La balle de tennis rebondit avec fracas contre le mur de la chambre qu’il partage désormais avec Blossom. Les cadres impersonnels accrochés s’entrechoquent avec la régularité d’une pulsation tandis que Hammer lance inlassable la sphère jaune, l’air ailleurs.

Il est seul, encore, comme tous les jours depuis la semaine dernière. Les autres orphelins sont en stage, dispersés au travers du globe, à profiter des enseignements des plus grands de ce monde, immergés dans l’univers professionnel de leur choix.

Et lui, comme toujours, fait figure d’exception.

L’orphelinat est donc pratiquement vide ces jours d’été. Il fait étonnamment chaud, mais également très humide, ce qui est plus compréhensible. En short de coton et en t-shirt noir, Hammer s’ennuie et ressasse.

Il garde finalement la balle dans la main, l’écrasant dans sa paume, la faisant rouler contre les callosités causées par sa canne. Allongé sur son lit défait, les jambes croisées, il repense à son propre stage écourté.

L’ordinateur portable estampillé WH, ouvert sur son bureau encombré de livres, émet un ping intriguant, mais il cille à peine, soupire.

Son maître de stage lui en avait fait voir de toutes les couleurs. L’immersion à l’hôpital central de Chicago l’avait enthousiasmé, le chef du service de rhumatologie l’en avait dégoûté. Au début, il avait serré les dents, encaissé sans broncher les remarques déplacées, les moqueries, le « bizutage ». Puis il avait craqué et l’avait poussé contre un mur en lui demandant s’il tenait tant que ça à perdre ses dents. Bien sûr, c’était fini.

Hammer repense surtout à ce qui s’était passé ensuite. Pixel, le surveillant général était venu avec le premier vol (heureusement qu’il était lui-même en formation en Floride). Il s’était levé quand il l’avait aperçu dans l’aéroport, les mains au fond des poches, le regard dédaigneux. Il s’attendait aux remontrances, à la morale, la culpabilisation. Et Pixel l’avait étreint.

Ce n’était pas sa faute. Et il lui avait expliqué quelque chose comme quoi l’autre était un adulte et lui un enfant.

Il se redresse d’un sursaut, une moue exagérée sur sa lèvre inférieure, et finit par lancer la balle sur le lit de son colocataire, lui-même parti en stage d’athlétisme. Quelle vaste blague. Il sent encore la bile lui monter aux lèvres et cligne douloureusement des yeux, la main sur son paquet d’antidouleurs qu’il froisse et défroisse en serrant le poing.

Finalement il l’abandonne sur ses draps et va s’affaler sur la chaise de bureau, tournant un instant sur lui-même, ses yeux bruns fixés au plafond. Dans un grognement, il se résout à secouer la souris pour sortir l’ordinateur de sa veille.

Avec ce temps libre inédit, Hammer fait l’expérience de l’ennui : la bibliothèque écumée, les films avalés, il s’était donc tourné vers les jeux vidéo. À la base, il n’y connaissait rien, n’avait fait que lancer quelques regards envieux aux joueurs dans la salle commune.

Il était tombé sur ce jeu par hasard, après une bête recherche sur Google. Le concept lui avait plu, surtout parce qu’il avait la possibilité de jouer un assassin ou de bolosser les autres joueurs et, du haut de ses quinze ans, ça lui semblait particulièrement cool.

Malheureusement, son aspiration de tueur en série avait été stoppée en plein envol. Le ballon d’Osm s’était tout simplement écrasé sur son clavier alors qu’il était installé dans le parc pour démarrer sa première partie.

L’écran de création avait scintillé un instant avant de valider un personnage paramétré aléatoirement. Bien sûr, il avait hurlé, envoyé ledit ballon tout droit à l’arrière du crâne de Cresus, le chargé de financement, malgré les excuses signées d’Osm.

Mais finalement il s’était attaché à son avatar, personnage minuscule, aux cheveux ébouriffés, à l’air bougon et aux oreilles pointues.

Grattant distraitement l’eczéma à l’intérieur de ses coudes, Hammer lit le descriptif d’une quête, puis une autre, sans arriver à se décider.

– C’est quoi cette merde ? murmure-t-il pour lui-même en remarquant un étrange amas de pixels, à l’orée d’une forêt. S’il n’était pas passé par maladresse derrière un rocher, il ne l’aurait jamais vu.

La touche action ne déclenche pourtant rien d’exceptionnel : Hammer a trouvé un cristal message qui s’ajoute à son inventaire.

Curieux, même si sa raison lui souffle qu’ouvrir un item bugué d’un sombre MMORPG est loin d’être une bonne idée, il actionne l’objet. Le message s’apprête à démarrer quand le jeu affiche une fenêtre d’alerte : « Ce message a été enregistré en [JAPONAIS]. Voulez-vous utiliser la traduction automatique ? ».

Il ricane, finalement convaincu d’avoir trouvé un easter egg, et clique sur « Accepter ».

Spoiler:

Fatigué. Tu étais fatigué. N’était-ce pas étrange alors que tu n’étais qu’un amas de pixel depuis bientôt deux ans et que ton corps dormait dans un lit d’hôpital depuis autant de temps ? Sans doute. Mais le concept même de fatigue était déjà étrange. C’était à la fois un état et une émotion. On était fatigué et on se sentait fatigué.

Deux problèmes aux causes complètements différentes mais qui t’avaient emmené à cet instant. Tu étais fatigué petit bout. Fatigué de lutter, fatiguer de peiner pour surnager par-dessus les océans de ténèbres qui assaillaient ton cœur et ton esprit. Pendant un temps, tu avais puisé la force de lutter dans la lumière de ceux que, dans ton cœur tu appelais amis.

Avec eux tu n’étais plus une ombre, tu étais leur ombre, celle sur qui on peut compter, sur qui on peut s’appuyer. Mais tout avait changé quand tu t’étais rendu compte que, au fil des mois, tu étais devenu celui à qui on s’était enchainé, celui qu’on trainait comme un boulet. Alors tu avais tout fait pour y remédier. Tu avais monté tes statistiques jusqu’à devenir le meilleur manieur de dague que l’aincrad à avoir un jour foulé l’aincrad, le meilleur traqueur, et un des meilleurs annalistes.

Mais cela n’empêchait pas les remarques, les jugements qui venaient de ceux qui ne comprenaient pas et ne chercheraient jamais à comprendre. Ils savaient que tu les entendais. Tu avais maxé ta compétence d’écoute depuis suffisamment longtemps pour que cela soit de notoriété publique. On aurait dit qu’ils s’en réjouissaient.

Ils voulaient te blesser. Ils voulaient te jeter plus bas que terre. Ils avaient fini par réussir.
À la suite d’une mission ratée et à la remarque de trop, tu avais explosé. Sans en parler à personne, tu avais accepté une quête, dans un étage trop haut pour que tu puisses t’y aventurer seul sans courir un danger mortel avec un équipement à peine suffisant pour pouvoir tuer les monstres qui arpentaient l’étage en dessous.

Tel avait été ton dernier faux pas, celui qui avaient mené à la situation présente, à ta mort inévitable. Comme il était ironique de voir avec quelle détermination tu avais fusé sur la route qui conduisait inévitablement à ton décès. Mais alors que ta compétence de dissimulation te gardait pour l’instant des griffes des monstres qui arpentaient la grotte, tu te rendis comptes que tu en avais assez de lutter, assez de toujours essayer d’être à la hauteur de ceux à qui on ne cessait de te comparer.
Comme tu l’avais dit petit bout, tu étais fatigué.

Voilà ce qui te retenais de courir jusqu’à la safe zone au milieu du donjon d’où tu pourrais envoyer un appel à l’aide à toute ta liste d’ami. Voilà ce qui te poussais à te blottir contre un rocher dans l’espoir dérisoire qu’il suffirait à te dissimuler quand ta compétence finirait par te lâcher.

Oh comme ils t’auraient trouvé idiot s’ils avaient été là. Mais aucun n’aurait pu comprendre.

Pourtant, tu étais conscient que tu leur devais des explications. Ne serait ce que pour adoucir le fait que ton pseudo barré sur le mémorial du premier étage serait bientôt la seule trace non-seulement de ton passage dans ce jeu mais aussi de ton passage sur terre.

Alors, tandis que ta compétence arrivait à ses limites, tu ouvris ton inventaire pour en sortir un cristal message que tu levas à la hauteur de ton visage.

Les mots qui sortirent tout bas de ta bouche avaient le goût de la vérité.

Au moment où tu prononças ton dernier mot, les souvenirs te frappèrent. Tu fermas les yeux.

Le cristal tomba au sol tandis que ta compétence se désactivait.

Les monstres se jetèrent sur toi.

Une larme roula sur ta joue.

Le message le laisse perplexe, bien sûr. Habituellement il aurait ri, aurait fermé la fenêtre et serait retourné vaquer à ses occupations numériques.

Hammer reste un instant immobile, main sur la souris, l’index suspendu au-dessus du clic gauche. Puis il finit par relancer la vidéo. Les sous-titres générés sont parfois presque incompréhensibles, trop littéraux, mais il saisit l’essentiel. Et pourtant il fonce les sourcils.

Il ressent de la colère. C’est une émotion qu’il connaît bien, il en saisit les différentes saveurs comme un connaisseur qui reconnaît la majorité des grands cépages. Parfois, il en tire de la satisfaction, fait rouler ses accents acides sur les pourtours de son palais.

Mais cette fois-ci, c’est différent. Cette colère vient serrer sa gorge, ses mains désormais moites.

Il clôt la vidéo avant d’arriver à la fin une seconde fois, lâche un « enculé » entre ses dents. Là où devrait être indiqué le pseudo du joueur expéditeur, une suite de lettres sans queue ni tête.

Ce n’est qu’un jeu.
Ce n’est qu’un joueur qui fait une farce.
Un hoax.
Un RP trop dramatique.

Alors pourquoi son estomac forme-t-il désormais un nœud ?

Il reste si longtemps immobile devant l’écran que celui-ci se remet en veille, mais ses yeux n’accrochent pas tout de suite l’heure affichée. Peut-être le message est-il vieux de 5 ans ? Peut-être son auteur est-il un vieux pervers ? Un agent du FBI ? Pourquoi est-ce qu'il se sent visé ? Pourquoi est-ce qu'il a l'impression que ces mots qu'il juge pourtant niais auraient pu être les siens ?

Le jour décline quand il se penche à nouveau vers l’écran. Sans hésitation, il ouvre son inventaire, clic droit sur le cristal message reçu et choisi « Répondre [1 x Cristal Message] ».

À l’écran, son avatar aux allures de gnome tend la main devant lui et la pierre se met à flotter à la hauteur de son visage. Un enregistreur s’ouvre, invitant le joueur à cliquer sur le cercle central pour commencer.

Étonné, Hammer lance d’abord la piste d’exemple pour découvrir la voix de son avatar, paramétrée automatiquement selon l’apparence du personnage. Une voix aigrelette lui annonce fermement qu’il ne faut jamais abandonner et il reste un instant interdit tellement cela diffère de sa tonalité dans la vie réelle.

Puis, sans plus de formalité, il lance l’enregistrement :

Yo machin. Arrête un peu de chouiner, tu veux ? Je suis sûr que ça va aller, c’est rien qu’un jeu. Il s’interrompt, comme s’il venait de proférer un mensonge. Parles-en avec quelqu’un, je suis que t’as de la famille, des amis… Même moi… Encore, il se tait un instant tandis que les images de Pixel, Abbey et Nihil se bousculent dans son esprit. Même moi j’en ai, j’ai des gens sur qui compter. Tu dois avoir des gens qui t’aiment, fais pas genre. Alors je le diffuserai pas ton putain de message, t’as qu’à le faire toi-même si t’as les tripes. Ou alors viens me retrouver et je te ferai passer l’envie de lâcher des trucs pareils.

Hammer relâche le bouton et le message est envoyé aussitôt avec un son de grelot. Aussi simplement que ça. Il sent une tension se relâcher entre ses omoplates, sans savoir si c’est parce qu’il avait finalement admis qu’il n’était pas seul ou si c’est parce qu’il avait pu insulter gratuitement quelqu’un en ligne.

Les mains jointes derrière la nuque, il baille bruyamment, jusqu'à ce que des larmes viennent perler aux coins de ses yeux, et il se demande s'il ne pourrait pas se trouver une nouveau stage pour le reste de l'été.

Il arrivait parfois qu’une bouteille lancée à la mer reviennent à son propriétaire de manière inattendue. La tienne te revint sous la forme d’un nouveau cristal message qui apparut d’un coup sur l’herbe devant toi. Tu restas surpris. Cela ne faisait pas parti des mécaniques du jeu. Pas à ta connaissance.

Tu n’aurais pas dû le prendre. Pourtant, tu sentais que le contenu du cristal t’attirait. Il y avait là quelque chose que tu devais entendre, quelqu’un que tu devais voir. Alors, d’une main tremblante, tu ramassas l’objet.

Comme son bleu semblait clair par contraste avec le noir de tes gants.

Sans même savoir pourquoi, tu te levas du banc où tu étais assis, t’éloignas de la petite maison à laquelle ce banc était accolé pour aller t’asseoir au bord du lac qui était juste à côté de la maisonnette.

Tu savais que tu n’avais que quelques minutes avant que quelqu’un ne vienne te chercher. Ils n’osaient pas te laisser seul depuis ce qu’ils qualifiaient de « connerie plus grosse que toi ». Tu les laissais faire. Une partie de toi était heureuse qu’on veille sur toi comme ça. Au fond tu étais toujours un enfant affamé de contact petit bout.

Mais ce message-là ne concernait que toi.

Assis en tailleur au bord de l’eau, tu activas le cristal. Une fenêtre apparut devant toi, laissant voir un joueur que tu ne connaissais pas. Il avait dans le regard une étincelle que tu ne parviens pas à identifier.

Tu manquas de tomber en arrière devant la brutalité de son discours. Il ne tentait pas de te ménager, mais t’exposait avec force ce qui était sa vérité.

Tu étais sûr que tes amis auraient applaudi des deux mains ces propos, si ces mains n’avaient pas été occupées ces derniers jours à te mettre des taloches à la moindre tentative de ta part de te mettre à l’écart.

Quelque part, tu pouvais les comprendre. Leur réaction quand ils t’avaient retrouvé était digne des livres que tu lisais quand tu étais petit.

Les monstres qui t’encerclaient avaient disparus si vite que, le temps d’un clignement d’œil, il n’en restait plus aucun, laissant voir derrière une petite troupe de pied en cape qui te regardaient comme si tu étais en cristal filé et que tu risquais d’éclater à tout instant. Vu l’état de ta barre de point de vie ce n’était pas forcément déconnant.

Ils t’avaient traité d’idiot, de crétin et de tous les synonymes de ce mot. Tu les avais à peine entendus. Tu t’étais pris la baffe de ta vie avant de manquer de finir étouffé sous les étreintes.

Pris dans ce souvenir, tu te rends comptes que tu as raté la fin de l’enregistrement. D’un mouvement de doigt, tu le relances. La fin te tire un sourire. Tu as l’impression qu’il réalise en même temps qu’il parle, que lui aussi il a des gens sur qui compter.


Ta propre question te fit un sourire. Il ne pouvait pas t’entendre mais tu connaissais sa réponse.

Tu entendis quelqu’un approcher. D’un geste de ta part, le cristal désactivé tomba dans ta paume.

- C’était qui ?

Il y avait dans la voix d’Ari une curiosité matinée d’inquiétude.

- La réponse à une bouteille à la mer que Cardinal a eu la bonté de m’envoyer.
- J’espère au moins que celui qui te l’a envoyé est sympa.
- Je pense que tu l’aimerais bien, qu’on l’aimerait tous bien.

Rien que ce message suffisait pour que tu te rendes comptes qu’il vous ressemblait. Tout comme vous il semblait bancal, un peu cassé. Les gens comme vous, c'était en s'appuyant les uns sur les autres qu'ils avançaient.

Soudain, une taloche atterrit sur là-haut de ton crâne.

- Eh
- Toi tu as encore des idées noires.
- Non.
- La dernière fois que tu as eu ce regard, on a dû aller te chercher dans un des pires donjons du jeu…
- C’est faux.
- Alors quoi ?
- Je veux le voir en vrai.
- Qui ?
- Le joueur dont j’ai reçu un message. Parce que je lui ai fait croire que j’étais lâche. Je veux lui dire en face que c’est pas vrai.

Assumer qu’on pouvait trouver une famille même dans les pires circonstances, c’était sans doute cela le vrai courage. Tu n’étais pas courageux. Il ne l’était pas non plus. Ensemble, vous pourriez peut-être le devenir.