. « Écoute, je viens de recevoir un appel de ton lycée… Je sais que l’école est difficile pour toi en ce moment, mais je veux que tu te rappelles que Papa et moi croyons en toi, d’accord ? Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte… Mais tu as plus de potentiel que ces idiots de professeurs ne le pensent. C’est juste une mauvaise passe, je sais que tu es capable d’accomplir tout ce que tu veux quand tu te donnes réellement. On en parlera ce soir autour d’un bon repas chaud, d’accord ? Je t’aime. »

Le visage fermé, Cory avait le regard d’azur fixé sur la télévision silencieuse. Quatre garçons marchaient le long d’un chemin de fer.

Étrangement captivé, le garçon continua de scruter le film silencieux sans baisser les yeux. Au bout de plusieurs minutes, il acquiesça lentement.
Montant les escaliers quatre à quatre, il fila dans sa chambre pour préparer ses affaires ; vêtu d’une tenue plus confortable pour les longues marches, accrochant la Pokéball de son Poussifeu à sa ceinture, il passa son sac à dos sur son épaule et sortit par la porte d’entrée sans en prendre les clefs, se contentant de la claquer derrière lui.